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− | *LIVRE I : '''Naissance, croissance et triomphe de la révolution (1825-1917)'''
| + | <div class="text">{{Titre|La révolution inconnue|[[Voline]]|}} |
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− | =='''Les prémices (1825-1905)'''==
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− | ==='''La Russie au début du XIXe siècle et la Naissance de la Révolution'''===
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| + | =='''INTRODUCTION'''== |
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− | ===='''Aperçu général'''====
| + | Quelques notes préliminaires indispensables |
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− | L'étendue démesurée du pays, une population clairsemée, désunie et d'autant plus facile à subjuguer,
| + | 1° On peut entendre par Révolution russe : soit le mouvement révolutionnaire entier, depuis la révolte des Dekabristes (1825) jusqu'à nos jours ; soit seulement les deux ébranlements consécutifs de 1905 et de 1917 ; soit enfin, uniquement, la grande explosion de 1917. Dans notre exposé, Révolution russe signifie le mouvement tout entier (première interprétation). |
− | la domination mongole pendant plus de deux siècles, des guerres continuelles, des troubles et d'autres facteurs défavorables furent les causes d'un grand retard politique, économique, social et culturel de la Russie sur les autres pays d'Europe. | + | |
− | ''Politiquement,'' la Russie entra dans le XIXe siècle sous le régime d'une monarchie absolue ("tzar" autocrate) s'appuyant sur une vaste aristocratie foncière et militaire, sur une bureaucratie
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− | omnipotente, sur un clergé nombreux et dévoué et sur une masse paysanne de 75 millions d'âmes, masse primitive, illettrée et prosternée devant son "petit père" le Tzar.
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− | ''Economiquement,'' le pays se trouvait, à cette époque, au stade d'une sorte de féodalité agraire. Les villes, à part les deux capitales (Saint-Pétersbourg, Moscou) et quelques autres dans le Midi, étaient peu développées. Le commerce et surtout l'industrie végétaient. La véritable base de l'économie nationale était l'agricultures dont vivaient 95% de la population. Mais la terre n'appartenait pas aux producteurs directs : les paysans : elle était la propriété de l'Etat
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− | ou de gros propriétaires fonciers, les "pomestchiks". Les paysans, obligatoirement attachés à la terre et à la personne du propriétaire, étaient les ''serfs'' de celui-ci. Les plus gros agrariens possédaient de véritables fiefs hérités de leurs aïeux qui, eux, les avalent reçus du souverain, "premier propriétaire", en reconnaissance des services rendus (militaires, administratifs ou autres). Le "seigneur" avait le droit de vie et de mort sur ses serfs. Non seulement il les faisait travailler en esclaves, mais il pouvait aussi les vendre, punir, martyriser (et même tuer, presque sans inconvénient pour lui). Ce servage, cet esclavage de 75 millions d'hommes, était la base économique de l'Etat.
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− | C'est à peine s'il est possible de parler de ''l'organisation sociale''d'une pareille "société". En haut, les maîtres absolus : le tzar, sa nombreuse parenté, sa cour fastueuse, la grande noblesse, la haute bureaucratie, la caste militaire, le haut clergé.
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− | En bas, les esclaves : paysans-serfs de la campagne et le bas peuple des villes, n'ayant aucune notion de vie civique aucun droit, aucune liberté.
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− | Entre les deux, quelques couches intermédiaires : marchands, fonctionnaires, employés, artisans, etc., incolores et insignifiantes.
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− | Il est clair que le niveau de culture de cette société était peu élevé. Toutefois, pour cette époque
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− | déjà , ''une réserve importante s'impose'' : un contraste frappant - dont nous aurons encore à parler - existait entre la simple population laborieuse, rurale et urbaine, inculte et misérable, et les couches privilégiées, dont l'éducation et l'instruction étaient assez avancées.
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− | L'état de servage des masses paysannes était la plaie saignante du pays. Déjà , