Friedrich Nietzsche

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Catégorie:Articles à retravailler Friedrich Wilhelm Nietzsche est un philosophe allemand né le 15 octobre 1844 à Röcken, Prusse, près de Leipzig, et mort le 25 août 1900 à Weimar (Allemagne).

Biographie[edit]

Sommaire abrégé de l'article

Friedrich Nietzsche

Nietzsche naît dans une famille luthérienne ; à l'âge de cinq ans (1849), il perd son père, Karl-Ludwig, pasteur protestant, puis son frère, Ludwig Joseph, l'année suivante, ce qui l'affecte profondément malgré son jeune âge. Le jeune Nietzsche grandit alors dans un milieu exclusivement féminin, entouré de sa mère et de soeur, de sa grand-mère et de ses tantes. Sa mère le destine au pastorat (suivant la tradition familiale : son grand-père et son père étaient pasteurs), et Nietzsche commence des études de théologie. Mais il perd la foi et s'intéresse très tôt à la science, en particulier à l'évolutionisme darwinien tout récent. Il choisit de poursuivre des études classiques de philologie à Pforta, puis monte à Bonn et à Leipzig : « Un autre signe distinctif des théologiens est leur incapacité philologique. J'entends ici par philologie (…) l'art de bien lire, de savoir distinguer les faits, sans les fausser par des interprétations, sans perdre, dans le désir de comprendre, la précaution, la patience et la finesse. » (L'Antéchrist). Pendant ses études à l'université de Leipzig, la lecture de Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818) va constituer les prémisses de sa vocation philosophique. Mais il lit également bien d'autres penseurs et scientifiques, Emerson notamment. C'est à cette époque qu'il rencontre Wagner. Élève brillant, doué d'une solide éducation classique, Nietzsche est nommé à 25 ans professeur de philologie à l'université de Bâle. Il devient alors apatride[1] ayant renoncé à la nationalité prussienne et n'ayant jamais pu faire la demande de la nationalité suisse. Il développe pendant dix ans son acuité philosophique au contact de la pensée de l'antiquité grecque — avec une prédilection pour les Présocratiques, en particulier pour Héraclite et Empédocle, mais il s'intéresse également aux débats philosophiques et scientifiques de son temps (citons par exemple Lange et von Hartmann). Pendant ses années d'enseignement, il se lie d'amitié avec Jacob Burckhardt et Richard Wagner dont il serait un parent éloigné[2]. En 1870, il s'engage comme infirmier volontaire dans la guerre franco-allemande. L'expérience de la violence et de la souffrance le choque profondément.

Vers 1875, Nietzsche commence à se détacher de Wagner, comme on le lit dans sa quatrième considération intempestive ; Wagner le prend de haut et déçoit de plus en plus Nietzsche qui préfère fuir Bayreuth et son milieu qui lui répugne. Quand Wagner reçoit Humain, trop humain, Cosima écrit dans son journal : "Je sais qu'ici le mal a vaincu." En 1878, Nietzsche obtient une pension car son état de santé l'oblige à quitter son poste de professeur. Commence alors une vie errante à la recherche d'un climat favorable aussi bien à sa santé qu'à sa pensée (Venise, Gênes, Turin, Nice - où il sera en même temps que Guyau sans le savoir vers 1888, Sils-Maria…) : « Nous ne sommes pas de ceux qui arrivent à former des pensées qu'au milieu des livres — notre habitude à nous est de penser en plein air, marchant, sautant, grimpant, dansant (…). » En 1882, il rencontre Paul Rée et Lou Andreas-Salomé qu'il demande en mariage et qui se refuse à lui, après lui avoir fait espérer des sentiments réciproques. Ce refus le désespéra profondément, lui qui, malgré ses critiques contre les femmes, sentait le besoin d'une compagne qui le comprenne. Il comprend alors que sa vie est vouée à la solitude. La même année, il commence à écrire Ainsi parlait Zarathoustra lors d'un séjour à Nice. Nietzsche ne cesse d'écrire avec un rythme accru. Cette période prend brutalement fin le 3 janvier 1889 avec une « crise de folie » qui, perdurant jusqu'à sa mort, le place sous la tutelle de sa mère et de sa sÅ“ur. Au début de cette folie, Nietzsche semble s'identifier aux figures mythiques et mystiques de Dionysos et du Christ, symboles pour lui de la souffrance et de ses deux interprétations les plus opposées. Selon le témoignage d'un de ses amis venu le chercher à Turin, Nietzsche est alors encore capable d'improviser au piano de bouleversantes mélodies ; pendant quelque temps, il sera encore capable de tenir des conversations, mais celles-ci, selon son ami Overbeck, sont stéréotypées et Nietzsche ne semble capable que d'évoquer certains souvenirs. Il prononcera encore quelques phrases, comme ce jour où, sur une terrasse ensoleillée, il s'adresse à sa sÅ“ur : « N'ai-je pas écrit de beaux livres ? » ; il notera encore quelques phrases plus ou moins cohérentes comme celle-ci : « Maman, je n'ai pas tué Jésus, c'était déjà fait. » Sa mère était en effet très pieuse, et les différends de Nietzsche avec elle en matière de religion remontent à l'adolescence. Puis, au bout de quelques années, il sombre dans un silence presque complet jusqu'à sa mort. Quand Overbeck le revoit pour la dernière fois, en 1892, Nietzsche lui apparaît dans un état végétatif.

Bien des théories ont été répandues sur les causes de sa maladie. Une explication qui fut couramment acceptée, est relative à la syphilis que Nietzsche avait contracté, comme nombre d'artistes et écrivains célèbres de son temps, et qui dans sa phase tertiaire, dite de "neurosiphilis" peut mimer toutes sortes de pathologies psychiatriques. Des études récentes penchent plutôt pour un cancer du cerveau. L'autopsie du père de Nietzsche avait déjà montré la présence d'une tumeur au cerveau, et les témoignages rassemblés par Janz montrent que plusieurs proches de Nietzsche étaient des "originaux", et quelques uns étaient malades des nerfs. On peut donc également évoquer une affection psychiatrique ou une pathologie neurologique au travers de ces antécédents. Nietzsche a également rapporté le témoignage de sa tante Rosalie, selon laquelle le père de Nietzsche fut soudain atteint de troubles mentaux, qu'il devint incapable de parler, avant de mourir quelques mois plus tard. Certains évoquent le fait que les proches de Nietzsche lui ont fourni des drogues dangereuses pour soigner ses maux de têtes ; il apparaîtrait que ces drogues, non seulement provoquent une dépendance très forte, mais présentent des risques de psychose toxico-induite.


Volonté de puissance et connaissance[edit]

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Le concept de Volonté de puissance est l'un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde. C'est en ce sens un concept métaphysique, puisqu'il qualifie l'étant en sa totalité (selon Heidegger et Müller-Lauter) :

« l'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance. »[3]

Ce fragment résume la philosophie de Nietzsche et son projet de réévaluer les valeurs traditionnelles de la métaphysique à partir d'une nouvelle perspective, ce qui doit entraîner selon lui l'abolition des valeurs idéalistes, en particulier celles du christianisme.

Si cette phrase a une apparence métaphysique, dans la mesure où elle paraît énoncer par une définition ce que c'est que l'être des choses, Nietzsche ne parle pourtant pas de ce qu'est l'être en lui-même, mais de ce qu'il en est de son intériorité telle que nous pouvons l'interpréter. Ainsi la volonté de puissance n'est-elle pas un « fondement » ou une « substance » (ousia en grec). La volonté de puissance est une interprétation de la réalité, interprétation qui prend de multiples dimensions, telles que l'éternel retour et le Surhomme. Une telle compréhension exclut principalement toute recherche d'un inconditionné derrière le monde, et de cause derrière les êtres, car c'est en tant que nous interprétons que nous concevons le monde comme Volonté de puissance : ainsi, l'énoncé sur l'essence doit-il être rapporté au perspectivisme pour éviter de faire de la Volonté de puissance une substance ou un être. Ceci suppose que d'autres interprétations sont possibles.

Le but de Nietzsche est de saper par ce concept les fondements de toutes les philosophies passées, notamment parce que le perspectivisme en montre le caractère dogmatique, et de renouveler la question des valeurs que nous attribuons à l'existence, en posant la question de savoir ce qui fait la valeur propre d'une perspective : en conséquence, la question est de savoir si l'on peut établir une hiérarchie des interprétations. Nietzsche n'est donc ni un prophète, ni un visionnaire, dont une notion comme la Volonté de puissance serait le message, mais il se comprend lui-même comme le précurseur de philosophes plus libres, tant à l'égard de la morale que de la métaphysique.

Volonté de puissance, puissance de la volonté…[edit]

On peut (ou on devrait) traduire Wille zur Macht par "volonté vers la puissance " ou "puissance vers la volonté " car le datif, en allemand, rend compte de cette idée de tension. En effet, il ne s'agit pas d'une volonté de puissance en tant que telle car on ne veut pas la puissance au sens traditionnel de la volonté, mais en revanche il existe quelque chose dans la volonté qui affirme sa puissance et vice-versa. Le concept de volonté de puissance est construit envers toute la tradition philosophique depuis Platon, qui préconise deux manières de saisir l'essence du vivant : le Conatus, chez Spinoza (le fait de "perseverer dans l'être") et le vouloir-vivre chez Schopenhauer (Nietzsche fut conquis par la philosophie de Schopenhauer avant de la critiquer). Mais chez Nietzsche, vivre n'est en aucune façon une conservation, au contraire, pour lui, se conserver c'est s'affaiblir dans le nihilisme, seul le dépassement de soi (Selbst-Ãœberwindung) de la puissance par la volonté et de la volonté par la puissance est essentiel à la vie et donne son sens à la volonté de puissance.

Voir Ainsi Parlait Zarathoustra : « Ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté […]. Volonté, c'est ainsi que s'appellent le libérateur et le messager de joie […] que le vouloir devienne non-vouloir, pourtant mes frères vous connaissez cette fable de folie ! Je vous ai conduits loin de ces chansons lorsque je vous ai enseigné : la volonté est créatrice ».

La volonté de puissance est la qualité d'action de la vie et du devenir, leur devenir plus, mais elle n'en est pas le principe au sens classique du terme :

«  La vie (…) tend à la sensation d'un maximum de puissance ; elle est essentiellement l'effort vers plus de puissance ; sa réalité la plus profonde, la plus intime, c'est ce vouloir. ».

Ainsi à l'encontre de certaines doctrines antiques (par exemple, l'épicurisme) du principe de plaisir qui ne parvenaient pas à expliquer la persistance du mal, Nietzsche pense qu' « il n'est pas vrai que l'homme recherche le plaisir et fuie la douleur : on comprend à quel préjugé illustre je romps ici (…). Le plaisir et la douleur sont des conséquences, des phénomènes concomitants ; ce que veut l'homme, ce que veut la moindre parcelle d'un organisme vivant, c'est un accroissement de puissance. Dans l'effort qu'il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s'oppose à lui… ».

Pathos et structure[edit]

Une volonté de puissance s'analyse alors comme une relation interne d'un conflit, comme structure intime d'un devenir, et non seulement comme le déploiement d'une puissance : Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide.[4]. La volonté de puissance est ainsi la relation interne qui structure un jeu de forces (une force ne pouvant être conçue en dehors d'une relation). De ce fait, elle n'est ni un être, ni un devenir, mais ce que Nietzsche nomme un pathos fondamental, pathos qui n'est jamais fixe (ce n'est pas une essence), et qui par ce caractère fluide peut être défini par une direction de la puissance, soit dans le sens de la croissance soit dans le sens de la décroissance. Ce pathos, dans le monde organique, s'exprime par une hiérarchie d'instincts, de pulsions et d'affects, qui forment une perspective interprétative d'où se déploie la puissance et qui se traduit par exemple par des pensées et des jugements de valeur correspondants.

La Volonté de puissance comme interprétation[edit]

Du point de vue de la méthode, la notion de Volonté de puissance n'est pas un concept métaphysique mais un instrument interprétatif (selon Jean Granier, contre l'interprétation de Heidegger). Dès lors, il faut déterminer ce qui est interprété, qui interprète et comment. Ces questions définissent la méthode de Nietzsche à proprement parler.

Le corps comme fil conducteur[edit]

Nietzsche prend pour point de départ de son interprétation le monde qu'il considère comme nous étant donné et le mieux connu, à savoir le corps. Il prend ainsi le contrepied de Descartes, pour qui notre esprit (notre réalité pensante) nous est le mieux connu. Mais, pour Nietzsche, nous ne connaissons rien d'autre que le monde de nos sentiments et de nos représentations ; ainsi toute connaissance, comme Kant l'avait déjà établi avant Nietzsche, doit-elle prendre pour point de départ la sensibilité.

Cela signifie, premièrement, que nous ne pouvons rien connaître autrement que par analogie avec ce qui nous est donné, i.e. que toute connaissance est une reconnaissance, une classification, qui retrouve dans les choses ce que nous y avons mis. Le monde dans son ensemble, lorsque nous tentons une synthèse de nos connaissances pour le caractériser, n'est jamais que le monde de notre perspective. C'est pourquoi Nietzsche peut dire du monde qu'il est Volonté de puissance, dès lors qu'il a justifié que l'homme, en tant qu'organisme, est Volonté de puissance. Pour Nietzsche, nous ne pouvons faire autrement que de projeter cette conception de l'être qui nous appartient du fait que nous vivons, et cela entraîne également pour conséquence que la connaissance est interprétation, i.e., au sens strict, qu'il n'y a pas du tout de connaissance.

Deuxièmement, toute science (en tant que schématisation quantitative) est dérivée nécessairement de notre rapport qualitatif au monde, elle en est une simplification, et répond à des besoins vitaux.

Dans un premier temps, à l'époque des Considérations Inactuelles, Nietzsche avait déduit de ce point de départ que nous ne pouvons comprendre la matière autrement que comme douée de qualités spirituelles, essentiellement la mémoire et la sensibilité, ce qui signifie que nous anthropomorphisons spontanément la nature. Il avait ainsi tenté de dépasser d'un seul coup le matérialisme et le spiritualisme qui opposent tous deux la matière et la conscience d'une manière qui demeure inexpliquée. Or, Nietzsche supprimait ici le problème, en posant l'"esprit" comme matière. Avec le développement de la notion de Volonté de puissance, Nietzsche ne rompt pas avec cette première thèse de sa jeunesse, puisque les qualités attribuées à cette puissance sont généralisables à l'ensemble de ce qui existe ; de ce fait, Nietzsche suppose que l'inorganique pourrait posséder, comme toute vie, sensibilité et conscience, du moins dans un état plus primitif (voir P. Montebello, Nietzsche, la Volonté de puissance, pour une étude complète de ce point).

Interprétation, apparence et réalité[edit]

Cette méthode interprétative implique une réflexion de fond à propos des concepts traditionnels de réalité et d'apparence. En effet, puisque Nietzsche s'en tient à un strict sensualisme (qui nécessite toutefois une interprétation), la réalité devient l'apparence, l'apparence est la réalité : « Je ne pose donc pas l'"apparence" en opposition à la "réalité", au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité. »

Mais de ce fait, les concepts métaphysiques de réalité et d'apparence, et leur opposition, se trouvent abolis :

« Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l'apparence ? … Mais non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! »[5]

En quoi consiste alors la réalité ? Pour Nietzsche,

« La "réalité" réside dans le retour constant de choses égales, connues, apparentées, dans leur caractère logicisable, dans la croyance qu'ici nous calculons et pouvons supputer. »

Autrement dit, la réalité qui nous est "donnée" est déjà un interpréter ou, ce qui revient au même, un résultat qui n'apparaît que par une perspective. La pensée de Nietzsche est donc une pensée de la réalité comme interprétation, reposant sur une thèse sensualiste, tout ceci supposant que tout interpréter n'existe qu'en tant que perspective. À partir de cette thèse perspectiviste, la question qui se pose à Nietzsche (comme elle s'était posée à Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoir si toutes les perspectives (ou interprétations) se valent. La généalogie vient répondre à cette question.

Le génie du cœur[edit]

Si la Volonté de puissance peut être vue comme un effort fait par Nietzsche pour penser l'être et le devenir, il s'efforce cependant de ne pas réduire sa compréhension de l'existence à une notion dont il craint qu'elle ne devienne le support d'un système rigide et métaphysique. Aussi trouve-t-on, à la fin de Par-delà bien et mal, une évocation volontairement mystérieuse, et presque mystique, d'un génie du cœur qui, comme son nom l'indique, est une inspiration intérieure, indicible et qui parle à notre être le plus intime, inspiration dont le symbole divin est Dionysos.

Psychologie et généalogie[edit]

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La notion de Volonté de puissance synthétise un ensemble de règles méthodologiques (dont un exposé schématique a été fait plus haut dans les sections concernant l'interprétation), règles méthodologiques qui sont le résultat de réflexions qui s'étendent des années 1860 à la fin de 1888. Cette notion ne prétend donc pas à la systématisation (Nietzsche a d'ailleurs abandonné pour cette raison l'idée d'un exposé de sa philosophie de la Volonté de puissance ; cf. Volonté de puissance), car elle a beaucoup évolué, mais on peut néanmoins dégager des lignes directrices permettant d'exposer la pensée de Nietzsche dans son ensemble.

Un des aspects les plus connus est son application au problème de l'origine de la morale, sous le nom de généalogie. Cette application de la méthode à la morale permet de comprendre comment Nietzsche dégage une hiérarchie des perspectives, ce qui est proprement la méthode généalogique. <div style="clear:both;" />

Statut de la psychologie[edit]

À partir de la thèse de la volonté de puissance, Nietzsche développe une psychologie des profondeurs qui met au premier plan la lutte ou l'association des instincts, des pulsions et des affects, la conscience n'étant qu'une perception tardive des effets de ces jeux de forces infra conscients. Ce que Nietzsche nomme généalogie sera alors la recherche régressive partant d'une interprétation (par exemple, l'interprétation morale du monde) pour remonter à sa source de production, i.e. au pathos fondamental qui la rend nécessaire.

Notons que si une nouvelle psychologie naît de l'hypothèse de la volonté de puissance, l'idée du conflit des instincts n'est pas née de celle-ci. Dès 1880, des fragments vont dans ce sens, et la volonté de puissance en tant qu'idée apparaît bien avant d'être nommée. L'expression Volonté de puissance vient synthétiser cet ensemble.

L'observation psychologique[edit]

Comme cela a déjà été signalé, la Volonté de puissance est une notion qui résulte des reflexions de Nietzsche. On peut en faire un point de départ pour un exposé synthétique de sa pensée. Mais, pour avoir une compréhension de l'évolution de la pensée de Nietzsche, il faut en revanche partir des hypothèses qu'il pose, avant d'en arriver à des concepts généraux. Il en va bien ainsi pour la psychologie. Nietzsche lit avec intérêt les moralistes français (François de La Rochefoucauld, Sébastien Roch Nicolas Chamfort, etc.) ; mais il lit également des ouvrages contemporains de psychologie, à quoi il faut ajouter des études de sociologie, d'anthropologie, et des travaux sur la théorie de la connaissance, tel que celui de Lange (Histoire du matérialisme), où l'on trouve une discussion du statut scientifique de la psychologie. La pensée de Nietzsche, en ce qui concerne la psychologie, se développe donc d'une part d'après l'observation des hommes (les maximes de La Rochefoucauld par exemple, ou ses observations personnelles dont il souligne le caractère particulier, relatif, et souvent provisoire), et dialogue d'autre part avec des réflexions épistémologiques contemporaines.

L'existence humaine[edit]

L'observation psychologique est ainsi particulièrement présente dans Humain, trop humain et Aurore ; Nietzsche y analyse (entre autres) les comportements humains, qu'il réduit à la vanité et au sentiment de puissance (sous l'influence de François de La Rochefoucauld, et peut-être de Thomas Hobbes), et peint en moraliste un tableau de l'existence humaine. Cette étape de son Å“uvre peut être considérée comme une série d'essais plus ou moins aboutis pour décrire l'homme, ses motivations et la nature de ses relations sociales (avec de nombreux aphorismes sur l'amitié).

Mais ces réflexions ont également une teinte existentialiste, dans la mesure où Nietzsche ne conçoit l'homme, suite à sa critique de la métaphysique, que comme un être d'une finitude radicale engagé de tout son être dans un monde où tout advient qu'il le veuille ou non. Il faut toutefois remarquer que Nietzsche se distingue nettement des pensées de l'existentialisme sur la liberté et la responsabilité humaines, puisqu'il nie la réalité de ces notions qui n'ont pour lui qu'un contenu idéaliste ou moral qui reste à interpréter.

Généalogie de la morale[edit]

La généalogie de la morale découle de l'hypothèse de la volonté de puissance et met en œuvre la psychologie des profondeurs inventée par Nietzsche. La généalogie oppose la morale des faibles et la morale des forts. Le critère de distinction est la direction de la volonté de puissance qui commande une manière d'interpréter le monde. Nous avons vu que celle-ci est ou croissante ou décroissante. Mais, pour le déterminer, il faut procéder à une généalogie, qui remonte d'une évaluation morale donnée à ses conditions d'expression.

Interprétation généalogique des jugements moraux[edit]

Le point de départ de l'interprétation généalogique de la morale est d'ordre sociologique. Néanmoins, Nietzsche ne reprend pas à son compte les théories contemporaines, telles que celle de l'influence du milieu de Taine, car pour Nietzsche, s'il faut tenir compte des déterminations sociales, la société ne peut servir de principe explicatif intégral. Il renomme d'ailleurs cette science d'après son interprétation généalogique (théorie des formes de domination) qu'il juge première relativement à la sociologie et à la psychologie de son temps.

Les hiérarchies sociales[edit]

La question est pour Nietzsche la suivante : dans quelle mesure les castes d'une société permettent-elles le développement d'une espèce particulière de jugements moraux ? Nietzsche distingue typologiquement plusieurs types de jugements moraux en fonction des situations sociales possibles (guerriers, prêtres, esclaves, etc.) :

« Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n'est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C'est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n'est plus limité à la caste. »[6].

Ainsi la situation sociale permet à un sentiment de puissance de se distinguer par des formes qui lui sont propres. De cet examen des castes, Nietzsche dégage une première grande opposition :

« - On devine avec combien de facilité la façon d'apprécier propre au prêtre se détachera de celle de l'aristocratie guerrière, pour se développer en une appréciation tout à fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prêtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n'arriveront plus à s'entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l'aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l'entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l'aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse. La façon d'apprécier de la haute classe sacerdotale repose sur d'autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s'agit de guerre. »[7].

Nietzsche ramène par la suite toute morale à deux types fondamentaux qui correspondent primitivement à l'opposition dominant/dominé. Du fait que cette compréhension de la morale permet la constitution de types, elle ne doit pas être réduite à la réalité des hiérarchies sociales : un esclave, au sens de Nietzsche (un faible), peut très bien être un maître, posséder du pouvoir, etc. Les hiérarchies sociales permettent néanmoins de comprendre comment des types moraux ont été rendus possibles. Quant aux "types", ce sont des interprétations généalogiques que l'on ne rencontre pas telles quelles dans la réalité (des traits typiques opposés peuvent par exemple se trouver liés).

Les deux sources de la morale[edit]

Il y a donc, selon Nietzsche, une opposition fondamentale en morale, opposition qu'il avait déjà formulée clairement dans Humain, trop humain et Aurore : la morale des forts s'oppose à la morale des faibles.

La morale des faibles et le ressentiment[edit]

La morale des faibles se caractérise par son ressentiment ; Nietzsche en décrit ainsi le mécanisme psychologique :

« Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l'empire de la ruse vindicative de l'impuissance, se mettent à dire : « Soyons le contraire des méchants, c'est-à-dire bons ! Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n'offense, ni n'attaque, n'use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. »- Tout cela veut dire en somme, à l'écouter froidement et sans parti pris : « Nous, les faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » - Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l'insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du faible - c'est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile - était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d'homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d'affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d'ordinaire à se justifier. »[8].

La morale des faibles est donc l'expression de ce ressentiment : le ressentiment est l'affect d'une volonté vaincue qui cherche à se venger, c'est-à-dire qu'il est le symptôme d'une vie décroissante, qui ne s'est pas épanouie. Cette vengeance s'exprimera par des valeurs créées pour lutter contre les forts, en dévalorisant leur puissance (le fort devient le méchant par opposition au bon). Ainsi, selon Nietzsche, la pitié, l'altruisme, toutes les valeurs humanitaires, sont en fait des valeurs par lesquelles on se nie soi-même pour se donner l'apparence de la bonté morale et se persuader de sa supériorité ; mais sous ces valeurs illusoires fermente une haine impuissante qui se cherche un moyen de vengeance et de domination.

« La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l'action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d'une triomphale affirmation d'elle-même, la morale des esclaves oppose dès l'abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d'elle-même, à ce qui est « différent » d'elle, à ce qui est son « non-moi » : et ce non est son acte créateur. Ce renversement du coup d'Å“il appréciateur - ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur au lieu de reposer sur soi-même - appartient en propre au ressentiment : la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d'un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; son action est foncièrement une réaction. »[9].
La morale des forts[edit]

En sens contraire, la morale des forts exalte la puissance, c'est-à-dire l'égoïsme, ou plaisir d'être soi, la fierté, l'activité libre et heureuse, etc. Ces valeurs sont essentiellement le résultat d'une spiritualisation de l'animalité qui peut alors s'épanouir heureusement ; ainsi, en Grèce, la sexualité est-elle exprimée dans les cultes de Dionysos, dans l'art ; chez Platon, le désir de savoir est la conséquence d'une spiritualisation de l'instinct de reproduction, etc. La morale des faibles agit en sens contraire, en cherchant à détruire à la racine tous les instincts, par haine de la vie, c'est-à-dire par suite d'une violence intériorisée qui ne peut s'exprimer que sous la forme négative de la destruction de soi (c'est le mauvais de la morale aristocratique, par opposition au bon, au fort). Par contraste, ce qui caractérisera le mieux une morale de forts, ce sera sa capacité d'élever des hommes cultivés, inventifs, actifs, doués d'une volonté forte et constructive.

On ne doit pas cependant ignorer que les forts, dans l'histoire, sont tout d'abord des hommes violents, mais cette violence n'est d'une même que la violence du faible ; bien que la force ne soit pas chez Nietzsche nécessairement exprimée par la violence, et, qu'en outre, la spiritualisation des instincts les plus agressifs soit la forme la plus haute de la culture, il reste que la "spontanéité" du fort est particulièrement cruelle, quelle que soit la civilisation considérée :

« Cette "audace" des races nobles, audace folle, absurde, spontanée ; la nature même de leurs entreprises, imprévues et invraisemblables - Périclès célèbre surtout la ῥαθυμία des Athéniens - ; leur indifférence et leur mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le bien-être ; la gaieté terrible et la joie profonde qu'ils goûtent à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté : - tout cela se résumait pour ceux qui en étaient les victimes, dans l'image du "barbare", de "l'ennemi méchant", de quelque chose comme le "Vandale". »[10].

Mais cette violence n'est pas une fin en soi ; l'ensemble des instincts qui font voir la proximité de l'homme avec la bête doit être, pour Nietzsche, spiritualisé, car cette spiritualisation est une augmentation de la volonté de puissance, par exemple dans la création artistique.

Enfin, il faut souligner l'importance de cette opposition des deux morales qui structurent l'histoire de l'Occident.

L'intériorisation[edit]

L'impossibilité pour les castes soumises à une discipline sévère et pour les peuples soumis d'extérioriser librement leurs forces ne fait pas disparaître ces forces. Nous trouvons dans le second cas l'origine du ressentiment des valeurs morales. Nietzsche met ici au jour un phénomène prémoral qui consiste en le retournement des forces vers l'intérieur : intériorisation qui va permettre le développement de l'âme et l'approfondissement de la psyché humaine en une variété de types inconnus jusqu'alors.

(à faire).

L'interprétation religieuse[edit]

Ce phénomène d'intériorisation est diversement interprété. Il reçoit en particulier une interprétation religieuse, et, dans le cas du ressentiment des faibles, l'intériorisation, qui est une cause de souffrances morales et physiques, va trouver dans le christianisme une interprétation en tant que péché.

L'invention de la culpabilité[edit]

Selon Nietzsche, en effet, l'inversion morale des valeurs par les faibles, ne suffit pas à expliquer la puissance avec laquelle elle s'est imposée dans l'histoire. Il y faut encore l'intervention du prêtre, dont nous avons vu qu'il s'oppose, dans une rivalité de castes, au guerrier (et au politique).

  • Judaïsme et christianisme (à faire bientot).
Le problème de la souffrance[edit]

L'interprétation religieuse de l'existence permet à Nietzsche de dégager deux attitudes fondamentales face à la souffrance, qu'il résume par la formule : Dionysos contre le Crucifié.

La première attitude consiste à percevoir la souffrance comme un stimulant pour la vie ; la tragédie grecque en est un exemple. La seconde attitude consiste à se replier sur soi, à réagir, en sorte que l'on ne puisse plus agir. De ce fait, l'interprétation de la souffrance est ainsi en même temps une évaluation de la réalité.

Critique de la connaissance et de la métaphysique[edit]

Sommaire de la section

Dans la section précédente, la généalogie est appliquée à l'origine de la morale.

À présent, si, d'après la section sur la Volonté de puissance, toute connaissance est une interprétation, et non, au sens strict, une connaissance, tous les concepts qui lui sont relatifs doivent être eux aussi réinterprétés généalogiquement. Mais il y a encore une autre raison pour faire cette généalogie : la généalogie, en montrant l'origine des valeurs morales du ressentiment (cf. section précédente), fait voir que ce ressentiment se sert également de certaines catégories métaphysiques, telles que la Vérité, le Bien, etc. Ainsi les facultés cognitives humaines semblent-elles déterminées par une évaluation de l'existence née de la haine, c'est-à-dire d'affects réactifs dont la motivation principale est la vengeance. Connaissance et métaphysique, domaines de la spiritualité humaine en apparence d'une grande pureté, seraient donc en réalité dépendantes d'une forte affectivité sans laquelle elles n'existeraient pas.

Critique de la possibilité de la métaphysique[edit]

Bien que l'on présente souvent la critique nietzschéenne de la métaphysique comme une psychologie des profondeurs (une généalogie) censée dévoiler la véritable origine de concepts tels que vérité, être, etc., on ne peut négliger cet aspect de la critique qui en montre d'abord les contradictions internes.

Nietzsche, dans le premier chapitre du premier tome de Humain, trop humain, rend en effet compte de l'impossibilité de la métaphysique, impossibilité dont on prend conscience pourvu que l'on veuille bien raisonner de manière rigoureuse, c'est-à-dire de manière sceptique :

« Prenons un peu au sérieux le point de départ du scepticisme : à supposer qu'il n'existe pas de monde autre, métaphysique, et que, du seul monde connu de nous, toutes les explications empruntées à la métaphysique soient inutilisables pour nous, de quel Å“il verrions-nous les hommes et les choses ? »[11]

On voit donc ici l'emploi par Nietzsche de la méthode sceptique, méthode qui est celle d'Ænésidème, de Hume et de Kant. Bien que ce dernier soit violemment critiqué par Nietzsche, il n'en reste pas moins que la critique kantienne de la métaphysique est vue par Nietzsche comme un problème de premier ordre. En ce qui concerne les sceptiques, Nietzsche dira, à la fin de sa vie consciente (cf. Antéchrist) :

« Je mets à part quelques sceptiques - le seul type convenable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle. »[12]

Le propos essentiel de cette critique est de montrer que nous n'avons aucune connaissance de quoi que ce soit en dehors de ce que nous percevons, que ce que nous percevons n'est rien d'autre que devenir, et que cette perception est une perspective. Il résulte de cette thèse qu'il ne peut y avoir de vérité absolue pour nous :

« […] ; il n'y a pas plus de données éternelles qu'il n'y a de vérités absolues. » [13]

Cependant, dans Humain, trop humain, Nietzsche n'exclut pas qu'un monde métaphysique puisse exister ; conformément à la méthode sceptique (que ce soit chez les sceptiques anciens ou chez Kant), il admet également qu'un tel monde pourrait être prouvé :

« Il est vrai qu'il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue n'en est guère contestable. »[14]

Néanmoins, il corrigera plus tard cette dernière affirmation, en s'écartant cette fois de la pensée sceptique :

« - il est absolument impossible de prouver aucune autre sorte de réalité. »[15]

Cela signifie notamment qu'il n'y a pas du tout de connaissance, mais seulement interprétation du monde dans lequel nous vivons. Cette affirmation de l'absence de monde métaphysique, que l'on peut qualifier de dogmatique, entraîne une complète indifférence à l'égard d'un monde autre que celui dans lequel nous vivons. Le caractère dogmatique de cette affirmation est d'ailleurs bien visible dans le fait que, selon Nietzsche, cette indifférence est elle-même une réfutation. Ce point est exprimé déjà dans Humain, trop humain, mais avec plus de force encore et de manière répétée dans le Crépuscule des idoles :

« Le « monde vrai », une idée qui ne sert plus à rien, qui n'engage même plus à rien - une idée inutile, superflue, par conséquent une idée réfutée : abolissons-la. »[16]

L'ensemble de ces thèses n'a rien d'original, mais il importe de considérer essentiellement les conclusions que Nietzsche pense pouvoir en déduire pour la méthode d'évaluation de ce que appelons connaissance. En effet, Nietzsche va passer à un autre plan, en affirmant non seulement que, puisqu'il en est ainsi, comme nous l'avons vu, l'existence ou la non-existence de ce monde nous est parfaitement indifférente (ce que les sceptiques avaient déjà reconnu), mais qu'il faut encore expliquer pourquoi, malgré cette démonstration rigoureuse connue depuis des millénaires, un autre monde a pu être pensé comme autre chose qu'une simple hypothèse hasardeuse.

Pour Nietzsche, il n'y a donc pas de vérité absolue ; or, dès lors qu'aucune vérité absolue n'est possible, on rejette du même coup le monolithisme de la métaphysique (cf. Crépuscule des idoles). Mais cette négation de la vérité ne signifie pas que Nietzsche n'admet aucun sens à ce concept ; au contraire, le rejet de l'absolu fait apparaître un grand nombre de significations qui se prête à l'analyse et révèle les différentes volontés qui s'investissent dans ce concept. Deux textes des années 1870, La passion de la vérité et Vérité et mensonge au sens extra-moral, montrent à quel point ces volontés sont diverses et le concept riche de sens.

L'utilité sociale de la vérité[edit]

Si la connaissance n'existe pas, il faut expliquer pourquoi il y a néanmoins une volonté de vérité. Selon Nietzsche, la vérité a en premier lieu un caractère social et pragmatique, caractère qui se comprend à plusieurs niveaux :

  • au niveau individuel, le mensonge est plus difficile que la véracité : il est plus utile de dire la vérité et de se conformer à l'hypocrisie générale ;
« Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge. »[17]
Mais ce sont certaines vérités qui sont retenues ; au bénéfice de la communauté.
  • il est donc plus avantageux de suivre les vérités reçues dans certains milieux, par exemple :
« Chez les philosophes aussi, autre espèce de saints, la logique de leur profession veut qu'ils ne laissent affleurer que certaines vérités : à savoir celles pour lesquelles leur profession a la sanction de la société. En termes kantiens, ce sont des vérités de la raison pratique. »[18]
  • Nietzsche suppose que les catégories "ultimes" de notre pensée résultent d'une histoire sélective ; de ce fait, nous ne pouvons nous passer des concepts de la métaphysique :
Est vrai ce qui n'a pas fait périr l'humanité.

La règle générale est qu'une institution, une société, etc. génèrent un champ de croyances qui leur sont spécifiques (cf. Crépuscule des idoles). Plus l'autorité est forte, et moins elle tolère les démonstrations. Les mÅ“urs, les lois, la police, assurent ainsi la pérennité d'une évaluation de la réalité. Toute connaissance qui sort de ce cadre est fausse, dangereuse, mauvaise. Mais il ne s'agit pas pour Nietzsche de condamner unilatéralement cette obstruction arbitraire de l'autorité, de la coutume, etc. à la raison : car, ce que Nietzsche relève ici, c'est que, exemple de vérité indésirable, c'est l'arbitraire qui a permis à l'humanité de survivre…

La métaphysique[edit]

Ce conformisme grégaire n'explique pas dans l'immédiat l'idéalisme métaphysique (i.e. ce que Nietzsche nomme aussi le « désirable », ce que l'homme veut que le monde soit, en contradiction avec ce qui est) et la croyance en une connaissance en soi. Le problème de la métaphysique demande donc tout d'abord à être analysé en plusieurs éléments. Nietzsche propose ici une interprétation de la métaphysique comme division de la totalité de l'étant en deux sphères distinctes.

Être et devenir[edit]

Nietzsche part en effet d'une conception de la métaphysique dans laquelle les opposés ont une valeur fondamentale :

  • être/devenir
  • temps/éternité
  • vrai/faux
  • un/multiple
  • etc.

Ces opposés ont un statut ontologique radicalement différent, i.e. qu'ils ne peuvent en fin de compte être expliqués les uns par les autres : le bien ne naît pas du mal, le mal ne naît pas du bien est une telle opposition métaphysique. Ces oppositions suscitent de graves difficultés logiques et morales :

« Comment une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple, la vérité de l'erreur ? Ou bien la volonté du vrai de la volonté de l'erreur ? L'acte désintéressé de l'acte égoïste ? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naîtrait-elle de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d'y rêver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est particulière, - elles ne sauraient être issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d'erreurs et de désirs ! C'est, tout au contraire, dans le sein de l'être, dans l'immuable, dans la divinité occulte, dans la "chose en soi", que doit se trouver leur raison d'être, et nulle part ailleurs ! »[19]..

Selon Nietzsche, l'opposition métaphysique fondamentale serait alors que ce qui est ne devient pas, ce qui devient n’est pas.[20]

Or, si la vérité est quelque chose, la détermination de ce concept ne peut se faire d'après le devenir dont la réalité est trop fuyante pour être pensée (cf. Platon). Ce qui est vrai, c’est donc l’être, l’idée, l’intelligible. Tout ce qui est du domaine du devenir (naissance, douleur, plaisir, mort,…) doit être rejeté comme étant du domaine du faux ou de l'illusion.

Ainsi, à la question : pourquoi ce qui est de l’ordre du devenir doit-il être rejeté ? Il faut répondre que le devenir nous trompe. Mais ce devenir est un objet de perception pour nos sens, et ces sens ne nous montrent que ce devenir. Les sens sont donc les instruments de l'illusion, instruments d'autant plus trompeurs que nous adhérons à leurs témoignages.

Mais, si nous n'avons rigoureusement aucun accès à un monde métaphysique, il nous faut expliquer pourquoi on en vient à penser que les sens nous trompent. Sans l'existence de l'être, le monde du devenir devrait avoir toute notre confiance. Or, l'histoire de la métaphysique et des religions montrent le contraire. Les hommes croient toujours à des entités dont personne n'a jamais eu l'expérience. Les croyances religieuses et les certitudes métaphysiques doivent donc faire l'objet d'un examen particulier.

La volonté de dénigrement[edit]

Pour Nietzsche, la croyance en un monde métaphysique est le symptôme d'une volonté de déprécier celui-ci :

« Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d'une vie "autre" et "meilleure" ».[21]

Les philosophes se vengent donc de la vie en momifiant tout ce qui à leurs yeux a de la valeur :

  • leurs notions sont éternelles, sans aucun devenir, donc sans génération, sans croissance, sans corruption, donc sans vie, sans pathos.
  • cela suppose la suppression du corps et des passions : les philosophes, quand ils produisent des abstractions, vident les concepts de leurs entrailles. Tout ce qui est périssable est frappé de nullité. L’expérience nous montre pourtant le contraire, mais ce n’est pas tout : cela suppose un regard particulier, une perspective sous le rapport de l’éternité.
  • volonté de dénigrement, nihilisme : le monde vrai = néant. De quelque manière que l’on envisage le problème, ces prémisses étant données, que l’on soit en Inde, en Grèce, etc. la conclusion est que ce monde, le monde des sens, est inconsistant, faux, un néant d’être.
  • c'est parce que les sens sont tenus pour immoraux, qu'ils doivent être condamnés du point de vue de la connaissance. La haine des sens conduit à imaginer un autre monde.

En conclusion, selon Nietzsche, la connaissance a une origine morale, i.e. elle est une évaluation du monde selon des valeurs humaines, selon ce que l'homme désire trouver dans le monde, comme tend à le montrer les critères idéalistes de la connaissance.

Les critères idéalistes de la connaissance[edit]

Le sentiment, le plaisir que cause une croyance serait la preuve de sa vérité. L'idéalisme se confond ainsi avec le désirable : l'homme veut que le monde ou une partie de monde satisfasse ses désirs. L'interprétation de Nietzsche réduit de cette manière tout idéalisme, toute métaphysique et toute morale à une forme d'eudémonisme. Par là, il leurs dénie le droit de dire ce qui est vrai.

En effet, tout ce qui est prouvé dans ce cas, c'est la force du sentiment, la force du désir en contradiction avec la réalité. Mais une vérité peut être ennuyeuse, désespérante, ne pas se conformer avec nos souhaits moraux ; il faut envisager sérieusement l'idée que la vérité peut être horrible, inhumaine, que l'on peut périr de la vérité. De cette manière Nietzsche supprime tout lien nécessaire entre Vérité et Bien, lien qui trouve son origine chez Platon.

De ce fait, l'idéalisme, c'est-à-dire le déni de la réalité que nous avons sous nos yeux au profit d'une réalité différente et plus agréable, cet idéalisme, poussé à ses extrêmes, est comparable aux sentiments morbides que ressent un malade qui ne supporte pas le contact physique[22].

Les convictions morales (telles que l'égalité entre les hommes) qui supposent des catégories métaphysiques comme l'idée qu'il y aurait une essence une et universelle de l'homme (qui supposent donc un autre monde, le monde vrai, réel, de la morale), ne se distinguent alors pas d'une sorte de mensonge irrépressible parce que ce mensonge est déterminé par un profond malaise physiologique et psychologique face à notre existence foncièrement immorale, face au caractère tragique de la vie.

À l'opposé de l'eudémonisme de la vérité, la capacité de regarder froidement la réalité, sans y projeter ses désirs et ses insatisfactions, est pour Nietzsche une vertu philosophique nommé probité.

Critique de la raison[edit]

Dès lors que la métaphysique est réfutée, apparaît l'idée que nous puissions faire une histoire de la connaissance, ce qui conduit Nietzsche à considérer les catégories de nos facultés cognitives comme les résultats d'habitudes grammaticales devenues instinctives. Mais le langage a une origine lointaine et véhicule des préjugés rudimentaires :

« Le langage, de par son origine, remonte au temps de la forme la plus rudimentaire de psychologie : prendre conscience des conditions premières d'une métaphysique du langage, ou, plus clairement, de la raison, c'est pénétrer dans une mentalité grossièrement fétichiste. »[23]

Cette métaphysique du langage exprime essentiellement la croyance en la causalité de la volonté, croyance dont découle des principes de la raison :

Cette métaphysique du langage entraîne à l'erreur de l'Être :

« Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire… »[24]

Théorie du langage[edit]

Le langage a donc une place importante dans le développement des facultés cognitives humaines. La théorie du langage développée par Nietzsche évoque la philosophie d'Épicure : le langage est une convention naturelle qui découle des affects. Le langage est un système de signes qui transpose dans un autre domaine les impulsions nerveuses. C'est en ce sens que le langage est méta-phorique.

Mais l'usage qui est fait du langage occulte ce rapport métaphorique au monde, et les images qu’il véhicule s'objectivent en concept. Nietzsche suggère alors, comme Épicure, que l'on doit pouvoir retrouver l'expérience originelle du langage. Cependant, contrairement à Épicure, ce qui est retrouvé n'est pas un rapport de connaissance, mais un rapport esthétique ; c'est pourquoi, le chant est particulièrement propre à nous le faire revivre :

« Dans le chant l’homme naturel réadapte ses symboles à la plénitude du son, tout en ne maintenant que le symbole des phénomènes : la volonté ; l’essence est à nouveau présentée de façon plus pleine et plus sensible. »[25]

L'erreur originelle[edit]

Il faut enfin découvrir l'origine de la possibilité de toute métaphysique, au-delà ou en-deçà des interprétations que l'on peut en faire : pour Nietzsche, le point de départ de toutes les erreurs de la métaphysique est une croyance :

« Ã€ l'origine de tout, l'erreur fatale a été de croire que la volonté est quelque chose qui agit - que la volonté est une faculté… »[26]

Cette croyance implique deux choses :

  • il y a des actions ; ces actions supposent un acteur ;
  • nous croyons trouver en nous un modèle de cette cause (l'agent, le sujet, le moi).

Dès lors, nous projetons les catégories de l'action dans le monde des phénomènes, et croyons que tout évènement suppose un arrière-plan, i.e. une substance qui ne se peut réduire aux qualités phénoménales. C'est là l'idée d'une chose en soi.

Cette erreur n'est donc pas seulement induite par le langage, comme les autres erreurs, mais a un caractère originellement psychologique dont il faut expliquer pourquoi elle a eu un si grand succès.

Ce succès s'explique si l'on considère que cette erreur dans la connaissance de soi comme cause a été interprétée comme libre arbitre (ce point est analysé par Nietzsche dans le chapitre du Crépuscule des idoles intitulé Les quatre grandes erreurs). Elle fait référence à la thèse de Nietzsche selon laquelle la liberté a été inventée pour rendre les hommes responsables de leurs actes.

Si nous suivons le raisonnement de Nietzsche, l'ensemble des erreurs de la métaphysique a ainsi une origine théologique et morale : l'homme est la cause de ses actes ; son moi est sa substance, son être, d'après lequel il va interpréter le monde des phénomènes en y projetant cette causalité psychologique qui sépare ce qui agit (un sujet, un substrat de ce qui devient) de ses effets. Cette croyance entraîne l'invention de l'unité, de l'identité, de la causalité, etc. toutes ces catégories qui prendront une forme systématique dans la métaphysique.

Le nihilisme[edit]

« L'invité le plus inquiétant se tient à notre porte. »

Selon Nietzsche, le rapport de l'homme au monde, tant en ce qui concerne la volonté (désirs, aspirations, espoirs, etc.) que l'entendement et la raison (métaphysique, connaissance, etc.) fut jusqu'ici essentiellement le résultat de jugements moraux, i.e. de jugements nés du ressentiment d'impuissants qui disent "non" à la réalité et la vie, tout en se parant des plus hautes vertus de la morale. La théologie assura la pérénité de cette détermination morale de l'existence, et la philosophie s'en fit également l'auxiliaire. Nul philosophe, en effet, ne s'interrogea sur la valeur de la vérité ; cette valeur fut toujours pour ainsi dire donnée par définition, et il en fut de même pour le Bien.

Que peuvent alors signifier de tels jugements ? Dans la mesure où ils se construisent en opposition à l'apparence, il ne peuvent signifier que le néant : Dieu, l'être, le Bien et tout pensée de l'en soi, de l'absolu, sont les symptômes d'une même volonté de néant, d'une volonté d'en finir qui, paradoxalement en apparence, se met à créer des valeurs. Ces valeurs, cependant, expriment la grande lassitude, l'épuisement de l'homme face au monde. Cela s'exprime de diverses manières dans le monde moderne : l'ennui, le désÅ“uvrement, la recherche d'excitations morbides ou de plus en plus violentes (alcool, érotisme, etc.), la recherche d'activités abrutissantes (travail), la vie au jour le jour et inconsistante de la vie publique intellectuelle (journalisme, opportunisme des universitaires rémunérés), les conflits psychiques (névrose, hystérie), etc.

C'est pourquoi, le nihilisme est selon Nietzsche l'évènement majeur de l'Europe, il en est même le destin depuis Platon. Mais ce nihilisme éclate aujourd'hui : il exprimerait alors un tournant historique dans la hiérarchie des valeurs reçues jusqu'ici. Cet éclatement du nihilisme pourrait être résumé par la formule célèbre : "Dieu est mort.", car si Dieu est mort, la morale n'a plus de fondement, bien que l'ombre du dieu mort (son influence axiologique) agisse encore fortement sur des hommes même athées :

« La question du nihilisme " à quoi bon ? " part de l'usage qui fut courant jusqu'ici, grâce auquel le but semblait fixé, donné, exigé du dehors - c'est-à-dire par une quelconque autorité supra-humaine. Lorsque l'on eut désappris de croire en celle-ci, on chercha, selon un ancien usage, une autre autorité qui sût parler un langage absolu et commander des fins et des tâches. L'autorité de la conscience est maintenant en première ligne un dédommagement pour l'autorité personnelle (plus la morale est émancipée de la théologie, plus elle devient impérieuse). Ou bien c'est l'autorité de la raison. Ou l'instinct social (le troupeau). Ou encore l'histoire avec son esprit immanent, qui possède son but en elle et à qui l'on peut s'abandonner. » (La Volonté de puissance, I, I, 3).

La critique de la métaphysique, en réfutant l'idée d'un en soi, d'un être absolu, contribue à précipiter la crise nihiliste, en l'amenant à son point extrême où l'on ne peut esquiver de penser le problème hiérarchique des valeurs, car ces valeurs, privées de leur fondement, entrent en contradiction avec le monde dans lequel nous vivons : nos valeurs sont devenues insoutenables, et sources de contradictions psychiques.

Le nihilisme signifie alors que les anciennes valeurs sont dépréciées. Ainsi, la critique de la métaphysique, dans la section précédente, révèle-elle le nihilisme des valeurs humaines. Mais Nietzsche distingue plusieurs types de nihilisme, selon la force ou la faiblesse qui l'inspire.

Les deux formes du nihilisme[edit]

Tout d'abord, Nietzsche distingue deux types de nihilisme :

« Le nihilisme, une condition normale. Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse à la question "pourquoi ?" - Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient. Il peut être un signe de force, la vigueur de l'esprit peut s'être accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu'à présent ("convictions", "articles de foi") paraissent impropres (- : car une foi exprime généralement la nécessité de conditions d'existence, une soumission à l'autorité d'un ordre de choses qui fait prospérer et croître un être, lui fait acquérir de la force…) ; d'autre part le signe d'une force insuffisante à s'ériger un but, une raison d'être, une foi. Il atteint le maximum de sa force relative comme force violente de destruction : comme nihilisme actif. Son opposé pourrait être le nihilisme fatigué qui n'attaque plus : sa forme la plus célèbre est le bouddhisme, qui est un nihilisme passif, avec des signes de faiblesse ; l'activité de l'esprit peut être fatiguée, épuisée, en sorte que les fins et les valeurs préconisées jusqu'à présent paraissent impropres et ne trouvent plus créance, en sorte que la synthèse des valeurs et des fins (sur quoi repose toute culture solide) se décompose et que les différentes valeurs se font la guerre : une désagrégation… ; alors tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, vient au premier plan, sous des travestissements divers, religieux ou moraux, politiques ou esthétiques, etc. Le nihilisme représente un état pathologique intermédiaire (- pathologique est l'énorme généralisation, la conclusion qui n'aboutit à aucun sens -) : soit que les forces productrices ne soient pas encore assez solides, - soit que la décadence hésite encore et qu'elle n'ait pas encore inventé ses moyens. »[27]

Lorsque le nihilisme consiste à dévaluer le monde naturel au nom d'un monde suprasensible dont on a vu plus haut qu'il n'existait pas, Nietzsche parle d'un nihilisme des faibles : le monde ne devrait pas exister pour le faible, qui est faible en ce sens qu'il n'est pas capable de maîtriser les choses, de mettre un sens dans le monde. Le monde est pour lui une souffrance : il se sent supérieur à lui, et, partant, étranger au devenir. Ce nihilisme s'exprime par exemple dans le pessimisme, mais, essentiellement, il est d'origine morale, car les valeurs morales entrent en conflit avec le monde que nous vivons. C'est un nihilisme inconséquent, car il devrait logiquement aboutir à la suppression de soi : si la morale et le monde se contredisent, il faut en effet, selon Nietzsche, soit détruire la morale ancienne (mais pas toute morale : Nietzsche est immoraliste et non a-moraliste), soit se détruire soi-même :

« Voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre vénération, soit à nous supprimer nous-mêmes. Le second cas est le nihilisme. »[28]

En sens contraire, le nihilisme des forts est une sorte de mue : des valeurs sont abandonnées et d'autres sont adoptées. La volonté du fort n'est pas abattue par l'absurde, mais invente de nouvelles valeurs à sa mesure. Ainsi, le dépassement du nihilisme, à travers la pensée de l'éternel retour, est-il nommé transvaluation des valeurs. Ce nihilisme conduit alors au surhomme, qui est celui qui approuve entièrement le monde du devenir, son caractère changeant et incertain : on peut dire que le surhomme est ce monde, il le vit.

Mais de ce second sens, il est possible d'extraire encore un autre sens, réservé à l'élite des esprits libres : le nihilisme de la pensée, la négation absolue de l'être, négation qui devient selon Nietzsche la manière la plus divine de penser. Selon cette pensée, il n'y a pas du tout de vérité ; nos pensées sont alors nécessairement fausses.

  • Platon et le christianisme (à développer)
  • La crise nihiliste moderne (à développer)

Le phénomène de la décadence[edit]

La définition la plus simple de la décadence donnée par Nietzsche est que l'on peut qualifier de décadent un être qui choisit ce qui le détruit en croyant choisir quelque chose qui accroîtrait sa puissance. Mais la décadence est loin d'être un état définitif ; au contraire, selon Nietzsche, tout être, fort ou faible, a des périodes de décadences. La décadence est ainsi un phénomène naturel, et ce mot employé par Nietzsche n'est pas utilisé comme condamnation morale.

L'avènement du nihilisme, et la possible décadence des sociétés modernes, mettent en jeu l'avenir de l'Europe (et non des nations, encore moins des "races"), et impliquent de ce fait une reflexion appronfondie sur la civilisation moderne, en particulier dans le domaine de la politique et de la législation, le but de Nietzsche étant de comprendre les moyens de rendre possible une nouvelle civilisation qui rompe avec les anciennes valeurs de l'Occident, ainsi qu'avec ses valeurs les plus douteuses, telles que les particularismes nationaux de l'époque.

Politique et législation[edit]

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La crise nihiliste appelle une reflexion sur les fondements des valeurs qui forment une culture. Cette reflexion embrasse une critique de la modernité dans son ensemble, et la mise en avant de la possibilité d'établir de nouvelles hiérarchies par le philosophe, en tant que celui-ci peut être un médecin de la culture et un législateur. Cette crise pose …surtout le problème du pourquoi de l'existence humaine ("À quoi bon ?"), i.e. la question de savoir si l'humanité peut se donner à elle-même des buts.

Critique de la culture moderne[edit]

« Quelle ne sera pas la répugnance des générations futures quand elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période où ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’hommes, interprètes de l’opinion. »[29]

Un aspect important pour comprendre la pensée de Nietzsche est son anti-modernisme relatif. Cette opposition se manifeste avec virulence dans sa critique de la démocratie, de Rousseau, de l'héritage chrétien et de l'éducation moderne. Pour autant, Nietzsche n'est pas traditionaliste, dans la mesure où il souhaiterait voir la politique, l'État et toute autorité subordonnés à une éducation élitiste tournée vers l'art et la pensée. Bien plus, la culture s'oppose à tout ce qui est politique, et tout ce qui est politique est dangereux pour la culture (Crépuscule des idoles, § Ce qui manque aux Allemands). Il n'est donc ni un conservateur, ni un apôtre d'une société de traditions qui figeraient le devenir culturel de l'humanité. Nietzsche s'oppose également au militarisme, et critique très sévèrement la bêtise militaire et culturelle et les vaniteuses prétentions du Reich. Quelques temps après la victoire de l'Allemagne sur la France, il dénonce l'erreur répandue qui consiste à confondre victoire militaire et supériorité culturelle :

« […] l'erreur de croire, comme fait l'opinion publique, comme font tous ceux qui pensent publiquement, que c'est aussi la culture allemande qui a été victorieuse dans ces luttes et que c'est cette culture qu'il faut maintenant orner de couronnes qui seraient proportionnées à des évènements et à des succès si extraordinaires. Cette illusion est extrêmement néfaste, non point parce que c'est une illusion - car il existe des illusions salutaires et fécondes - mais parce qu'elle pourrait bien transformer notre victoire en une complète défaite : la défaite, je dirai même l'extirpation de l'esprit allemand, au bénéfice de « l'empire allemand ».
[…] Les qualités morales de la discipline plus sévère, de l'obéissance plus tranquille n'ont rien à voir, en aucun cas, avec la culture qui distinguaient, par exemple, l'armée macédonienne de l'armée grecque, laquelle était incomparablement plus civilisée. C'est donc se méprendre grossièrement que de parler d'une victoire de la civilisation et de la culture allemandes et cette confusion repose sur le fait qu'en Allemagne la conception nette de la culture s'est perdue. »[30]

La pensée de Nietzsche a pu sembler foncièrement apolitique ; pourtant, les remarques sur ce sujet ne manquent pas et il est en fin de compte difficile d'établir avec exactitude ce que Nietzsche pensait. Il faut donc toujours garder à l'esprit le problème auquel Nietzsche réfléchit toute sa vie, à savoir le problème de l'éducation et de la réussite d'une grande culture.

Critique de la philosophie universitaire[edit]

Ce problème est au cÅ“ur des Considérations Inactuelles : par exemple, Nietzsche, dans sa troisième Considérations Inactuelles, reprend les critiques de Schopenhauer contre la philosophie universitaire. On ne peut à la fois servir l'État et la vérité. Quand l'État nomme des « philosophes », il le fait pour sa puissance. Nietzsche soupçonne d'ailleurs que le véritable but de l'université est de dégoûter les jeunes gens de la puissance que constitue l'authentique philosophie en les abêtissant :

« D'UNE PROMOTION DE DOCTORAT. -« Quelle est la mission de toute instruction supérieure ? - Faire de l'homme une machine. - Quel moyen faut-il employer pour cela ? - Il faut apprendre à l'homme à s'ennuyer. - Comment y arrive-t-on ? - Par la notion du devoir. - Qui doit-on lui présenter comme modèle ? - le philologue : il apprend à bûcher. - Quel est l'homme parfait ? - Le fonctionnaire de l'État. - Quelle est la philosophie qui donne la formule supérieure pour le fonctionnaire de l'État ? - Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placé sur le fonctionnaire en tant qu'apparence. » - »[31]

Ainsi, la philosophie universitaire est-elle ennuyeuse, approximative, arbitraire, etc. en bref, une fumisterie de la culture moderne. À ce propos, Nietzsche cite l'anecdote du philosophe qui demandait à une personne en deuil la cause de son malheur ; quand on lui eu appris qu'un grand philosophe venait de mourir, il s'étonna : un philosophe ? Mais… il n'a jamais affligé personne !

Comme ce philosophe, il faut dire, selon Nietzsche, que la philosophie universitaire n'afflige personne, et que cela même est affligeant ! La solution pour remédier à cette situation serait alors d'expulser les « philosophes » de l'université, de leur retirer leur traitement pour faire le tri, voire de les persécuter. On verrait ainsi où sont les véritables penseurs, comme l'était Schopenhauer[32].

Critique des philistins de la culture[edit]

Cette critique de la philosophie universitaire est un aspect capital de la critique générale que Nietzsche adresse à ceux qu'il appelle les philistins de la culture et qui révèle l'état misérable de la civilisation allemande, notamment depuis sa victoire militaire sur la France, victoire qui a marqué, selon lui, la fin lamentable de l'histoire de l'abêtissement millénaire de l'Allemagne. Il y a donc d'une part un constat : les insuffisances de la civilisation allemande, que Nietzsche généralise :

« - je l’ai imputé aux Allemands, comme philistinisme et goût du confort : mais ce laisser-aller est européen et « bien d’aujourd’hui », pas seulement en morale et en art. »

Nietzsche critique particulièrement l'illusion qu'avaient les allemands, après leur victoire contre la France en 1870, à savoir que cette victoire militaire signifiait également une victoire culturelle, une supériorité de la culture allemande sur la culture française. Au contraire, Nietzsche affirme que malgré sa défaite militaire, la France a conservé sa domination culturelle.

Et, d'autre part, une question : quel doit être le but de toute civilisation ?

Critique de la démocratie[edit]

L'élitisme de Nietzsche s'oppose nettement au développement moderne de la démocratie, parce que Nietzsche refuse catégoriquement l'idée d'une égalité entre les hommes, héritée du christianisme. Mais cette critique doit être nuancée selon les intentions de Nietzsche. Il faut en effet distinguer la critique de la démocratie en elle-même, des conséquences que Nietzsche pense pouvoir en tirer.

L'égalitarisme moderne ne peut, selon lui, permettre une haute culture de l'esprit et favorise le ressentiment des incultes. La démocratie, telle que Nietzsche la conçoit, est une idéologie du troupeau qui cherche la sécurité et le bien-être, aux dépens de la supériorité intellectuelle, contre cette supériorité, i.e. en lui faisant la guerre, en se faisant l'ennemi de tout génie : d'où la critique nietzschéenne de l'éducation démocratique moderne, car cette éducation entrave le développement intellectuel et ne produit que des individus à demi cultivés, grossiers voire barbares.

L'esprit démocratique est complaisant, curieux et futile, bariolé et sans goût, sans grande ambition avec ses « petits plaisirs pour le jour et ses petits plaisirs pour la nuit », satisfait de sa médiocrité tranquille et de son bonheur bovin :

« Malheur ! Voici le temps où l'homme ne peut plus donner le jour à une étoile qui danse. Malheur ! Voici le temps du plus méprisable des hommes, qui ne peut même plus se mépriser lui-même.
Voyez ! Je vous montre le dernier homme. »[33]

Mais cette critique virulente s'accompagne d'une nuance capitale, et il faut écarter ici une interprétation qui fait de Nietzsche un opposant absolu à tout démocratisme, comme s'il avait souhaité arrêter le mouvement de l'histoire. Bien au contraire, le nivellement de l'humanité par l'égalitarisme est inévitable ; il conçoit l'idée que l'Europe devra nécessairement s'unifier économiquement, et que l'humanité sera bientôt gérée au niveau mondial (ce qu'il appelle la domination à venir de la Terre). Tout cela va dans le sens d'une homogénéisation des sociétés humaines, d'une médiocrisation marchande généralisée. Mais ce qui compte pour lui, c'est que ce nivellement recèle une nouvelle possibilité de hiérarchie. La socialisation de l'homme (le grégarisme planétaire) revient à bâtir une infrastructure d'où pourront surgir de nouvelles classes dominantes. Cette pensée fait partie de sa grande politique.

Le processus de la civilisation[edit]

Ces critiques de la culture moderne s'accompagnent d'une tentative de repenser les conditions précises de toute civilisation. Comment éduque-t-on les hommes ? Comment l'animal homme est-il parvenu au génie artistique et philosophique ? Voilà qui devrait nous étonner. Mais cela ne nous étonne pas, car nous sommes trop habitués par les valeurs humanistes de l'Occident à considérer l'homme comme une nature donnée une bonne fois pour toutes. Mais, ces préjugés étant écartés, la réflexion sur ce thème de la culture apparaît alors comme un questionnement sur l'animalité de l'être humain et sur l'éducation (discipline, contraintes, etc.) qui lui est donnée. Cette animalité avait été refoulée par la religion, la morale et la philosophie, si bien que la question de l'élevage de l'homme est demeurée inconsciente, comme dans le cas de la volonté morale d'améliorer l'humanité - qui est selon Nietzsche un dressage qui ne se considère pas comme tel, et qui refuse de se considérer comme tel.

La moralité des mœurs[edit]

Le processus qui conduit l'homme à la civilisation commence par la moralité des mÅ“urs : Nietzsche considère en effet l'homme comme un animal auquel on a dû apprendre à promettre en le soumettant aux mÅ“urs et à la loi par un dressage violent et arbitraire (ce dont l'histoire humaine donne des exemples : la torture, la dette à payer en livre de chair, etc.). Le résultat est un animal qui peut tenir sa parole, i.e. dont la volonté se maintient dans le temps, et qui a conscience que cette faculté est une distinction : la capacité de promettre est en effet l'expression de la puissance que l'on possède du fait de la maîtrise de soi que l'on a acquise.

Le droit et la justice[edit]

Dans ce processus, le rôle de la justice est alors de contenir les débordements violents du ressentiment et de la vengeance, et d'imprimer en l'homme, si besoin par la force, un point de vue juridique qui le sépare de ses réactions immédiates (préjudices contre préjudices, violence contre violence) et l'amène à se concevoir comme un être responsable devant la loi.

Le droit dépend de l'équilibre des forces, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de contrat naturel. Nietzsche reprend sur ce point les thèses de Spinoza sur l'équivalence du droit et de la puissance.

La spiritualisation des instincts[edit]

La généalogie montre que les instincts ne sont jamais éradiqués. La conséquence que Nietzsche en tire est qu'une action bonne est une action mauvaise spiritualisée, une action mauvaise est une action bonne restée à l'état de la grossièreté et de la bêtise de l'instinct. La spiritualisation consiste donc à ne pas lutter contre les passions, comme le fait la morale en Occident, mais à leur fixer un point d'application différent.

La domination des hommes sur les femmes[edit]

Nietzsche développe également l'idée que les hommes doivent soumettre les femmes : il estime que c'est là l'expression nécessaire de la spiritualisation des instincts et de la force d'une civilisation :

« Un homme profond, […] profond d'esprit autant que de désirs, doué par surcroît de cette bienveillance profonde capable d'une sévérité et d'une dureté qui se confondent facilement avec elle, un tel homme ne peut penser à la femme qu'à la manière d'un Oriental : il doit voir dans la femme une propriété, un bien qu'il convient d'enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s'accomplit à travers elle. » (Par-delà bien et mal, §238).

Cette domination est pour lui nécessaire à la culture dans la mesure où la femme est un être réactif, c'est-à-dire faible et servile, alors que l'homme est actif, c'est-à-dire créateur (l'homme est l'animal fécond). En tant que telles, les femmes ne sauraient s'accomplir que dans la servitude, et elles ne participent qu'indirectement à la culture, dont elles parviennent parfois à être le centre d'intérêt (par exemple, au Template:XVIIIe siècle). Leur rôle est de mettre des enfants au monde et d'être un divertissement plaisant pour les hommes.

Il faut remarquer que ce statut fonctionnel se retrouve également pour les hommes : les hommes médiocres (i.e. la moyenne des hommes, la masse, sans connotation péjorative) sont des fonctions dans une société, c'est-à-dire qu'ils sont utiles les uns pour les autres (c'est le troupeau, selon l'expression de Nietzsche). C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de supériorité intellectuelle, Nietzsche ne nie pas que certaines femmes ne puissent être exceptionnelles (de même qu'il y a des hommes exceptionnels, mais rares).

L'égalité entre hommes et femmes est une idée démocratique, i.e. pour Nietzsche, un préjugé chrétien, une idée qui a des racines théologico-morales, et qui n'a, de ce fait, aucun rapport avec la réalité naturelle. L'émancipation de la femme s'accompagne en outre de son enlaidissement moral et intellectuel : la femme moderne est sotte et sans intérêt, et, lorsqu'elle commet une Å“uvre, c'est la vanité féminine qui la dicte. L'idée que Nietzsche se fait de la femme en général n'est ainsi pas sans rappeler les jugements de Baudelaire.

La grande politique[edit]

Sa pensée politique, comme il a été vu dans les sections précédentes, est centrée autour des conditions de possibilité de la culture (Cultur). L'inversion des valeurs en est l'une de ces conditions. Mais Nietzsche veut d'abord faire Å“uvre de législateur, et c'est pourquoi il examine les conditions matérielles de l'éducation, du corps et de l'esprit. Il s'inspire sur tous ces points de la culture grecque (seule véritable culture) et de la civilisation de l'Inde (dont le système de caste peut être considéré comme un type sociologique, ce qui ne veut pas dire que ce type doive être imité en tant que tel). Cette partie de sa politique suscite généralement l'indignation, car elle suppose que l'on procède à un élevage conscient de l'homme. Ainsi certains commentateurs (par exemple Barbara Stiegler) estiment qu'à la fin de sa vie consciente, Nietzsche hésita entre un eugénisme actif passant par l'éducation (i.e. une sélection sociale et religieuse que Nietzsche suppose en toute société), et l'idée contraire que toutes les formes de vie sont nécessaires à l'évolution humaine. B. Stiegler note toutefois que "la sélection nietzschéenne s'est (...) construite dans la critique systématique" de la "sélection naturelle darwinienne" [34] — et donc à tout darwinisme social. La conception nietzschéenne de la maladie et de la santé s'oppose en effet au concept darwinien d'une sélection par l' "adaptation", puisque la maladie elle-même peut être bénéfique.

Une nouvelle sélection[edit]

Nietzsche n'a pas voulu lutter contre la dégénérescence en tant que telle (on comprend quelles connotations peut avoir un tel terme) ; car Nietzsche admet que la décadence a un intérêt en tant qu'elle permet le renouvellement, le foisonnement du vivant. Décadence implique affaiblissement, et cette dernière, en tant qu'elle caractérise la vie déclinante qui se détruit déjà elle-même, peut être envisageable dans la mesure où elle permet par contrecoup le développement de la vie montante. Mais la décadence ne peut jamais être éliminée en tant que telle, tout être vivant, même fort, possède ses moments de décadence, d'affaiblissement.

En revanche, Nietzsche désigne par le nom de "ratés" les individus qui ne supportent pas de vivre dans ce monde, et qui y diffusent des idées pessimites, assombrissant ainsi la vie tout entière. Nietzsche estime alors que l'on peut procéder à une sélection par l'établissement de pensées telles que l'Éternel Retour en opposition au nihilisme chrétien. De ce fait, si la décadence est inhérente à tout être vivant, le nihilisme du faible, de celui qui veut se venger de la vie sur les autres, est pour Nietzsche d'autant plus insupportable qu'il est inconséquent parce qu'il porte en lui une logique de destruction totale que l'on peut révéler par la critique violente, notamment de la religion et des idéaux modernes :

« Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu'est ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse. Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu'une résistance est en voie d'être surmontée. Non d'être satisfait, mais d'avoir davantage de puissance. Non pas la paix, mais la guerre. (…) Perissent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'aucun vice? La compassion active pour tous les ratés et les faibles - le Christianisme… » (L'Antéchrist, Avant-propos, §2)

Ainsi, en instaurant une nouvelle hiérarchie de valeurs (par l'Éternel Retour), on favorise la disparition des faibles et des ratés (par une réévaluation des instincts, supprimant ainsi la mauvaise conscience et le ressentiment, ou par la revalorisation du suicide auquel on avait donné mauvaise conscience), de la même manière que le christianisme a contribué activement à l'extermination des forts.

Selon Nietzsche, l'individu lui-même est un processus de sélection: "Un homme réussi (...) est un principe de sélection (...). Bien loin d'aller au-devant d'elle, il examine attentivement l'excitation qui lui vient à lui" [35]. Le vivant, tout comme chez Spinoza, doit distinguer ce qui lui est bon et ce qui lui est nuisible.

Inégalité et « esclavage »[edit]

Si Nietzsche refuse en général les institutions du type État (du moins en tant que stade définitif de la civilisation, mais « sa poigne de fer contraint par la violence la société à se développer », L'État chez les Grecs), sa politique n'en est pas moins, dans certaines limites, autoritaire et très inégalitaire (cf. L'Antéchrist). Selon lui, la préservation des inégalités sociales engendrent une mentalité de castes d'où seule peut surgir une culture féconde et élitiste, délivrée des besoins et des nécessités de la vie. Il juge en conséquence qu'une classe d'hommes vivants par l'esprit et pour l'esprit devrait être protégée de la foule du vulgaire :

« Pour que l'art puisse se développer sur un terrain fertile, vaste et profond, l'immense majorité doit être soumise à l'esclavage et à une vie de contrainte au service de la minorité et bien au-delà des besoins limités de sa propre existence. Elle doit à ses dépens et par son sur-travail dispenser cette classe privilégiée de la lutte pour l'existence afin que cette dernière puisse alors produire et satisfaire un nouveau monde de besoins. » (L'État chez les Grecs).

L'esclavage fait partie de l'essence de la civilisation. Cela ne signifie cependant pas que Nietzsche justifie une suppression de tous les droits : au contraire, pour lui, chacun à des droits suivant la puissance qu'il possède. Mais l'égalité des droits serait selon lui une négation de tout droit et la source véritable de l'injustice, puisqu'il n'est pas vrai que les droits soient également distribués. Les faibles, i.e. la masse des hommes, ceux que l'on appelle pudiquement des travailleurs, ont donc des droits, et on ne trouvera pas chez Nietzsche de légitimation de l'écrasement des plus faibles même s'il parle explicitement d'esclavage (i.e. de travail). De même, il est faux que Nietzsche ait méprisé ce qu'il appelle la médiocrité, i.e. l'homme travailleur, qui réalise sa fonction dans la société. La médiocrité est inévitable et indispensable à toute société. Lutter contre elle (par exemple en voulant écraser les faibles au profit des forts) serait une absurdité qui conduirait à la destruction des sociétés.

Il ressort de sa politique que les plus forts, qui sont ceux qui vivent par l'esprit et qui ont besoin pour cela d'une société hiérarchisée, ont intérêt à protéger les plus faibles, ne serait-ce que pour conserver leur domination en écartant par exemple les causes possibles de révolution. Sur ce point, la pensée de Nietzsche est parfois proche de celle de Nicolas Machiavel.

« S'abstenir réciproquement d'offense, de violence et de rapine, reconnaître la volonté d'autrui comme égale à la sienne, cela peut donner, grosso modo, une bonne règle de conduite entre les individus, pourvu que les conditions nécessaires soient réalisées (je veux dire l'analogie réelle des forces et des critères chez les individus et leur cohésion à l'intérieur d'un même corps social). Mais qu'on essaye d'étendre l'application de ce principe, voire d'en faire le principe fondamental de la société, et il se révélera pour ce qu'il est, la négation de la vie, un principe de dissolution et de décadence.
Il faut aller ici jusqu'au tréfonds des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter ; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s'attache un sens calomnieux ? Le corps à l'intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux - c'est le cas dans toute aristocratie saine - est lui-même obligé s'il est vivant et non moribond, de faire contre d'autres corps ce que les individus dont il est composé s'abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s'étendre accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit et que la vie précisément, est volonté de puissance. » (Par-delà bien et mal).

Le problème de la « race »[edit]

Les hommes que Nietzsche qualifie de supérieurs n'appartiennent à aucune « race », (il nie l'existence de toute race, de toute espèce et même de l'hérédité au sens biologique, car, selon lui, l'individu est le processus même de ce que l'on nomme « l'espèce », l'individuation en tant que volonté de puissance est au-dessus des particularismes nationaux et des idéologies raciales) et à aucune classe particulière. Pourtant, Nietzsche parle d'un problème de la race. Il faut alors considérer deux points de l'interprétation nietzschéenne, pour comprendre en quel sens Nietzsche peut employer le mot de "race" :

  • toute supériorité est selon Nietzsche culturellement construite, et l'authentique culture est dans le même temps un retour à la nature la plus intime de l'individu, i.e. à la nécessité qu'il est, mais cela est réservé à une élite.
  • Nietzsche conçoit l'homme comme volonté de puissance, et il s'interdit de ce fait de considérer que certains groupes humains posséderaient par nature des attributs inhérents qui leur donneraient la supériorité sur les autres.

Le mot de "race" (mot souvent employé au Template:XIXe siècle dans un sens très large, synonyme de communauté, de culture, voir simplement pour désigner certains types de caractères humains) désigne donc chez lui un groupe éthnique dont la culture se transmet par l'éducation, l'habituation, et des prédispositions physiologiques elles-mêmes largement déterminées par l'action de l'homme sur lui-même, c'est-à-dire selon une volonté de puissance. Mais, de ce fait, ces groupes humains ne sont pas statiques, ils subissent les contingences de l'histoire, les influences des autes cultures, etc., si bien qu'une "race", au point de vue de Nietzsche, n'est jamais qu'une communauté de valeurs à une certaine période de l'histoire.

Mais cette communauté de valeurs détermine une sélection sociale qui pèse sur les individus (comme la coutume et l'autorité arbitraire de la moralité des mÅ“urs qui incorpore des valeurs, i.e. des instincts), et élève un type d'homme commun soumis de cette manière à un déterminisme héréditaire :

« Il est tout à fait impossible qu'un homme n'ait pas dans le corps les qualités et les goûts de ses parents et de ses aïeux, même si les apparences semblent montrer le contraire. C'est le problème de la race. Ce qu'on sait au sujet des parents autorise à tirer des conclusions quant à l'enfant » (Par-delà le bien et le mal)

Or, cette détermination "héréditaire" est largement tributaire des contingences historiques, et forme un obstacle à l'éducation d'individus d'exceptions : Nietzsche veut donc abolir les "races" (les cultures existantes qui produisent des particularismes nationaux) pour qu'advienne une caste supérieure qui les dépassent selon les valeurs qu'ils pensent pouvoir déduire de la notion de Volonté de puissance. Pour expliquer l'état présent des nations occidentales, Nietzsche reprent la théorie de l'invasion aryenne (toujours scientifiquement valable, voir cet article) qu'il interprète dans le sens d'une lutte entre formes sociales et culturelles, il dit :

« Il en va de même dans presque toute l'Europe ; la race soumise y a finalement repris la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne, peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : qui nous garantit la démocratie moderne, l'anarchisme plus moderne encore et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, partagée aujourd'hui par tous les socialistes d'Europe, ne soient pas essentiellement un monstrueux attavisme - et que la race des conquérants et des maîtres, celle des Aryens, ne soit pas en train de succomber, même psychologiquement ? »

Bien que Nietzsche reprenne ici, comme on le lui reproche parfois, des descriptions à caractères racialistes, on voit que sa pensée porte essentiellement sur le devenir et les conflits de valeurs culturelles qu'il n'a jamais liés à aucune "race" (ou peuple, ethnie, culture, etc.) déterminée. Or, s'il est vrai que l'histoire de l'Europe résulte foncièrement de la rencontre, en des temps très lointains, de plusieurs peuples aux mÅ“urs différents, mÅ“urs qui se sont opposés et ont créé un ensemble culturel tendu par des contradictions internes, alors il est temps selon Nietzsche d'en finir avec ce passé que l'homme moderne ne parvient pas à digérer, passé qui aboutit aujourd'hui à des conceptions racistes arbitraires, et à des explosions de ressentiment (en particulier le nationalisme et l'antisémitisme) :

« J'apporte la guerre. Pas entre les peuples : je ne trouve pas de mots pour exprimer le mépris que m'inspire l'abomidable politique d'intérêt des dynasties européennes qui, de l'exaspération des égoïsmes et des vanités antagonistes des peuples, fait un principe et presque un devoir. Pas entre les classes ; car nous n'avons pas de classes supérieures… J'apporte la guerre, une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier, éducation, culture : une guerre comme entre montée et déclin, entre vouloir-vivre et désir de se venger de la vie, entre sincérité et sournoise dissimulation » (Fragments posthumes).

Ainsi voit-on que le seul critère déterminant pour Nietzsche est la question de l'affirmation ou de la négation de la vie, et qu'un tel critère ne vient pas substantialiser la nature humaine, qu'il ne permet pas de qualifier un individu selon une race, selon une classe, etc. Sur ce point, il est caractéristique que Nietzsche conçoive le surhomme comme un homme vivant parmi les autres, sans se faire remarquer (le surhomme vie à l'écart, et en particulier, à l'écart de la vie politique).

Le philosophe[edit]

Le philosophe a une place importante dans le développement de la culture. Cette place fait très tôt l'objet des réflexions de Nietzsche : il avait ainsi eu le projet d'écrire un livre sur le philosophe, alors qu'il était encore professeur, et il nous en reste de nombreux fragments. À cela s'ajoute des Å“uvres non publiées (comme Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen et Das Verhältnis der Schopenhauerischen Philosophie zu einer deutschen Cultur), et de nombreux passages des Considérations Inactuelles.

Pour comprendre la place accordée au philosophe par Nietzsche, il faut tout d'abord penser les rapports de la philosophie, de l'art et de la science.

Philosophie, science et art[edit]

Le philosophe est un type d'homme dont l'instinct dominant est, selon Nietzsche, un instinct de connaissance sélectif. Il s'oppose en cela, dans certaines limites, à l'intempérance de la science, qui est pour Nietzsche une forme de barbarie liée à la démocratie. Nietzsche oppose ainsi, en tant que types, le savant et le philosophe : le premier ne fait pas de distinction dans ce qu'il a à connaître, son activité n'a rien de personnelle ; la caricature extrême de la science est l'érudition, forme de "savoir" qui n'instruit pas mais, au contraire, déforme l'esprit et lui est un fardeau. La masse de ce qui est à connaître est en effet infinie et conduit au désespoir de la connaissance.

Cette opposition se manifeste d'abord dans l'Å“uvre de Nietzsche par une critique de l'histoire (cf. l'Å“uvre la plus importante sur le sujet : De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie) et de la philologie (rappellons qu'il était lui-même professeur de philologie) :

« "Du reste je déteste tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter mon activité ou l'animer directement." Ce sont là des paroles de Goethe par lesquelles, comme un Ceterum censeo courageusement exprimé, pourra débuter notre considération sur la valeur et la non-valeur des études historiques. On y exposera pourquoi l'enseignement, sans la vivification, pourquoi la science qui paralyse l'activité, pourquoi l'histoire, précieux superflu de la connaissance et article de luxe, doivent être sérieusement, selon le mot de Goethe, un objet de haine, - parce que nous manquons encore actuellement de ce qu'il y a de plus nécessaire, car le superflu est l'ennemi du nécessaire. Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais autrement que n'en a besoin l'oisif promeneur dans le jardin de la science, quel que soit le dédain que celui-ci jette, du haut de sa grandeur, sur nos nécessités et nos besoins rudes et sans grâce. Cela signifie que nous avons besoin de l'histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l'action, ou encore pour enjoliver la vie égoïste et l'action lâche et mauvaise. Nous voulons servir l'histoire seulement en tant qu'elle sert la vie. Mais il y a une façon d'envisager l'histoire et de faire de l'histoire grâce à laquelle la vie s'étiole et dégénère. C'est là un phénomène qu'il est maintenant nécessaire autant que douloureux de faire connaître, d'après les singuliers symptômes de notre temps. »[36]

De ce fait, le philosophe est plus proche de l'artiste, dans la mesure où il synthétise ce qu'il connaît, c'est-à-dire produit une simplification de la réalité qui a un caractère esthétique au service de la vie et de la culture.

Philosophie et civilisation[edit]

(à faire).

Le philosophe législateur[edit]

Le philosophe est selon Nietzsche l'expression de la plus haute volonté de puissance humaine. C'est en tant que tel qu'il est également un législateur. Mais Nietzsche n'a pas une conception volontariste de la politique ; il ne s'agit pas d'imposer par la force un ordre auxquels les hommes devraient se conformer. Ce volontarisme relève généralement du fanatisme moral. Nietzsche soutient tout au contraire que l'influence des idées est telle, qu'elle peut s'étendre et se développer sur des siècles voire sur des millénaires. C'est le cas, par exemple, de la pensée de l'Éternel Retour : ce n'est pas un programme politique que devrait appliquer un parti ou un régime ; il ne s'agit pas non plus d'en faire un critère pour se débarrasser activement des décadents et établir un ordre des forts. C'est de bien autre chose dont il s'agit, puisque l'idée de Nietzsche est que l'introduction de nouvelles pensées dans le cours de l'histoire est susceptible de le transformer. Ainsi en est-il de la pensée de l'Éternel Retour qui est de ce fait bien au-dessus des divisions de classe, au dessus des nationalistes et des idéologies racistes.

La sélection[edit]

Dans le cadre de sa grande politique, d'une part le législateur est un artiste de l'humanité qui sélectionne son matériau (mais à distance - voir la section précédente), d'autre part Nietzsche pense l'Éternel retour comme un outil de dressage et de sélection. Il y a donc bien chez Nietzsche une forme d'eugénisme, qui doit permettre l'avènement du surhomme. Mais ceci peut donner lieu à des confusions : en effet, Nietzsche pense-t-il par exemple à une politique de destruction ? La réponse est non. Si Nietzsche évoque incontestablement la perspective d'une destruction des ratés, cette destruction est en réalité une auto-destruction. Qui sont en effet, pour Nietzsche, ceux qu'il appelle les "ratés" ? Ce sont ceux qui interprètent moralement le monde, et qui ne peuvent en conséquence supporter d'y vivre (car, nous l'avons vu, le monde et son interprétation morale se contredisent), bref ce sont ceux que ronge le nihilisme. Il n'est donc nul besoin d'une politique aggressive (qui elle-même serait une forme de décadence), mais seulement d'une sélection des interprétations, sélection par laquelle l'interprétation morale pourrait finir par disparaître d'elle-même par auto-contradiction. Pour le comprendre, prenons un exemple : un homme, dans l'Antiquité, ayant appris la doctrine de Platon, se suicida car il estima qu'il ne fallait pas attendre la mort naturelle pour connaître ce monde meilleur décrit par le philosophe. Voilà un exemple de nihilisme pratique et conséquent, qui est aussi une forme d'eugénisme par l'influence des idées. C'est pourquoi on trouvera chez Nietzsche un éloge du suicide, et d'une mise en scène consolatrice de la mort librement choisie, ce qu'il oppose à l'horrible mise en scène de la mort et de ses tourments moraux dans le christianisme : pour Nietzsche, il faut se sentir libre de se tuer, car c'est ainsi un service que l'on se rend à soi-même, et que l'on rend également aux autres quand la vie est devenue insupportable. À noter aussi que dans "Ainsi parlait Zarathoustra" Nietzsche mentionne qu'il faut savoir "mourir au plus haut point de son ascension", lorsqu'il est impossible de se surpasser, et en faisant cela, notre image et notre puissance ne sera pas alternée par les années qui nous aurait resté à vivre (donc à se dégrader) et conséquemment ce sera en tant qu'homme (dans le sens humain) qu'on se sera donné la mort.

Dès lors, Nietzsche se pose les questions suivantes :

  • la crise nihiliste peut-elle être précipitée ?
  • quel type de valeurs permettrait-il de surmonter cette crise ?

Naturalisation de l'homme[edit]

Une réponse possible à la seconde question consiste à se demander s'il est possible de naturaliser l'homme, i.e. à extirper les habitudes idéalistes qui détournèrent les hommes du monde sensible, de la Terre.

Or, puisque la morale des faibles a vaincu, faut-il comprendre que par la critique de cette morale et les réflexions sur la culture, Nietzsche aspire à un retour à des formes anciennes de civilisation, avec tous les aspects violents et cruels que nous avons signalés ? Il faut répondre non, et nuancer cependant cette réponse en indiquant que les temps anciens, pour Nietzsche, sont toujours possibles. Mais, s'ils sont encore possibles, c'est parce qu'il appartient à la Volonté de puissance humaine de s'exercer avec violence dès lors qu'elle n'est pas l'objet d'une autre force qui la contient et la détourne vers des expressions culturelles plus raffinées. Loin de souhaiter la violence pour elle-même, Nietzsche constate qu'elle est naturelle, et qu'il nous appartient de la cultiver dans un sens ou dans un autre.

Mais, quoiqu'il en soit, dès lors que la morale du ressentiment s'est imposée, il serait absurde de faire comme si elle n'avait eu aucune d'influence. C'est pourquoi Nietzsche n'aspire pas à un retour à des temps guerriers, mais à un dépassement des valeurs actuelles qui en conserverait les résultats les plus valables. Il s'y attache par exemple dans Aurore, où il propose de substituer une morale naturelle à la morale chrétienne. Cette substitution conserverait par exemple certaines pratiques de la vertu, mais en leur donnant des buts et des moyens différents. Autrement dit, Nietzsche s'attache à définir une naturalisation de l'homme qui passerait par une spiritualisation des pulsions : par exemple, l'abstinence absolue, valorisée par la morale, devient une abstinence relative qui permet de concentrer et d'augmenter les forces intellectuelles. La haine peut être transformée en amour de ses ennemis, si l'on comprend la nécessité naturelle de l'adversité.

D'une manière générale, les anciennes vertus peuvent ainsi être réinterprétées, tout en supprimant les éléments réactifs qu'elles contenaient ou dont elles étaient issues. La perspective de cette réévaluation est celle de la grande santé.

Grande santé et casuistique de l'égoïsme[edit]

(à faire)

La sélection et l'objectif de la naturalisation de l'homme posent deux problèmes : quelles sont les idées qui auront la plus forte valeur séléctive ? Peut-on poser une fin à cette sélection des interprétations ? L'Éternel Retour vient répondre à la première question, le Surhomme à la seconde.

Éternel retour et surhomme[edit]

Sommaire de la section

La politique de Nietzsche contient deux notions parmi les plus importantes de sa pensée : l'Éternel Retour comme moyen de sélection, et le Surhumain comme fin.

La pensée la plus lourde[edit]

Nietzsche établit une hiérarchie entre les pensées ; s'il juge l'Éternel Retour la pensée la plus lourde, c'est parce qu'elle a la portée éthique discriminante la plus extrême. C'est à ce titre qu'elle fait partie de sa philosophie politique et morale. Mais toute pensée possède une valeur discriminante à des degrés variés, comme par exemple l'évaluation mécanique du monde qui est tout autant sélective que l'Éternel Retour, car elle supprime le point de vue de l'idéal.

Il faut commencer par remarquer que l'Éternel retour nietzschéen se distingue de toutes les anciennes conceptions cycliques (par exemple la perspective de l'Éternel retour tel qu'il est exposé dans les textes brahmaniques) : si la loi du karma lie l'existence future d'un être à son existence passée, et proclame une relation de débiteur à créancier de l'homme à lui-même (l'existence sert à payer les erreurs d'une existence passée), Nietzsche nie toute dette et toute faute, et conçoit le devenir cyclique par delà bien et mal. Le devenir est ainsi justifié, ou, ce qui revient au même, on ne peut l'évaluer d'un point de vue moral.

Cette hypothèse éthique et cosmologique que l'on trouve déjà chez Héraclite et les Stoïciens, peut être déduite du concept de volonté de puissance en admettant certains axiomes ; Nietzsche s'est en effet efforcé de montrer le caractère plausible de son hypothèse :

  • l'être n'existe pas, i.e. que l'univers n'atteint jamais un état final, il n'a pas de but (ce qui implique aussi le rejet de tout modèle mécanique) ;
  • en conséquence, l'univers n'est pas devenu, ce qui signifie qu'il n'a jamais commencé à devenir (rejet du créationisme) ;
  • l'univers est fini (l'idée d'une force infinie est absurde et reconduirait à la religion) ;
  • la volonté de puissance est une quantité de force ; or, selon les points précédents, l'univers est composé d'un nombre fini de forces et le temps est un infini (l'univers n'a jamais commencé à devenir) ; toutes les combinaisons possibles doivent donc pouvoir revenir un nombre infini de fois.

Le nihilisme (il n'y a pas d'être), dans cette pensée, est un état normal, et non seulement un symptôme de faiblesse face à l'absurdité de l'existence. Le but de ce concept est ainsi de proposer une pensée sélectrice par ce nihilisme extrême, idée qui rendrait nécessaire la transformation des évaluations traditionnelles de la morale et de la religion. Penser l'Éternel retour serait alors l'état maximal de la puissance humaine ; c'est par cette pensée assumée jusqu'en ses ultimes conséquences qu'advient le surhomme. En ce sens, la volonté de puissance découle de la pensée de l'Éternel Retour.

L'Éternel retour est ainsi tout autant une hypothèse cosmologique qu'une réalité éthique : « Si le devenir est un vaste cycle, tout est également précieux, éternel, nécessaire. ».

Il n'est pas certain que Nietzsche ait réellement cru à cette idée, au sens classique de tenir pour vrai, puisqu'il lui suffisait de la considérer comme une représentation susceptible de favoriser le développement de la puissance en tant que vie (une réalité éthique). Mais le mensonge et l'erreur sont aussi de tels stimulants…

Transvaluation des valeurs et surhumanité[edit]

La philosophie de Nietzsche se fonde sur cette transformation des valeurs nécessitée par la constatation que « l'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance » et surtout par la pensée de l'Éternel Retour (i.e. la pensée du manque absolu de sens). La conception de cette pensée permet de dépasser l'homme, i.e. non pas de l'éliminer, mais d'abandonner les anciennes idoles par lesquelles l'homme espérait en un autre monde, et d'accepter et d'assumer pleinement la vie en celui-ci avec ce qu'il comporte d'immoral et de blessant. Autrement dit, la transvaluation consiste à penser par-delà bien et mal, alors que tous les philosophes antérieurs pensaient dans les limites de la morale idéaliste.

Le Surhomme[edit]

Ainsi, contrairement à ce que l'on entend souvent, le surhomme nietzschéen n'est pas un homme surpuissant, physiquement ou intellectuellement :

« Le mot « Surhomme » dont j'usais pour désigner un type d'une perfection absolue, par opposition aux hommes « modernes », aux « braves » gens, aux chrétiens et autres nihilistes, et qui, dans la bouche d'un Zarathoustra, devait donner à réfléchir, ce mot a presque toujours été employé avec une candeur parfaite au profit des valeurs dont le personnage de Zarathoustra illustre l'opposé, pour désigner le type « idéaliste » d'une race supérieure d'hommes, moitié « saints », moitié « génies »… à son sujet, d'autres ânes savants m'ont soupçonné de darwinisme ; on a même voulu retrouver à l'origine de ma création le « culte des héros » de Carlyle, « ce faux monnayeur inconscient », alors que j'avais pris un malin plaisir à n'en pas tenir compte. »[37]

C'est une évolution possible et souhaitée de l'homme : « (…) l'Homme est une chose qui doit être dépassée. C'est-à-dire que l'Homme est un pont et non un terme (…) » (la parabole du funambule de Zarathoustra). L'action de l'homme n'est plus détournée par une pensée et une morale théologique ou plus généralement métaphysique (…) mais par le consentement de son éternel retour : « Je suis moi-même le fatum, et depuis des éternités c'est moi qui détermine l'existence. »

L'Inversion de toutes les valeurs[edit]

Il faut tout d'abord noter qu'il y a une difficulté dans la traduction de l'expression allemande qui a été rendue de plusieurs manières en français :

  • Umwertung aller Werte :
    • Renversement de toutes les valeurs ;
    • Inversion de toutes les valeurs ;
    • Inversion axiologique de toutes les valeurs ;
    • Transvaluation de toutes les valeurs.

On trouve dans l'expression allemande deux fois le radical Wert- ; le préfixe Um- signifie un retour. L'expression pourrait alors être traduite par Reévaluation de toutes les valeurs.

En quoi consiste l'inversion des valeurs ? Nietzsche n'en fait aucun exposé complet ; mais ses Å“uvres abondent en considérations sur ce thème, ou proche de ce thème, considérations qu'il s'agit de réunir et d'interpréter. Par exemple, il résume ainsi sa pensée :

« Qu'est-ce qui peut seul être notre doctrine ? - Que personne ne donne à l'homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même (- le non-sens de l' « idée », réfuté en dernier lieu, a été enseigné, sous le nom de « liberté intelligible », par Kant et peut-être déjà par Platon). Personne n'est responsable du fait que l'homme existe, qu'il est conformé de telle ou telle façon, qu'il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n'est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L'homme n'est pas la conséquence d'une intention propre, d'une volonté, d'un but ; avec lui on ne fait pas d'essai pour atteindre un « idéal d'humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal de moralité », - il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque. Nous avons inventé l'idée de « but » : dans la réalité le « but » manque… On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, - il n'y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n'y a rien en dehors du tout ! - Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l'être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n'est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, - par là l' innocence du devenir est rétablie… L'idée de « Dieu » fut jusqu'à présent la plus grande objection contre l'existence… Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là seulement nous sauvons le monde. - »[38]

Fondamentalement, Nietzsche énonce donc trois réquisits essentiels qui permettent de déterminer l'expression de réévaluation des valeurs (cf. Crépuscule des Idoles, "Les quatre grandes erreurs") :

L'art[edit]

Sommaire de la section

L'art a une place particulière dans la philosophie de Nietzsche : à la fois premier (interpréter, connaître, c'est faire Å“uvre d'artiste) et dernier (le surhumain est un embellissement des pulsions humaines), l'art est l'expression d'une pulsion humaine primitive, celle de créer des formes. À ce titre, la conception nietzschéenne de l'art pourrait être considérée comme englobant et déterminant toute sa pensée, ce qui explique qu'il soit difficile de lui trouver une place appropriée dans un exposé d'ensemble.

Il n'est donc pas surprenant que l'art soit pour Nietzsche le seul facteur justifiant la vie. Pour certains commentateurs (Mathieu Kessler, par exemple, dans Le Dépassement esthétique de la métaphysique), l'art accomplit le dépassement de la métaphysique que préparait la critique généalogique, et il parachève la grande politique en permettant un dépassement esthétique de l'homme vers le surhumain. De ce fait, il est possible de voir dans cette section l'aboutissement de l'ensemble de l'article, c'est-à-dire le cœur de la pensée affirmative de Nietzsche.

Apollon et Dionysos[edit]

La première publication de Nietzsche concernant sa pensée de l'art est La Naissance de la tragédie. Dans cette Å“uvre, il oppose et associe les figures dionysiaque et apollinienne ; cette dualité se retrouve dans les Å“uvres suivantes. Ces deux figures artistiques naissent de l'ivresse. La première est l'ivresse de la décharge d'énergie ; outre que la douleur y joue un rôle essentiel, cette ivresse a une connotation sexuelle explicite :

« Dans la science des mystères la douleur est sanctifiée : le "travail d'enfantement" rendant la douleur sacrée, - tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l'avenir nécessite la douleur… Pour qu'il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s'affirme éternellement par elle-même il faut aussi qu'il y ait les "douleurs de l'enfantement"… Le mot Dionysos signifie tout cela : je ne connais pas de symbolisme plus élevé que ce symbolisme grec, celui des fêtes dionysiennes. Par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie à venir, de la vie éternelle est traduit d'une façon religieuse, - la voie même de la vie, la procréation, comme la voie sacrée… Ce n'est que le christianisme, avec son fond de ressentiment contre la vie, qui a fait de la sexualité quelque chose d'impur : il jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie… »[39]

La seconde figure est une ivresse purement visuelle, qui s'attache à la forme et à la superficie. Par la suite, Nietzsche y ajoutera une troisième forme : la force de la volonté qui se manifeste dans l'architecture. Cette force est une forme classique de l'art, forme qui se pose par elle-même en ne cherchant jamais à plaire. Remarquons que cette dernière forme d'art peut être rapprochée de l'éloge de Rome dans L'Antéchrist.

Ces deux premières figures ont des expressions esthétiques qui leur sont propres :

« Que signifie les oppositions d'idées entre apollinien et dionysien, que j'ai introduites dans l'esthétique, toutes deux considérées comme des catégories de l'ivresse ? - L'ivresse apollinienne produit avant tout l'irritation de l'Å“il qui donne à l'Å“il la faculté de vision. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l'état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu'il décharge d'un seul coup tous ses moyens d'expression, en expulsant sa force d'imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d'art d'imitation. »[40]

Mais l'une des premières formes d'art à laquelle Nietzsche se soit intéressé (dans La Naissance de la tragédie) est la tragédie qui réunit l'apollinien et le dionysien.

La tragédie[edit]

La tragédie grecque est pour Nietzsche l'expression d'un aspect essentiel de la culture grecque : le pessimisme de la force. À ce titre, elle témoigne d'une culture réussie jusqu'à un certain point (mais dans l'ensemble la civilisation grecque est pour Nietzsche un échec), ce dont témoignent en particulier les philosophes Présocratiques.

La tragédie naît selon Nietzsche de l'orgiasme dionysiaque : extériorisations incompréhensibles des pulsions populaires. Les hommes sont en extase, i.e. hors d'eux-mêmes, ils se sentent ensorcelés par le dieu. Ces manifestations de folie populaire n'ont pas seulement existé dans l'Antiquité, on les retrouve chez les danseurs de St. Guy.

L'art est, selon Nietzsche, un pont entre deux impulsions symbolisées par des dieux : Apollon et Dionysos. La tragédie antique est l'accouplement de ses deux impulsions qui se combattent sans cesse.

Ces deux dieux s'expriment primitivement comme des forces de la nature qui se passent du travail de l'artiste. Elles jaillissent au sein du rêve et du délire. L'opposition de ces forces ne doit pas être exagérée : elles produisent des effets bien différents, mais possèdent quelques points communs. Dans les dernières Å“uvres de Nietzsche, ces forces semblent même être absorbées dans le seul élément dionysiaque, au point que certains commentateurs ont pu soutenir que le dionysiaque était l'élément originel dont l'apollinien est seulement dérivé.

Apollon est le dieu brillant, prophète, qui représente les arts plastiques, le rêve, la belle apparence, le plaisir des formes. Cette beauté de l'apparence n'exclut pas la représentation de sentiments déplaisants. Mais le caractère esthétique qui s'en dégage embellit la vie, et encourage les hommes à vivre. C'est là pour Nietzsche son aspect nécessaire : sans Apollon, la vie ne serait pas digne d'être vécue.

L'esthétique d'Apollon est la mesure, le calme de la sagesse, la grâce. Au milieu des tempêtes de l'existence, l'aspect solaire et paisible d'Apollon est sublime.

Dionysos est l'ivresse, ivresse des narcotiques, du printemps qui abolit la subjectivité des fous de Dionysos. Dionysos est la volupté de la nature spontanément surabondante. C'est une maladie populaire qui se retrouve dans plusieurs civilisations. Le principe dionysiaque dissout l'individualité et permet à l'homme de renouer avec la nature et l'humanité : c'est le mystère de l'Un originaire qui ensorcelle tous les êtres et les font danser tous ensemble. L'homme devient l'Å“uvre d'art d'un dieu.

« La psychologie de l'orgiasme comme d'un sentiment de vie et de force débordante, dans les limites duquel la douleur même agit comme stimulant, m'a donné la clef pour l'idée du sentiment tragique, qui a été méconnu tant par Aristote que par nos pessimistes. La tragédie est si éloignée de démontrer quelque chose pour le pessimisme des Hellènes au sens de Schopenhauer qu'elle pourrait plutôt être considérée comme sa réfutation définitive, comme son jugement. L'affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable - c'est ce que j'ai appelé dionysien, c'est en cela que j'ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. »[41]

Décadence de la tragédie[edit]

La tragédie est morte tragiquement ; son agonie a nom Euripide[42]. Selon Nietzsche Euripide a en commun avec les poètes de la nouvelle comédie, de faire entrer le spectateur de la vie quotidienne sur la scène. Alors que les anciennes tragédies représentaient les héros dont l'idéalisation élève l'âme du spectateur, la tragédie d'Euripide représente le commun, le bas, elle est un miroir rhétorique de la vie des spectateurs qui s'y contemplent. Ainsi Euripide a-t-il popularisé la tragédie, en faisant parler le peuple :

« J'ai introduit sur la scène des choses domestiques, qui sont usuelles et familières »[43].

Il croyait ainsi lutter contre la décadence de la tragédie, tragédie qui, selon Nietzsche, était en réalité déjà morte. Fort de cette croyance, il crût que l'effet de l'art n'était pas adapté au public athénien. Il conçut alors une forme d'art, dont la loi, selon Nietzsche, peut être exprimée ainsi comme la loi d'une esthétique rationaliste : Tout doit être de l'ordre de l'entendement pour que tout puisse être entendu. Euripide envisage ainsi de manière critique toutes les parties de l'art : le mythe, la structure dramatique, la musique, la langue, etc.

Par exemple, Euripide dévoile toute l'intrigue dans le prologue de ses pièces, contrairement à Eschyle et Sophocle, qui, dans les premières scènes, font subtilement comprendre aux spectateurs ce qui doit se produire.

Ainsi Euripide est-il le premier dramaturge à concevoir une esthétique consciente : « Tout doit être conscient pour être beau », principe qui le fait proche de Socrate.

Or Socrate fut, dans la tragédie, et dans le drame musical en général, l'élément de sa dissolution. Socrate est selon Nietzsche un personnage anti-tragique. La décadence de la tragédie s'exprime dans les pièces d'Euripide, ami de Socrate, dont on rapporte qu'il aida le dramaturge pour la composition de ses œuvres.

Nietzsche discerne plusieurs traits de l'évolution de la tragédie qui en montrent la décadence :

  • l'érudition, le savoir conscient : l'art perd son impulsion dionysiaque. L'équilibre de la lutte tragique est rompu ;
  • le spectacle devient un jeu d'échecs, une intrigue bourgeoise, i.e. que le raisonnement et l'examen y sont introduits :
« De tels sentiments, c'est pourtant moi qui les inculquai à ceux-ci, en introduisant dans l'art le raisonnement et l'examen ; si bien que désormais on sait concevoir toutes choses, distinguer, et notamment tenir sa maison, ses champs et son bétail mieux qu'auparavant en y regardant bien : "Comment va cette affaire ? Pourquoi ? À quoi bon ? Qui ? Où ? Comment ? Quoi ? Qui m'a pris cela ?" »[44]
  • la rhétorique l'emporte sur le dialogue : les personnages deviennent bavards et artificiels ;
  • la dialectique envahit les héros de la scène ;
  • l'esprit de la musique est perdu ;
  • Euripide introduit le spectateur dans la tragédie : ce spectateur, c'est Socrate.

Wagner et la musique[edit]

Wagner est étudié par Nietzsche (dans Le cas Wagner en particulier) comme un cas typique de la modernité. Selon lui, en effet, la compréhension du compositeur permet de faire la lumière sur la psychologie de l'homme moderne. Wagner représente ainsi, selon Nietzsche, un cas typique de romantisme qui finit dans l'adulation de la croix (Parsifal).

Physiologie de l'art[edit]

Nietzsche n'a pas, à proprement parler, d'esthétique ; ses thèses sur l'art sont essentiellement d'ordre physiologique :

« Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l'ivresse. Il faut d'abord que l'ivresse ait haussé l'irritabilité de toute la machine : autrement l'art est impossible. Toutes les espèces d'ivresses, fussent-elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d'art : avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme de l'ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De même l'ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l'ivresse de la fête, de la lutte, de l'acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l'ivresse de la cruauté ; l'ivresse de la destruction, l'ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l'ivresse du printemps, ou bien sous l'influence des narcotiques ; enfin l'ivresse de la volonté, l'ivresse d'une volonté accumulée et dilatée. - L'essentiel dans l'ivresse c'est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l'empire de ce sentiment on s'abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, - on appelle ce processus : idéaliser. » (Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », § 8).

Physiologie du beau[edit]

L'art naît d'un sentiment d'ivresse, d'une excitation communicative. Ces états physiologiques et psychismes n'ont donc pas de liens nécessaires avec le beau. Cela n'empêche pas de faire une physiologie de la beauté et de la laideur :

« Rien n'est beau, il n'y a que l'homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c'est sa première vérité. Ajoutons-y dès l'abord la deuxième : rien n'est laid si ce n'est l'homme qui dégénère, - avec cela l'empire des jugements esthétiques est circonscrit. - Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l'homme. Cela le fait songer à la décomposition, au danger, à l'impuissance. Il y perd décidément de la force. On peut mesurer au dynamomètre l'effet de la laideur. » (Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », § 20).

L'esprit de la musique[edit]

Résumé du livre de E. Dufour, L'Esthétique musicale de Nietzsche, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005.


La musique est pour Nietzsche une chose essentielle. D’abord, Nietzsche a fait de la musique avant de faire de la philosophie – et ses Å“uvres musicales ont été publiées chez Barenreiter en 1976. Beaucoup ont été enregistrées : on trouve p.ex. chez Deutsche Grammophon l’intégrale de lieder de Nietzsche par Dietrich Fischer-Dieskau. Ensuite, Nietzsche a fréquenté un nombre incroyable de musiciens ou plus largement de gens qui travaillent dans le milieu de la musique. Il y a bien sûr Richard Wagner qu’il rencontre à Leipzig le 8 novembre 1868 et dont il est l’ami, jusqu’à la rupture qu’on peut situer au moment du premier festival de Bayreuth. Mais il y a aussi le musicologue Carl Fuchs, ainsi que les chefs d’orchestre Hans von Bülow, Felix Mottl, ou encore son ami et pour ainsi dire secrétaire Peter Gast. Enfin, Nietzsche n’a cessé de réfléchir sur la musique. D’une part, les autres arts ne l’intéressent pas, et l’on trouve à leur propos seulement quelques remarques de notre auteur – de sorte qu’il y a bien, chez lui, une attitude typiquement romantique qui confère à la musique un privilège incontestable ; d’autre part, tout autant le premier livre qu’il publie en 1871, La Naissance de la tragédie, que les derniers livres de 1888 – tout particulièrement Le Cas Wagner, dont le sous-titre est « Un problème pour les musiciens » – portent exclusivement sur la musique.

En fait, s’il y a bien une diversité absolue des thèses défendues par Nietzsche pendant les différentes périodes de sa vie, comme on le verra, sans qu’on puisse trouver un dénominateur commun ou même sans qu’on puisse établir une continuité toute lisse en vertu de laquelle la première thèse mènerait à la deuxième et la deuxième à la troisième, l’unité – car il y a bien une unité et une unité véritable dans la philosophie de la musique de Nietzsche – se trouve uniquement dans la question qu’il pose, c’est-à-dire dans le problème qu’il soulève pendant toute sa vie. Cette question, c’est celle des conditions de possibilité d’un discours sur la musique. S’il y a donc bien chez Nietzsche quelque chose qui reste le même, c’est une préoccupation qui revient inlassablement de 1871 à 1888, celle de savoir comment on peut légitimement parler de la musique, comment donc on peut construire à propos de la musique un discours qui possède une pertinence et une validité. Autrement dit, l’examen de ce que Nietzsche dit à propos de la musique n’a pas seulement un intérêt historique – savoir ce que l’auteur de Zarathoustra affirme à propos de la musique ; mais il a un intérêt proprement philosophique, pour autant qu’il nous fait réfléchir sur la légitimité des différents discours que tiennent les gens lorsqu’ils parlent – ou plutôt prétendent parler – de la musique.

Examinons désormais, à l’aune de cette unique question, les différents discours de Nietzsche sur la musique.



I. La métaphysique de la musique dans La Naissance de la tragédie[edit]

Le premier livre publié par Nietzsche est donc La Naissance de la tragédie. La thèse d'E. Dufour est que ce livre a pour unique objet la musique. On y trouve certes la distinction entre apollinien et dionysiaque, autour de laquelle est ordonné le discours de Nietzsche. Cette distinction a certes une dimension métaphysique, puisqu’elle est la manière dont Nietzsche reprend et développe la métaphysique schopenhauérienne, à laquelle il adhère à cette époque – tout comme Richard Wagner d’ailleurs. Mais cette métaphysique est développée dans un seul et unique but : faire valoir la musique wagnérienne – et plus exactement l’opéra Tristan et Isolde, l’unique Å“uvre musicale citée dans ce livre – comme le renouveau de la musique qui s’est perdue depuis la tragédie grecque. Je souligne, d’une part, que le couple apollinien-dionysiaque apparaît déjà dans deux écrits de Wagner, Art et révolution et De la destination de l’opéra, bien qu’il ait toutefois chez le musicien un sens différent de celui que lui confère Nietzsche ; et, d’autre part, que c’est aussi Wagner qui établit un lien entre ses propres Å“uvres lyriques et la tragédie grecque, dès Art et révolution.

Donc, dès le début du livre, Nietzsche introduit la distinction entre apollinien et dionysiaque. Cette distinction sert à distinguer les arts plastiques de la musique, donc à déterminer la spécificité de celle ci et, on le verra, sa supériorité, mais elle sert aussi – et c’est par là, que, par souci de clarté, nous commençons – à mettre en évidence la structure du monde. E. Dufour souligne deux éléments importants : 1) le premier, c’est que la conception de la musique qu’on trouve ici est la même que celle qu’on trouve, non seulement chez Schopenhauer, mais également chez Wagner qui publie un peu avant La Naissance de la tragédie un opuscule intitulé Beethoven ; 2) la seconde, c’est que, dans les trois cas, la musique n’est pas expliquée à partir d’elle-même, mais à partir d’une certaine conception du monde dans sa totalité, à partir d’une certaine métaphysique, raison pour laquelle c’est d’une « métaphysique de la musique » qu’il s’agit ici.

Conformément à la métaphysique schopenhaurienne, telle qu’elle est entre autres exposée dans Le Monde comme volonté et comme représentation, le monde est pour Nietzsche double. Le monde, c’est d’abord pour moi le monde de la représentation. Or, étant donné que l’espace est un élément a priori par lequel le sujet connaissant se représente le monde, le monde de la représentation est le monde dans lequel, non seulement j’appréhende tous les objets qui apparaissent dans mon horizon perceptif comme séparés et distincts les uns des autres, mais aussi (dans lequel) je me pose, à titre de sujet percevant, comme distinct du monde que je perçois. Autrement dit : le kantisme de Schopenhauer consiste à affirmer que l’espace n’est pas dans le monde extérieur, dans la chose en soi, mais qu’il relève d’une préstructuration de ma propre subjectivité que je plaque ou que je projette dans les choses. Voilà ce qui permet de comprendre pourquoi Schopenhauer oppose au monde comme représentation le monde comme volonté. Si le sujet se connaît médiatement comme représentation – c’est-à-dire comme objet au moyen de ce que Kant appelait déjà intuition sensible et concept –, il se connaît immédiatement comme volonté – et, par là, atteint l’essence du monde, c’est-à-dire le monde tel qu’il est derrière son apparence comme représentation. Par et dans l’acte volontaire, je saisis, au moyen de ce que Schopenhauer appelle le « sentiment », que je suis, tout comme le monde extérieur, irréductible à la connaissance qui passe par la représentation et me donne à connaître des objets séparés les uns des autres soumis à une causalité aveugle, c’est-à-dire uniquement compréhensibles au moyen du mécanisme. Et, comme l’espace est le propre de la représentation, le sentiment volontaire, dont l’espace n’est pas une condition de possibilité, me fait connaître, non seulement moi-même comme chose en soi, mais aussi le monde lui-même comme chose en soi. Autrement dit : puisque c’est l’espace qui sépare et distingue les êtres les uns des autres, le sentiment volontaire, au moment où il me permet de me découvrir dans mon irréductibilité à la représentation, me permet aussi de découvrir le monde dans son irréductibilité à la représentation – dans la mesure où, derrière la diversité des êtres phénoménaux du monde propre à la représentation, il ne peut y avoir qu’une seule et unique chose en soi, c’est-à-dire une seule et unique volonté dont procède la diversité des êtres phénoménaux.

Voilà ce qu’il est important de rappeler si l’on veut comprendre le critère qui permet, chez Schopenhauer mais aussi chez le Nietzsche de La Naissance de la tragédie, de distinguer la musique des autres arts. En effet, tous les arts autres que la musique sont, pour Schopenhauer comme pour Nietzsche, représentatifs ou figuratifs : il représentent le monde des phénomènes. Seule la musique, comme on commence à le proclamer à la fin du XVIIIe, est un art non représentatif ou non figuratif. Ce qui veut dire, en langage schopenhauérien (ou nietzschéen) : seule la musique peut exprimer la Volonté ou essence du monde.

Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, reprend littéralement la thèse selon laquelle la musique exprime la Volonté ou ce qu’il appelle encore dans ce texte l’Un originaire, l’Unité originaire. Mais ce n’est pas dans le même sens que, selon Nietzsche, la musique exprime l’Un originaire. Car, selon Schopenhauer, c’est la musique en général qui exprime l’un originaire, au sens où cette expression est – pour ainsi dire – une caractéristique structurelle de la musique. Ce n’est pas le cas pour Nietzsche dans la mesure où il affirme que la musique s’est perdue entre les deux pôles qui fixent sa naissance (la tragédie grecque) et sa renaissance (Tristan de Wagner). Dès lors, la question n’est plus : en quel sens la musique en général exprime l’Un originaire, mais : en quel sens le Tristan de Wagner exprime l’Un originaire – et Dufour rappelle à ce propos que Schopenhauer, qui jouait après les repas des airs de Rossini sur sa flûte, n’aimait pas Wagner.

L’argument de Nietzsche consiste à mettre en évidence les caractéristiques du drame musical wagnérien – ce qu’il fait d’ailleurs essentiellement dans les fragments posthumes, dans lesquels on trouve les arguments, c’est-à-dire pour ainsi dire tout l’échaffaudage, qu’il fait disparaître dans les textes publiés.

La distinction fondamentale établie dans La Naissance de la tragédie entre apollinien et dionysiaque correspond à la distinction schopenhauérienne entre représentation et volonté. L’apollinien correspond à tout ce qui relève du monde de la représentation, donc à tout ce qui possède une existence phénoménale. Autrement dit : l’apollinien, c’est tout ce qui est individualisé, tout ce qui possède une forme et des contours fixes et distincts le séparant de ce qu’il n’est pas. En revanche, le dionysiaque correspond à ce qui est en deçà du monde phénoménal de la représentation, bref, à tout ce qui est mobile et changeant, c’est-à-dire encore : à tout ce qui n’a pas de contour et donc de détermination et, de plus, à ce qui constitue non seulement l’origine des formes fixes et figés, mais aussi leur fin ou leur but, pour autant que tous les êtres déterminés finissent par retourner dans l’Unité originaire qui en constitue le fondement. Bref, l’apollinien correspond à l’être, et le dionysiaque au devenir.

Nietzsche distingue en conséquence dans sa métaphysique deux espèces d’art qu’il oppose : l’art apollinien et l’art dionysiaque . L’art apollinien représente ce qui est individualisé  : il s’agit certes de l’art plastique (la peinture) , mais aussi d’une large part de la poésie . Le propre de l’art apollinien est de passer par la médiation de l’image ou du mot, lesquels symbolisent toujours quelque chose qui possède une identité , de sorte que nous pouvons déterminer cette chose et la distinguer de ce qu’elle n’est pas. L’apollinien est lié à l’individuation, à la mesure , à la clarté et à la distinction. Les arts apolliniens sont des symboles de symboles, puisqu’ils représentent le monde apollinien qui n’est qu’une apparence (illusion) engendrée par la volonté.

Par opposition, la musique est le seul art dionysiaque. Elle est, écrit Nietzsche, « une reproduction immédiate de la volonté » La musique est pour Nietzsche un langage signifiant qui possède, à ce titre, un sens extra-musical. Autrement dit : le musicien ne se contente pas de manier des hauteurs et des durées, mais il exprime, par le moyen des sons, la volonté. On peut désormais comprendre le statut du drame wagnérien et plus précisément de Tristan et Isolde.

La relation, dans le drame musical, entre l’élément dionysiaque et l’élément apollinien est le même que la relation entre la volonté et le monde des phénomènes. Le monde des sons, qui « provient de la nuit », s’incarne dans le monde plastique. Ce qui se passe sur la scène, c’est-à-dire les personnages, les situations, mais aussi le texte, voilà la dimension apollinienne qui procède de la musique. C’est en ce sens que la tragédie naît « de l’esprit de la musique », pour reprendre le sous-titre de La Naissance de la tragédie, que Nietzsche supprimera dans la seconde édition. Ainsi les héros de Wagner naissent-ils de la musique – écrit littéralement Nietzsche – (de la même façon que, dans la tragédie grecque, ce qui se passe sur scène n’est qu’une vision du chÅ“ur).

En ce qui concerne la structure proprement musicale, l’expression musicale de l’unité originaire n’implique pas le refus de toute musique imitative qui subordonne la musique au monde phénoménal. Au contraire, elle passe par cette expression qui seule peut donner un langage – et Dufour cite un passage de Richard Wagner à Bayreuth, dans lequel Nietzsche parle de l’œuvre de Wagner en général – « Ã  tout ce qui dans la nature, ne consentait pas à parler ; rien n’y saurait rester muet. Aurore, forêt, brouillard, précipices ou sommets, frisson de la nuit ou clair de lune, il [sc. Wagner] s’y plonge et prête l’oreille à leur secret désir ; eux aussi veulent une résonance . »

Cependant, si la musique est le seul art dionysiaque, c’est parce qu’elle possède le pouvoir de montrer comment chaque phénomène individualisé qu’elle peint, avec ses contours clairs et distincts, finit par se dissoudre dans la volonté qui l’a engendré. Autrement dit : l’expression, par la musique, de la volonté originaire, ne va pas sans la représentation des phénomènes singuliers. C’est la raison pour laquelle la musique n’est l’expression de la volonté que pour autant qu’elle est la représentation des passions humaines.

Il y a dans Richard Wagner à Bayreuth un texte fondamental dans lequel Nietzsche met en évidence ce qui distingue la représentation musicale de la passion chez Wagner, de celle qu’on trouve chez ses prédécesseurs . Nietzsche y explique que, jusqu’à Beethoven et Wagner, la musique représente un ethos, c’est-à-dire un état d’âme (Stimmung), et non pas un pathos c’est-à-dire une passion. La représentation de l’ethos est celle d’un état d’âme fixe, statique et figé, alors que la représentation du pathos est la représentation du mouvement continu au sein duquel cet état d’âme se déploie. Ce qui, d’ailleurs, caractérise la musique de Beethoven, ajoute Nietzsche, c’est qu’il cherche à peindre le pathos au moyen de l’ethos. Autrement dit : il ne décrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers états ou moments d’une manière continue, mais il isole dans ce cours continu différents états statiques qu’il conserve à titre d’images fixes en les sortant du mouvement dans lequel elles sont prises. Autrement dit : Beethoven découpe dans le mouvement continu du pathos une succession d’instantanés qui donnent l’illusion du mouvement, sans montrer comment chaque étape, chaque instantané procède de l’étape qui précède et mène à celle qui suit . La grandeur de Wagner, lit-on dans le même texte, c’est d’être le premier à peindre ce flux continu par lequel la passion traverse divers états. Si Wagner est le premier à donner une image musicale adéquate de la passion, c’est parce qu’il est le premier qui résout l’être dans le devenir et qui donne une représentation adéquate du mouvement et de la temporalité propre à la passion.

Nietzsche écrit dans ce texte : « Mesurée à l’aune de la musique wagnérienne, toute musique antérieure semble rigide et timorée, comme s’il n’était pas permis de la regarder sous tous les angles, comme si elle avait honte. Wagner saisit chaque degré et chaque nuance de sentiment avec une sûreté et une précision extrêmes ». Dans l’aria da capo, forme musicale née du style représentatif, l’affetto est représenté par quelques traits structurels très simples, d’ordre harmonique, mélodique et rythmique, qui en figent pour ainsi dire l’essence. Nietzsche souligne dans le « fragment posthume » qui correspond à ce texte publié les règles fixes et figées auxquelles obéit la rhétorique musicale propre au style représentatif. Il écrit que l’ethos entrave la passion à la manière d’une « loi rigide ». Ce qui est représenté musicalement, c’est par exemple l’essence de l’amour, l’amour dans sa généralité, peint par certains traits structuraux répétés au cours de l’aria. Dans l’aria, l’amour ne bouge pas. La structure exemplaire de l’aria da capo, A B A, le signifie d’ailleurs explicitement : après le premier moment consacré à l’exposition, le deuxième moment introduit une modulation certes inédite mais prévisible, avant la réapparition du premier moment auquel s’ajoutent désormais des ornementations laissées au bon goût de l’interprète.

Autrement dit, l’affetto musical représente une passion abstraite, épurée de son développement, puisqu’on n’assiste ni à sa naissance ni aux aventures par lesquelles cette passion passe – les « intermittences du cÅ“ur » dont parle Proust –, mais cette passion est en outre un abstrait qu’on a vidé de ses caractéristiques particulières et concrètes : l’affetto est un peu analogue à ce que la théorie empiriste de la connaissance appelle l’idée générale par opposition aux sensations concrètes. Si l’ethos est un moment fixe ou figé, la passion (ou pathos) possède en revanche un « développement dramatique qui lui est propre », écrit Nietzsche dans le même texte, avant d’ajouter que chaque passion impose « sa propre forme ». Partant, on ne peut aucunement assigner a priori à chaque passion une expression musicale figée, fixe et identique. Cette expression musicale se découvre a posteriori et impose au musicien qui cherche à la peindre sa forme spécifique, forme qui est toujours inédite et ne peut absolument pas être anticipée. C’est donc d’une lutte contre le système des figures de la rhétorique musicale qu’il s’agit ici. La représentation musicale d’une passion n’acquiert de légitimité que pour autant qu’elle est créée par son auteur (et non pas reprise à une tradition), et elle ne conquiert sa nécessité qu’au sein du développement dans lequel elle naît, de sorte que c’est l’acte musical qui la fait émerger et lui confère une genèse qui lui donne une nécessité.

La « représentation entrelacée des passions individuelles » refuse de dessiner nettement les contours d’une passion : ce serait la fixer et la figer, l’isoler du flux en lui conférant une détermination définitive, et par là même arrêter le mouvement, de sorte qu’on introduirait nécessairement une discontinuité par rapport à la figure qui suit et celle qui précède. Au contraire, les contours de la figure, aussitôt esquissés, ne cessent de bouger et de se dissiper, pour donner naissance à une autre figure. Voilà ce qui, d’une part, permet de conférer à une passion son caractère singulier et concret, parce qu’elle apparaît irréductible à toute autre passion, mais aussi ce qui, d’autre part, permet de la résorber dans le vouloir, puisque le processus d’identification commence par annoncer quelque chose qui va se trouver invalidé par ce qui suit, de sorte que la passion singulière, aux déterminations changeantes et mouvantes, finit par se dissoudre dans une autre figure, c’est-à-dire dans une autre passion.

C’est seulement ainsi que la musique peut conquérir son essence, c’est-à-dire conquérir une temporalité débarrassée de toute tentation spatialisante . Le propre du temps, ce n’est pas d’être mais de devenir : Opéra et drame – texte fondamental de Wagner dont Nietzsche reprend les idées essentielles – distingue explicitement les arts plastiques, dont l’objet est l’être, parce qu’ils sont intimement liés à l’espace, et la musique, dont l’objet est le devenir, parce qu’elle relève non pas de l’espace mais du temps . Lorsque le musicien se donne la mélodie toute faite, comme une structure fixe et figée, il nie la spécificité de la musique et l’assimile par là aux arts plastiques. La mélodie fixe et figée est analogue à l’être présenté par les arts plastiques. Or, le propre de la musique, c’est justement de pouvoir manifester, non pas ce qui est, mais ce qui devient, donc le mouvement et la temporalité dans lesquels une idée mélodique se cherche, se dessine et surgit pour finalement se supprimer dans une autre. Aussi la musique, si elle veut donner une image véritable du temps et conquérir une vérité qu’elle seule peut exprimer, ne doit-elle pas se figer dans une détermination, mais tisser une continuité dans laquelle chaque moment laisse pressentir une détermination prise dans un devenir tel qu’on ne peut jamais anticiper ce qui va suivre à partir de ce qu’on entend. Elle dessine donc un devenir temporel continu dans lequel le temps apparaît dans sa caractéristique véritable, comme un changement incessant, comme un flux. Partant, le rythme, pour autant qu’il spatialise le temps et qu’il immobilise le devenir, reste quelque chose d’extérieur à la musique qui déforme la temporalité véritable. Il faut mettre en évidence les caractéristiques proprement techniques par lesquelles Tristan et Isolde construit un tel devenir musical qui exprime la volonté dans laquelle sont résorbées toutes les formes individuelles.

Premièrement, cette continuité musicale se manifeste dans le refus de la structure de l’opéra, c’est-à-dire la discontinuité instituée par la succession des récitatifs, des airs et des ensembles . Le « mélodie infinie » wagnérienne est précisément un flux mélodique qui ne s’interrompt pas .

Deuxièmement, Wagner construit une continuité véritable au niveau harmonique et mélodique. Dès le Prélude, l’écriture musicale est subordonnée à la mélodie. Qu’on pense par exemple à ce qu’on appelle l’« accord de Tristan », qui est en effet pensé mélodiquement (et non harmoniquement). Son indétermination tonale est due à son aspect horizontal : aussi hésite-t-il temporellement entre le mi mineur et le la mineur et participe-t-il des deux à la fois, sans qu’on puisse accorder un privilège à l’une des deux tonalités . Cet accord n’est pas pensé harmoniquement, en fonction des lois du cadre tonal et des passages (modulations) qu’il autorise et défend, mais en fonction d’un déploiement temporel imprévisible de la ligne mélodique qui intègre des notes de passage inattendues déstabilisant la tonalité. Cette idée vaut pour Tristan dans sa totalité.

De plus, l’écriture musicale de cet opéra est chromatique. Aussi la mélodie contient-elle systématiquement de longues appoggiatures au demi-ton qui introduisent des dissonances. Le chromatisme, qui était auparavant « un élément occasionnel dans un contexte diatonique », devient ici « le fond essentiel » et constitue le moyen par lequel Wagner porte « atteinte à la tonalité » (dixit Jacques Chailley dans son analyse de Tristan).

Plus largement, la musique wagnérienne cherche à instaurer une indétermination tonale systématique, en abusant des notes de passages, des appoggiatures et des modulations, de sorte que la tonalité est constamment brouillée sans que l’auditeur puisse l’identifier. Ce procédé fait de la musique, non pas une succession d’états figés et immédiatement reconnaissables (identification de la tonalité et des modulations successives), mais un pur devenir qui se transforme au sein d’un processus de détermination infini qui n’atteint aucun but, même temporaire.

Wagner rejette toute stabilité ainsi que toute fixité et nous précipite dans l’indétermination et l’incertitude. Aussi y a t-il dans Tristan une véritable continuité et une véritable unité, puisque les contours s’effacent dans un flux mélodique ininterrompu qu’on ne peut pas séparer et découper en moments clairement et distinctement déterminés.

Troisièmement, cette indétermination se retrouve au niveau du rythme. Wagner, on le sait, subordonne le rythme musical au texte c’est-à-dire à l’importance des syllabes – ce qui lui permet de libérer le rythme musical de son assujettissement à la mathématisation et à la mécanisation – bref, à la spatialisation du rythme et donc de la musique.

Dans l’œuvre de Wagner, la volonté de lutter contre les lois qui régissent le rythme musical se manifeste par les modifications systématiques des rythmes et des tempi, ainsi que le remarque Nietzsche . Wagner change systématiquement de mesure, utilisant des mesures binaires et des mesures ternaires successivement ou même simultanément, de sorte que le rythme ne devient pas seulement imprévisible, mais surtout imperceptible, parce qu’il est désormais subordonné aux modulations de la ligne mélodique, elles-mêmes soumises à l’énonciation du vers . Tel est le rythme dionysiaque auquel Nietzsche fait allusion dans La Naissance de la tragédie  : ce rythme se débarrasse de la fixité mathématique et de toute prévisibilité en se subordonnant au drame, au déploiement du vers poétique. La mesure et les temps forts disparaissent, les contours nettement délimités des figures rythmiques se dissolvent, dans la mesure où ils sont happés par un mouvement continu qui les frappe d’indétermination.

La notation, propre à notre musique occidentale, exige une rationalisation et une mécanisation du rythme. La spatialisation du rythme opérée par la partition se manifeste dans les exigences immuables de la barre de mesure et du découpage mathématique des durées qui l’occupent. Cependant, il ne faut pas voir dans cette notation l’essence de la musique. Si la musique n’est que du temps à l’état pur, la partition dénature la musique en ce qu’elle opère précisément une spatialisation du temps. Par là, elle dissout ce qui caractérise le temps et le distingue de l’espace, à savoir le flux ou le devenir. S’il y a une chose que répète Wagner et que reprend Nietzsche , c’est que le rythme constitue l’élément plastique (en langage wagnérien) ou apollinien (en langage nietzschéen) de la musique – autrement dit : ce qui, dans la musique, reste inessentiel et étranger à l’essence de la musique. On a jusqu’à présent pensé la musique en la subordonnant à l’art plastique : en témoignent le primat occidental de la partition, le découpage mathématique du rythme, la subordination de la musique à la danse et son assujettissement aux belles formes . Il faut donc retrouver la temporalité pure de la musique en la libérant de cette subordination aux éléments plastiques – et, pour commencer, il faut libérer la musique de ce carcan mathématique en soumettant l’organisation rythmique à la force et à l’intensité de la dimension poétique des mots.


II. L’esthétique musicale formaliste dans Humain trop humain.[edit]

C'est la deuxième partie du livre d'E. Dufour.

Ce qui est étonnant, c’est de constater le fossé qui sépare les thèses qu’on trouve dans La Naissance de la tragédie et celle qu’on trouve, quelques années plus tard, dans Humain trop humain – c’est-à-dire à un moment où Nietzsche a non seulement rompu avec la métaphysique schopenhauérienne, mais aussi avec la musique wagnérienne. On lit dans l’aphorisme 215 : « En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, ne parle de “ volonté ” ou de “ chose en soi ”. On le voit : Nietzsche, ici, prend explicitement parti contre la thèse majeure de La Naissance de la tragédie. Mieux, ce même aphorisme distingue et hiérarchise deux types d’appréhension de la musique. La jouissance proprement esthétique et musicale est liée aux caractéristiques techniques d’une pièce musicale. Ce qui importe dans la musique, c’est donc l’architecture des sons, le dessin des lignes et des figures, c’est, comme l’écrit Nietzsche, « ce plaisir au fond quasi-scientifique que l’on prend aux habiletés de l’harmonie et de la conduite de la voix ». Bref, la musique n’a d’autre sens que son sens littéral, musical. Si la musique est bien un discours, il s’agit simplement d’un discours musical, qui obéit aux lois d’une syntaxe musicale qu’il faut apprendre à connaître pour pouvoir en parler. La musique n’a donc aucun sens extra-musical. Peu importe ce que la musique peut « exprimer », « Ã©voquer » ou encore « suggérer » : ce ne sont là que des associations d’idées proprement subjectives, qui varient selon les individus et ne sont pas fondées dans la musique même.

Dans Humain trop humain, comme on le voit, Nietzsche quitte le camp de Wagner pour rejoindre celui de son ennemi le plus éminent, à savoir le musicologue Edouard Hanslick, qui fait paraître en 1854 l’ouvrage intitulé Du beau dans la musique, dans lequel on trouve le premier développement d’une conception de la musique qui s’oppose, non seulement à l’esthétique du sentiment du XVIIIe – qui fait de la musique (comme son nom l’indique) une expression du sentiment –, mais aussi à la métaphysique de la musique du XIXe précédemment décrite. Cette conception porte un nom : c’est l’esthétique musicale formaliste. Si l’on parle d’« esthétique formaliste » à propos de Hanslick, c’est parce qu’il écrit et explique que, dans la musique, la forme est le contenu même . La forme, c’est la structure proprement musicale de l’œuvre, donc son organisation mélodique, harmonique et rythmique . Hanslick écrit : « â€œ la beauté d’une Å“uvre musicale est spécifiquement musicale ”, c’est-à-dire qu’elle réside dans les combinaisons de sons, sans relation avec une sphère d’idées étrangères, extra musicales ».

L’esthétique musicale proposée par Humain trop humain est donc une esthétique formaliste - telle est la thèse de Dufour. Le seul discours légitime sur la musique, pour le Nietzsche de Humain trop humain, est un discours sur sa forme, c’est-à-dire sur l’organisation mélodique, harmonique et rythmique, sur les intensités et les timbres. Par une telle conception, Nietzsche veut lutter contre tous les discours sur la musique qui, sous couvert de parler de la musique, ne sont rien d’autre que les exhibitions d’états d’âme qui n’ont rien à voir avec la chose même. Une chose est certaine : il faut distinguer l’objet esthétique de ce que le sujet plaque sur lui. Sentiments et idées sont relatifs et contingents : ils ne sont pas contenus dans la musique et ni non plus éveillés par elle d’une façon nécessaire dans l’esprit de l’auditeur. Parler de la musique en décrivant sa structure au sein d’une analyse technique, c’est éviter de parler de soi et de son appréhension proprement subjective de la musique.

L’esthétique musicale proposée par Nietzsche dans Humain trop humain a deux caractéristiques principales. La première caractéristique consiste dans l’éviction du sujet. Ce qui importe pour Nietzsche, ce n’est pas le sujet qui contemple l’œuvre d’art et en qui elle produit un plaisir esthétique. Ce n’est pas la structuration d’une subjectivité esthétique sur laquelle l’œuvre d’art produit un certain effet qu’il faut analyser ; mais c’est la structuration de l’objet lui-même, par exemple en musique la structure de telle pièce. La seconde caractéristique est la suivante : parler de l’œuvre d’art en général ou du beau en soi est un non-sens. Il est remarquable que, lorsqu’il parle d’art, Nietzsche parle toujours de musique et plus exactement de musiciens et d’œuvres particulières. Le discours esthétique est un discours sur les Å“uvrse elles-mêmes, ainsi qu’en témoignent chez Nietzsche les analyses ou remarques très précises à propos d’œuvres singulières, le Prélude de Lohengrin, les premières mesures du second acte du Crépuscule des Dieux.

Remarquons cependant une difficulté. L’esthétique musicale ne doit pas prendre en compte les sentiments et idées que la musique éveille, dans la mesure où ils sont arbitraires et subjectifs. Est-ce à dire alors que l’esthétique musicale n’est rien d’autre qu’un discours technique sur la musique ? L’esthéticien doit-il se limiter à une sèche et aride analyse des partitions, dans laquelle il consignerait les particularités rythmiques et harmoniques de telle pièce, et renoncer à toute interprétation ? Peut-on, dans ce cas, encore parler d’une esthétique ? Il est certain que Nietzsche a raison de vouloir fonder l’esthétique musicale, contre le foisonnement des discours qui prétendent parler de la musique sans qu’y intervienne une seule considération musicale, sur une analyse des partitions. Il est toutefois douteux qu’on puisse réduire le discours sur l’art à des considérations techniques d’où serait exclue toute subjectivité, toute interprétation concernant le sens ou l’effet des procédés musicaux qu’on met à jour. Le discours sur l’art ne saurait être réduit à un jugement de fait qui proscrirait toute appréciation (jugement de valeur).

C’est précisément ce problème, c’est-à-dire l’insuffisance d’une esthétique musicale formaliste qui nous conduit jusqu’à la constitution par Nietzsche de ce qu’il appelle une « physiologie de la musique ».


III. La physiologie de la musique du Nietzsche de la maturité[edit]

C'est la troisième partie du livre L'Esthétique musicale de Nietzsche.

Il y a une idée essentielle et constante dans le discours de Nietzsche sur l’art et plus précisément sur la musique à partir de Humain trop humain. Cette idée est explicitement énoncée dans la lettre à C. Fuchs du 29 juillet 1877 . C’est qu’on ne saurait se contenter de parler des sentiments que suscite en nous une œuvre d’art. Le discours du spectateur sur lui-même et sur ses états d’âme occasionnés par l’œuvre d’art n’apprend absolument rien. Il faut s’intéresser à l’œuvre elle-même et décrire les différents procédés utilisés par un artiste afin de faire surgir la spécificité de son œuvre – le seul discours esthétique légitime consiste donc à décrire les moyens employés par l’artiste. C’est d’ailleurs un tel travail descriptif que, dans cette lettre, Nietzsche recommande à son ami musicologue de faire à propos de Wagner.

Ce faisant, on peut montrer l’intérêt de l’œuvre d’un musicien, on peut même établir les moyens utilisés par l’artiste pour affecter son auditeur – on peut donc en somme mettre en évidence sa singularité : mais on n’établira jamais son infériorité ni sa supériorité par rapport aux autres, et on ne pourra jamais expliquer pourquoi cette Å“uvre me plaît et produit en moi un sentiment esthétique. Autrement dit, on ne peut passer du plan descriptif au plan axiologique, d’un jugement de fait à un jugement de valeur.

Nietzsche ne cesse toutefois, à côté d’un discours purement descriptif sur la musique, d’émettre des jugements de valeur et de critiquer la musique wagnérienne. Cependant, ces jugements de valeur qui conduisent Nietzsche, dans Le Cas Wagner, à ériger la musique de Bizet en antithèse de la musique de Wagner, s’inscrivent à l’intérieur, non pas d’une esthétique musicale, mais d’une physiologie de la musique. « Mes objections à la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon les travestir en formules esthétiques  ? » Ou encore : « la réfutation de W[agner] que donne ce livre [Le Cas Wagner] n’est pas seulement esthétique ; elle est avant tout physiologique ». Si la physiologie de la musique émet des jugements de valeur sur la musique, c’est parce qu’elle s’intéresse à l’effet, à l’affect positif ou négatif que la musique produit sur l’auditeur (« La musique de Wagner me rend malade »).

Nietzsche est convaincu que les jugements esthétiques, dans la mesure où l’on entend par là des jugements de valeur, sont fondés sur des jugements physiologiques : « de la genèse du beau et du laid. Ce qui par instinct nous répugne esthétiquement, c’est ce qu’une longue expérience a démontré à l’homme comme nuisible, dangereux, suspect (...). Sous ce rapport, le beau se situe à l’intérieur de la catégorie générale des valeurs biologiques du nuisible, du bienfaisant et de ce qui intensifie la vie. (...) le sentiment du beau, c’est-à-dire de l’augmentation du sentiment de puissance ». Ou bien : « l’esthétique est indissolublement liée à des conditions biologiques ».

On comprend que, dans les textes de ce qu’on appelle le « Nietzsche de la maturité », c’est la vie qui devient le critère des jugements axiologiques – c’est-à-dire des jugements de valeurs sur la musique.

E. Dufour souligne la chose suivante: ce qui change, donc, ce n’est pas le jugement purement descriptif de Nietzsche sur la spécificité de la musique wagnérienne, mais l’interprétation qu’il en donne. Nietzsche, en ce qui concerne la structure mélodique, harmonique et rythmique de la musique wagnérienne, décrit d’une manière très précise et absolument invariable les procédés techniques par lesquels Wagner instaure une indétermination tonale, mais les interprète d’une manière différente voire même opposée dans La Naissance de la tragédie et dans tous les textes qu’il écrit à partir de Humain trop humain.

Désormais, le choix volontaire par Wagner institue une indétermination systématique, tant au niveau harmonique qu’au niveau rythmique, est expliqué comme une incapacité musicale, comme une impuissance à ordonner le chaos musical . Et nous comprenons en quel sens la musique wagnérienne s’oppose aux « conditions physiologiques de la musique ». Non seulement l’homme est une créature qui introduit des formes et des rythmes dans le devenir afin de l’immobiliser en « choses » et en « Ãªtres », mais, plus largement, le propre de la vie, c’est d’introduire de la régularité et de l’unité dans ce qui, en soi, n’en a pas. Partant, c’est donc bien un refus de la tendance propre à la vie qu’exprime la musique wagnérienne. Par exemple, chez Wagner, « la cessation des grandes périodes rythmiques, le fait qu’il ne reste que des phrases d’une mesure, produit à vrai dire l’impression de l’infini, de la mer ; mais c’est là un artifice, pas la loi normale… Nous aspirons à des périodes . » La musique de Wagner refuse tout ordre et toute unité, elle se borne à construire des moments ou des phrases qu’on pourrait légitimement isoler de ce qui précède et de ce qui suit. Son apparente continuité est due au fait qu’elle se construit dans l’instant, qu’elle entame à chaque instant un processus de constitution sans cesse démenti, qui ne trouve ni repos ni forme ni détermination, et qui se poursuit jusqu’à la fin de l’opéra. C’est en ce sens que la « mélodie infinie » n’est rien d’autre, comme le dit déjà Humain trop humain, que le « règne de l’informe » : elle laisse pressentir quelque chose, commence un processus de détermination, mais la détermination, à peine esquissée, se dissout dans une nouvelle détermination . La mélodie wagnérienne n’a donc qu’une continuité apparente, étant donné qu’elle est dénuée de toute unité, c’est-à-dire qu’elle ne constitue pas une totalité par rapport à laquelle chaque moment prend un sens. Elle est une simple succession d’instants ou de moments, sans qu’aucune loi, aucune règle logique ne nous expliquent pourquoi telle phrase donne naissance à telle autre dans laquelle elle se poursuit. Faute d’une légalité véritable, on voit que seul le hasard détermine l’enchaînement des différentes esquisses. Comme l’écrit le musicien et théoricien André Boucourechliev : « Chez Wagner, changer de tonalité devient un geste tellement constant qu’il se vide de sa capacité à articuler. Moduler – mais venant de quel ton, allant vers quel autre ? Venant, en réalité, d’une modulation, allant vers une autre – c’est-à-dire errant entre les tonalités et par là même les suspendant, les ignorant . »

La myopie de Wagner pour le tout, l’absence d’unité des différents moments trouvent leur pendant dans la surdétermination du détail c’est-à-dire de chaque mesure considérée comme fin en soi, dans le cisèlement maniaque de chaque instant pris isolément . Néanmoins, il ne s’agit nullement, malgré ce que prétend Wagner (et ce que prétendait Nietzsche lui-même encore sous influence), d’une image du temps, mais d’une image de ce qui s’oppose au temps, d’une image d’un chaos qui nous fait pressentir quelque chose qui n’arrive jamais . La musique wagnérienne, dans ses dimensions mélodique, harmonique et rythmique, part « Ã  l’aventure ».

C’est parce que l’idée musicale, lorsqu’elle apparaît, n’est jamais développée, que Nietzsche écrit que Wagner ignore toute « dialectique » (terme pris ici positivement, puisqu’il équivaut au « sens suprême des formes, qui consiste à développer logiquement les plus compliquées à partir de la forme initiale la plus simple »). L’art wagnérien n’est en ce sens rien d’autre qu’un « art de l’amplification », dans la mesure où le musicien ne sait ni « raconter » ni « démontrer (beweisen) » : « Après un thème, Wagner est toujours embarrassé pour continuer. De là la longue préparation – la tension . » Pour poursuivre l’analogie nietzschéenne, on dira que si la musique wagnérienne se contente de poser (setzen) au lieu de composer, c’est parce qu’elle se contente de produire une succession d’affirmations (Behauptungen) qui entretiennent un lien tout extérieur au lieu de construire une preuve ou une démonstration (Beweis) qui seule permettrait d’échapper à la fragmentation . Tous les commentateurs ont relevé les qualificatifs qui reviennent dans les textes du Nietzsche de la maturité : la musique de Wagner met l’auditeur dans le même état qu’un somnambule, elle produit le même effet que l’alcool ou, plus largement, que la drogue . Cela posé, on ne comprend pas le sens de telles comparaisons si l’on fait l’impasse sur les développements qui précèdent. En effet, ce qui caractérise l’alcoolique ou le drogué, c’est qu’ils perdent le sens du temps : non seulement leur présent se dilate, mais ils restent incapables, d’une part, de mesurer le temps qui s’est écoulé et, d’autre part, d’appréhender ce présent par rapport au passé et au futur. Dans les deux cas, la dispersion (ou l’éclatement) des moments fragmentés, soumis à la pure succession, est liée à une acuité excessive des sens dans un présent autonomisé qui s’étire indéfiniment – exactement comme dans le Prélude de Lohengrin, cette étrange impression qu’on assiste à l’avènement de quelque chose qui ne vient pas : ce que Nietzsche appelle le « pressentiment de l’infini ». Le propre de la musique wagnérienne, c’est qu’elle « fait pressentir » (ahnen machen), c’est-à-dire qu’elle nie l’élément fini dans lequel elle se déploie (la succession des sons) en suggérant l’infini (Unendlichkeit). Les comparaisons de Nietzsche, on le voit, ne sont pas anodines, car elles insistent à nouveau sur l’incapacité d’ordonner le moment dans un tout. De même, si la musique wagnérienne est, comme ne cesse de le répéter Nietzsche, l’expression d’une vie malade et dégénérée, c’est parce que la vie malade est celle qui, passive, se perd dans le chaos sans tenter activement de l’ordonner.

La synthèse des critiques de Nietzsche se trouve dans l’affirmation selon laquelle ce qui, chez Wagner, est détestable, c’est « son sens du temps ». Le propre de la musique wagnérienne, c’est qu’elle privilégie le devenir et, par conséquent, l’instant sur le temps comme totalité. Cette musique se meut irrémédiablement dans un instant qui se transforme et se renouvelle sans cesse, dans un instant qui devient sans jamais être, sans jamais pouvoir trouver une détermination et une identité. Non seulement l’instant présent, chez Wagner, ne construit aucune direction déterminée vers laquelle il se projetterait, un futur qu’on pourrait anticiper, mais il opère systématiquement un déni du passé qu’il refuse d’assumer, en recommençant à chaque fois quelque chose de radicalement nouveau. Aussi la musique de Wagner ne procède-t-elle que d’une manière négative, et ce n’est qu’au moyen de prédicats ayant une valeur négative qu’on peut en parler. La musique de Wagner n’affirme pas, ne construit pas, elle n’invente pas, mais elle déconstruit, elle s’oppose, elle nie, tel le lion des « trois métamorphoses » dans le Zarathoustra.

On connaît le texte dans lequel Nietzsche définit le « grand style », c’est-à-dire la volonté de puissance en musique. Il écrit : « Ce style a de commun avec la grande passion qu’il dédaigne de plaire, qu’il oublie de persuader, qu’il commande, qu’il veut… Maîtriser le chaos que l’on est, contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme – devenir logique, simple, non équivoque, mathématique, devenir loi : c’est là la grande ambition ». Le grand style implique donc une loi qui permette d’échapper à l’éparpillement et au morcellement, de sorte qu’une unité régit la diversité. Le grand style rend l’avènement du temps – et le temps, ce n’est nullement le chaos, mais l’ordonnance ou la maîtrise du chaos. D’où, désormais, le lien essentiel de la musique avec la danse, avec la marche, avec la régularité – donc, en un mot, avec l’espace (comme en témoigne aussi le privilège tardif de l’architecture dont Nietzsche dit, dans Le Crépuscule des idoles, que c’est le seul art dans lequel on trouve le « grand style »). En effet, le temps n’apparaît qu’au moyen de la clarté propre aux formes architecturales et plastiques permettant d’introduire une régularité, une légalité dans le chaos, et, partant, de dépasser ce chaos.


Quelques courtes remarques conclusives.[edit]

La première est la suivante. Toutes les critiques de la musique wagnérienne qu’on trouve dans la littérature du XXe siècle, de Debussy à Boucourechliev en passant par Saint-Saëns ou encore Adorno, se trouvent déjà toutes chez Nietzsche – à savoir essentiellement : d’une part, comment peut-on la caractériser autrement que d’une manière négative, dans la mesure où elle est essentiellement réactive et non affirmative, constructive.

Ce qui conduit à ma seconde remarque. La question essentielle, chez Nietzsche, n’est pas seulement celle de savoir comment construire un discours légitime sur la musique, mais elle aussi la question, que Nietzsche pose pour la première fois et qui est la question du XXe siècle, celle de savoir, si après la musique de Wagner et plus largement les transgressions romantiques, la musique a encore un avenir. C’est chez Nietzsche qu’on trouve la première formulation de la question de savoir si la musique, aujourd’hui, n’est pas un art mort, de sorte que la seule voie ouverte serait alors d’inventer d’autres formes d’art. Et, puisque la question est bien celle-là, on peut alors en tout cas se demander si le cinéma, à titre d’art total, qui constitue une union véritable des arts figuratifs comme de l’art non figuratif qu’est la musique, des arts de l’espace comme de l’art du temps, de l’apollinien et du dionysiaque, ne constitue pas précisément cette forme d’art nouvelle…

L'affirmation de la vie par l'art[edit]

D'une manière générale, Nietzsche prône l'affirmation de la vie, une affirmation totale, c'est-à-dire une affirmation du plaisir et de la souffrance, une affirmation joyeuse de la vie, même dans tout ce qu'elle a de problématique et d'inquiétant, jusque dans ses recoins les plus dangereux.

Par art, il ne faut pas entendre seulement l'esthétique des Å“uvres d'art, mais, d'une manière générale, ce qui, en l'homme, tend à créer des formes, et à préférer la jouissance de la superficie et de l'illusion. En ce sens, l'art s'oppose à la science, et, dans une moindre mesure, à la philosophie, bien que ces deux dernières activités possèdent également une dimension esthétique. Mais pour comprendre la force affirmative de l'art, il faut comprendre que notre vie, dans les moindres de ses aspects, tient plus de l'illusion, du rêve et du mensonge, que de la "vérité" :

« O sancta simplicitas ! Quelle singulière simplification, quel faux point de vue l'homme met dans sa vie ! On ne peut pas assez s'en étonner quand une fois on a ouvert les yeux sur cette merveille ! Comme nous avons tout rendu clair, et libre, et léger autour de nous ! Comme nous avons su donner à nos sens le libre accès de tout ce qui est superficiel, à notre esprit un élan divin vers les espiègleries et les paralogismes ! Comme, dès l'abord, nous avons su conserver notre ignorance pour jouir d'une liberté à peine compréhensible, pour jouir du manque de scrupule, de l'imprévoyance, de la bravoure et de la sérénité de la vie, pour jouir de la vie ! Et c'est seulement sur ces bases, dès lors solides et inébranlables de l'ignorance, que la science a pu s'édifier jusqu'à présent, la volonté de savoir sur la base d'une volonté bien plus puissante encore, la volonté de l'ignorance, de l'incertitude, du mensonge ! » (Par delà le bien et le mal, Chapitre II. « L'esprit libre », § 24).

Oh Mensch ! Gieb Acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
``Ich schlief, ich schlief -,
``Aus tiefem Traum bin ich erwacht : -
``Die Welt ist tief,
``Und tiefer als der Tag gedacht.
``Tief ist ihr Weh -,
``Lust - tiefer noch als Herzeleid :
``Weh spricht : Vergeh !
``Doch alle Lust will Ewigkeit
``will tiefe, tiefe Ewigkeit !

Les lectures de Nietzsche et autres influences sur sa pensée[edit]

Bien que Nietzsche ne cite que rarement les auteurs qui l'inspirent ou auxquels il s'oppose, c'est un aspect important pour l'étude de ses œuvres. Nietzsche connaissait en effet, soit directement, soit indirectement, tous les auteurs, penseurs, scientifiques et artistes de son temps. Ses lectures sont ainsi très étendues. Lui-même faisait remarquer, à l'occasion de la parution de Par-delà bien et mal, qu'une vaste culture était nécessaire pour saisir et juger de la valeur de cette œuvre.

De ce fait, pour certains commentateurs (comme Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie) il paraît presqu'exclu de comprendre toute l'importance des thèses de Nietzsche, si l'on ignore de quoi s'est nourri sa pensée.

Dans sa jeunesse, Nietzsche lit notamment Ludwig Feuerbach, David Friedrich Strauß, Ralph Waldo Emerson (Essais, dont, par exemple, La Confiance en soi ; les idées de ce dernier essai peuvent être comparées à Schopenhauer éducateur), Lord Byron (Manfred), Friedrich Hölderlin, Arthur Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation).

L'ensemble de sa pensée peut être rapprochée, soit pour en montrer la source, soit pour en montrer les oppositions, à des auteurs aussi variés que :

Philosophes[edit]

Héraclite (pour la négation de l'être, mais Nietzsche demeure méfiant à l'égard du Logos héraclitéen), Empédocle (Nietzsche envisagea de composer une oeuvre poétique intitulée Empédocle ; le personne de Ainsi parlait Zarathoustra peut en être rapproché) Platon (au-delà de la critique du platonisme, Platon est pour Nietzsche la grande figure du législateur), Épicure (selon Nietzsche, un anti-chrétien), Emmanuel Kant, Arthur Schopenhauer, Espinas, Victor Brochard, Stirner (probable mais pas certain), Friedrich-Albert Lange (Histoire du matérialisme), Eugen Dühring (exemple du ressentiment de la justice conçue comme vengeance), Karl Robert Eduard von Hartmann, Herbert Spencer (introduction dangereuse du biologisme dans la morale), Guyau, Fouillée, Paul Réel.

Artistes[edit]

Horace (le plus grand classique), William Shakespeare (surtout pour le personnage de Brutus, dans Jules César) Goethe (modèle de l'individu comme totalité), Friedrich von Schiller, Friedrich Hölderlin, Kleist, Stendhal, Tolstoï, Dostoievski (pour son acuité psychologique), Heinrich Heine, Wagner, Bizet.

Scientifiques[edit]

Ernst Haeckel (Nietzsche critique son monisme qui introduit des concepts métaphysiques dans la biologie), Wilhelm Roux (Der Kampf der Teile im Organismus, 1881 ; c'est l'Å“uvre qui a le plus inspiré Nietzsche pour sa conception de la biologie, du corps humain, de son identité et pour la remise en cause de la notion moderne de sujet), Francis Galton (Inquiries into Human Faculty and Its Development), Nägeli, Ribot (Les Maladies de la volonté), Charles Darwin (L'Origine des espèces par la sélection naturelle).

Historiens[edit]

Salluste, Jacob Burckhardt (Grèce et Renaissance), Paul Deussen (Inde), Renan (Vie de Jésus), Taine.

Influences de la culture française[edit]

Il s'intéressa beaucoup à la littérature française, et en particulier aux moralistes ; citons : François de La Rochefoucauld, Bernard Le Bovier de Fontenelle, Voltaire, Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, Michel de Montaigne, Blaise Pascal, Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Goncourt. Soutenant une conception classique de l'art, il admire la clarté du style français, les qualités de psychologues des romanciers français (Guy de Maupassant), et il ne fut pas indifférent à Molière et Jean Racine. Mais son plus grand modèle fut incontestablement Corneille, exemple de peintre de la volonté.

Les hommes politiques[edit]

Parmi les hommes politiques que Nietzsche admirait (en tout cas pour certains de leurs traits de caractère, les admirations de Nietzsche étant rarement inconditionnelles), citons : Périclès (condensé du cosmos), Alexandre le Grand (Dionysos fait chair), Jules César, César Borgia, Napoléon Bonaparte.

Postérité[edit]

La philosophie de Nietzsche a eu une très grande influence au XXe siècle. Cette influence concerne surtout la philosophie continentale. À la fin de sa vie, et au début du XXe siècle, ce sont surtout des artistes qui se sont intéressés à sa pensée (Thomas Mann, André Gide, Hermann Hesse). Sa conception de l'homme animal déterminé par l'économie de ses instincts influença également Sigmund Freud. Sa pensée eut de son vivant une influence en scandinavie (Brandes - le "découvreur" de Nietzsche qui fit des conférences sur lui en 1888, Strindberg). Cette influence, dès la fin du XIXe siècle s'étendit ensuite à la France (traduction de Henri Albert), à l'Italie, à la Pologne, à la Russie et à l'Angleterre.

Mais, dans les années 30, les œuvres de Nietzsche furent récupérées par les nazis et les fascistes italiens. C'est à partir des années 60 que Nietzsche devint une référence pour de nombreux intellectuels, en réaction notamment à l'Georg Wilhelm Friedrich Hegel dominant.

C'est seulement à partir de l'édition Colli-Montinari que tous les commentateurs purent accéder aux carnets de Nietzsche, au lieu de recourir à des éditions de fragments posthumes qui ne respectaient pas l'ordre chronologique, et qui se présentaient parfois comme l'œuvre inachevée de Nietzsche qu'il n'aurait pas eu le temps de terminer. Ces éditions, parfois fautives, et non scientifiques par leur caractère sélectif, se sont révélées être des mystifications, puisqu'il est établi depuis les années 1950 que Nietzsche avait abandonné l'idée d'écrire une somme de son "système".

Parmi les grands noms influencés par lui : Alfred Adler, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Albert Camus, Cioran, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Sigmund Freud, André Gide, Hermann Hesse, Carl Jung, Martin Heidegger, André Malraux, Thomas Mann, Rainer Maria Rilke, Max Scheler, Peter Sloterdijk, August Strindberg, Paul Valéry, Rudolf Steiner.

Ces dernières années, surtout dans les milieux intellectuels français, à la suite de l'arrivée de philosophes dits nouveaux (largement en réaction contre l'idéologie de gauche) la philosophie de Nietzsche tend à être rejetée dans le domaine de l'anti-humanisme barbare. Mais de nombreux chercheurs de toutes l'Europe travaillent encore à l'interprétation de Nietzsche, et sa pensée demeure actuelle pour beaucoup de philosophes qui s'interrogent sur l'essence de la civilisation occidentale et son avenir jugé souvent inquiétant.

Les falsifications[edit]

  • La thèse selon laquelle Nietzsche était antisémite est réfutée par Sarah Kofman, dans Le mépris des Juifs, où elle recense tous les textes de Nietzsche parlant de ce sujet (voir également Yirmiyahu Yovel, Les Juifs selon Hegel et Nietzsche, qui parvient aux mêmes conclusions, et De Sils-Maria à Jérusalem, dirigé par Dominique Bourel et Jacques Le Rider, Le Cerf, 1991). Voir également l'avis d'un rabin sur cette question : Entretien avec Reb Weisfish. Sur ce point, on peut résumer ainsi la position de Nietzsche, en affirmant que Nietzsche est foncièrement anti-antisémite :
- Nietzsche éprouve une grande admiration pour la période biblique ;
- Nietzsche critique sévèrement les prêtres de la période du second temple ; selon lui, les prêtres juifs ont contribué à renverser la hiérarchie naturelle des valeurs, et, en cela, ils se sont montrés vindicatifs et dangereux. Les critiques contre les prêtres juifs de cette période sont très violentes.
- En ce qui concerne la diaspora, les Juifs sont pour Nietzsche bien plus qualifiés pour les grands problèmes de la philosophie que tout autre peuple, i.e. ils ont, en Europe, la supériorité intellectuelle. Nietzsche reconnaît l'importance décisive des penseurs juifs du Moyen Âge pour la civilisation occidentale. Il se réjouissait également de voir que l'on trouvait des juifs parmi ses premiers lecteurs, alors qu'il voyait avec un certain dégoût comment ses œuvres étaient interprétées par des Allemands. Après sa mort, bien des intellectuels juifs s'intéressèrent à ses œuvres.
« Et c’est pourquoi nous autres, les artistes, entre les spectateurs et les philosophes, nous avons pour les juifs - de la reconnaissance. »
- Les antisémites sont pour lui l'incarnation du ressentiment le plus laid :
« Depuis que Wagner était en Allemagne il s’abaissait peu à peu à tout ce que je méprise – et même à l’antisémitisme. »
« je ne puis les souffrir non plus, ces nouveaux spéculateurs en idéalisme, ces antisémites qui aujourd'hui se font l'Å“il chrétien, aryen et bonhomme et par un abus exasperant du truc d'agitateur le plus banal, je veux dire la pose morale, cherchent à soulever l'élément "bête à cornes" d'un peuple. »
L'antisémitisme est l'une « des aberrations les plus maladives de l’auto-contemplation hébétée et fort peu justifiée du Reich allemand. »
Nietzsche a utilisé la rhétorique antisémite de son temps, mais en en inversant le sens : par exemple, prenant au pied de la lettre le slogan antisémite qu'il y avait trop de Juifs en Allemagne, Nietzsche estime que la solution consisterait peut-être à expulser les antisémites (et non les Juifs donc), afin qu'un tel sentiment d'hostilité disparaisse, et que la culture juive puisse profiter à la culture allemande et à l'Europe. Il reste que Nietzsche utilise parfois des lieux communs antisémites (l'image du Juif riche par exemple, mais dans un sens positif, au contraire du sens péjoratif donné par les antisémites), mais jamais il n'a appelé à une quelconque haine envers les Juifs, étant donné l'idée qu'il se faisait de leur importance décisive pour l'avenir de l'Occident.
  • Si ses écrits (trente ans après sa mort) ont servi de caution, avec bien d'autres "classiques" de la culture allemande (Goethe, par exemple, qui n'avait pas non plus bonne opinion des vertus allemandes), au régime nazi, avec l'aide de la sÅ“ur de Nietzsche, c'est qu'ils ont été utilisés sans scrupule pour bâtir une idéologie et une propagande contraire à sa pensée. Cette utilisation n'a pourtant été possible qu'au prix d'une falsification des textes (falsification démontrée dans le livre de Karl Schlechta, Le cas Nietzsche), et d'une condamnation de certains des aspects de sa pensée que les nazis ont perçus comme anti-germaniques et philosémitiques. Voir aussi Le Crépuscule des intellectuels. De la tyrannie de la clarté au délire d'interprétation, par Eric Méchoulan, qui démontre comment certains intellectuels cherchent encore aujourd'hui à assimiler au fascisme la pensée de Nietzsche en troquant des citations.
  • De même, la doctrine de Nietzsche, sans être foncièrement individualiste (car hiérarchique), critique l'idée d'un asservissement de l'individu d'exception à la masse, asservissement qui lui répugne profondément. À coté d'un réel mépris pour les systèmes démocratiques (aspect exploité par le régime nazi) dans la mesure où l'égalitarisme prétend s'imposer en tout domaine (mais non en tant qu'il peut s'incrire dans une hiérarchie - le mépris de Nietzsche sur ce point doit être nuancé), il existe évidemment chez Nietzsche un mépris au moins équivalent pour les systèmes totalitaires, qui épuisent les peuples et les dépossèdent de leur avenir en détruisant les germes de la culture. Nietzsche méprise également les idéologies raciales (il parle ainsi de « fumisterie des races »), et dénonce sans ambiguité les affabulations du mythe aryen ("balourdise aryenne" qui n'existe que par une falsification de l'histoire).
  • Si l'on prend en compte ce que Nietzsche a écrit dans "L'Antéchrist" (en 1888) au 61ème "chapitre" où il écrit "Ah ! ces Allemands ce qu'ils nous ont déjà coûté ! En vain - cela a toujours été l'Å“uvre des Allemands. (…) Ce sont mes ennemis à moi, je le reconnais, (…) je méprise en eux toutes sortes de malpropretés dans les concepts de valeurs, de lâcheté (…) Ils ont, depuis un millénaire, embrousaillé et embrouillé tout ce qu'ils touchaient de leurs doigts (…) ils ont aussi sur la conscience la plus malpropre sorte de christianisme qu'il y ait, la plus incurable, (…) le protestantisme… Si l'on ne peut pas en finir avec le christianisme, ce sont les Allemands qui en sont la cause…". Suite à cet écrit accablant pour les Allemands (et pour le Reich qu'il perçoit comme un abrutissement), les divergences de la sÅ“ur de Nietzsche et les soi-disant "écrits précurseurs" du nazisme n'ont plus aucun sens… En tout cas pour le cas Nietzsche.
  • Aujourd'hui encore, des thèses erronées restent en circulation. Compte tenu de la complexité de la pensée de Nietzsche, des interprétations parfois contradictoires qu'on peut en faire si on ne lit pas tous les textes de Nietzsche attentivement (la forme aphoristique est une source d'erreurs pour les lecteurs pressés), et des variations dans les admirations qu'il peut exprimer (le cas de Wagner, tour à tour adulé et méprisé par Nietzsche, étant significatif), cela est d'ailleurs peu surprenant : la pensée de Nietzsche est demeurée totalement inconnue à bon nombre de lecteurs, et des interprétations et évènements ultérieurs se retrouvent amalgamés à l'idée que l'on s'en fait plutôt qu'à cette pensée elle-même. À partir de l'ensemble de ces interprétations de Nietzsche, on peut diviser schématiquement les commentateurs en deux groupes :
ceux qui ont repris Nietzsche en laissant de côté, selon le reproche courant fait par le deuxième groupe, les aspects anti-humanistes explicites et particulièrement durs (inégalité des hommes, une certaine forme d'eugénisme, le rôle important de la force dans la politique au détriment de la raison, etc.).
ceux qui voient en Nietzsche un auteur qui contribue à l'avènement du fascisme et du nazisme, et auxquels il est reproché de ne pas tenir compte de passages qui le distinguent de ces formes de totalitarisme, de faire de la pensée par-delà bien et mal une apologie inévitable de la violence et de la destruction, alors qu'il s'agit selon eux de penser le monde même dans ses aspects moralement insoutenables (violence de la politique, sélection sociale et communautaire comme des faits naturels, etc.).

Notes[edit]

  1. cf. Janz, Nietzsche I, p 230.
  2. Selon Janz, in Nietzsche, tome I, I, §2.
  3. FP, XIV, 14 (80).
  4. FP XI, 40 (53).
  5. Crépuscule des Idoles. Comment le monde vrai devint enfin une fable
  6. Généalogie de la morale, 6.
  7. Généalogie de la morale, 7.
  8. Généalogie de la morale, I, §13.
  9. Généalogie de la morale, I, §10.
  10. Généalogie de la morale, I, §11.
  11. Humain, trop humain, §21.
  12. Ant. §12.
  13. HTH, §2.
  14. Humain, trop humain, §0
  15. La « raison » dans la philosophie, Crépuscule des idoles, § 6.
  16. Comment, pour finir, le « monde vrai » devint fable, § 5.
  17. Vérité et mensonge au sens extra-moral.
  18. Crépuscule des idoles, Divagations d'un « inactuel », § 42.
  19. Par delà le bien et le mal, I, « Les préjugés des philosophes », § 2
  20. Crépuscule des idoles. La raison dans la philosophie
  21. CId., La « raison » dans la philosophie.
  22. Voir l'analyse du cas Jésus, in L'Antéchrist.
  23. Crépuscule des idoles, La « raison » dans la philosophie, § 5.
  24. Ibid.
  25. FP, I, 1, 3 [16].
  26. CI, Ibid.
  27. La Volonté de puissance, I, 1.
  28. La Volonté de puissance, I, 1.
  29. Schopenhauer éducateur, § 1.
  30. David Strauss, sectateur et écrivain, §1.
  31. Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », § 29.
  32. cf. Schopenhauer éducateur.
  33. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue
  34. Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF, 2001, p.90
  35. Ecce Homo, "Pourquoi je suiis si sage", §2
  36. De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, §1.
  37. Ecce Homo.
  38. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », §8.
  39. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 4.
  40. Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », 10.
  41. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 5.
  42. Socrate et la tragédie.
  43. Aristophane, Les Grenouilles, v.959 - 961.
  44. Aristophane, Les Grenouilles, v. 971 - 979.

Å’uvres[edit]

Philosophie[edit]

  • Les philosophes preplatoniciens [cours de Bâle], Éditions de l'éclat, 1994
  • Introduction à la lecture des dialogues de Platon [cours de Bâle], Éditions de l'éclat, 1991.
  • Vérité et mensonge au sens extra-moral (inachevé)
  • La philosophie à l'époque de la tragédie grecque
  • La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie) (1871)
  • Considérations inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen)
  • Humain, trop humain (Menschliches, Allzumenschliches) (1878)
  • Aurore (Morgenröte) (1881)
  • Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft) (1887)
  • Ainsi parla (ou parlait) Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), (1885)
  • Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse) (1886)
  • Généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral) (1887)
  • Crépuscule des idoles (Götzen-Dämmerung) (1888)
  • L'Antéchrist (Der Antichrist) (1888)
  • Les dithyrambes de Dionysos (1888)
  • Ecce homo (1888)
  • Le cas Wagner (Der Fall Wagner)
  • Nietzsche contre Wagner (Nietzsche contra Wagner)
  • Fragments Posthumes
  • La Volonté de puissance (recueil par la sÅ“ur du philosophe - qui fut par la suite une nazie ; le caractère tendancieux de ce livre est aujourd'hui reconnu et scientifiquement établi)

Études générales[edit]

  • Andler Charles, Nietzsche, sa vie et sa pensée, 3 volumes, Paris, N.R.F. Gallimard, 1958
  • Lou Andreas-Salomé Lou, Nietzsche, 1932, traduction française Paris, Grasset
  • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie,1962, PUF
  • Gilles Deleuze, Nietzsche, sa vie, son Å“uvre, 1965, PUF
  • Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique
  • Heidegger, Nietzsche
  • Heidegger, Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?
  • Angèle Kremer-Marietti, Thèmes et structures dans l'Å“uvre de Nietzsche, 1957, Lettres Modernes
  • Kremer-Marietti, Angèle, L'homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich Nietzsche, 1972, coll.10/18, UGE
  • Kremer-Marietti, Angèle, Nietzsche et la rhétorique,1992, Presses Universitaires de France
  • Montebello, Nietzsche, La volonté de puissance
  • Dufour Eric, L'Esthétique musicale de Nietzsche, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005
  • Morel Georges, "Nietzsche. Introduction à une première lecture", 1992, Aubier
  • Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance
  • Schlechta Karl, Le cas Nietzsche, 1960, Gallimard
  • Colli, Giorgio, Écrits sur Nietzsche (l'ensemble des préfaces de G. Colli aux Å“uvres de Nietzsche dont il fut l'éditeur avec Mazzino Montinari), Éditions de l'éclat, 1996.
  • Colli, Giorgio, Après Nietzsche, Éditions de l'éclat, 1987 (version en [1])
  • Montinari, Mazzino, "La volonté de puissance" n'existe pas (ensemble d'articles de l'éditeur de Nietzsche démontant les supercheries éditoriales concernant La volonté de puissance), 1994 ([version en ligne: [2])
  • Wotling, Patrick : Nietzsche et le problème de la civilisation, 1995, PUF, 384p.

Sur les falsifications

  • Le Crépuscule des intellectuels. De la tyrannie de la clarté au délire d'interprétation, par Eric Méchoulan, qui démontre comment certains intellectuels cherchent encore aujourd'hui à assimiler au fascisme la pensée de Nietzsche en tronquant des citations.

Documents divers[edit]

Citations[edit]

  • « Il y a quelque temps, un certain Theodor Fritsch de Leipzig m’a écrit. En Allemagne, il n’existe pas d’engeance plus impudente et crétine que ces antisémites. Je lui ai adressé, en signe de remerciement, un beau coup de pied en forme de lettre. Cette canaille ose prononcer le nom de Zarathoustra. Immonde ! Immonde ! Immonde ! »
  • Voici un extrait de cette lettre à Theodor Fritsch, datée du 29 mars 1887 :
« Croyez-moi : cette invasion répugnante de dilettantes rébarbatifs qui prétendent avoir leur mot à dire sur la "valeur" des hommes et des races, cette soumission à des "autorités" que toutes les personnes sensées condamnent d'un froid mépris ("autorités" comme Eugen Dühring, Richard Wagner, Ebrard, Wahrmund, Paul de Lagarde - lequel d'entre eux est le moins autorisé et le plus injuste dans les questions de morale et d'histoire ?), ces continuelles et absurdes falsifications et distorsions de concepts aussi vagues que "germanique", "sémitique", "aryen", "chrétien", "allemand" - tout ceci pourrait finir par me mettre vraiment en colère et me faire perdre la bonhomie ironique, avec laquelle j'ai assisté jusqu'à présent aux velléités virtuoses et aux pharisaïsmes des Allemands d'aujourd'hui. - Et, pour conclure, que croyez-vous que je puisse éprouver quand des antisémites se permettent de prononcer le nom de Zarathoustra ? »
  • « Acquérir la puissance, cela se paie cher. La puissance abêtit… » (Crépuscule des idoles).
  • « Dieu est mort. » (Le Gai savoir et Zarathoustra)
  • « Qui se sait profond s'efforce d'être clair ; qui aimerait passer pour profond aux yeux de la foule s'efforce d'être obscur. » (Le Gai Savoir, Livre 3 aphorisme 173).
  • « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » (Crépuscule des Idoles).
  • « Je ne veux pas que mes disciples fassent et pensent comme moi. Je veux qu'ils trouvent leur propre voie, comme je l'ai fait moi-même. » (Le gai savoir)

Voir aussi[edit]

Liens externes[edit]

Textes[edit]

→ The Nietzsche Channel : édition Colli-Montinari (en allemand et en anglais) → HyperNietzsche : Manuscrits → Oeuvres sur Wikisource → Nietzsche à la lettre : Traductions de lettres

Autres[edit]

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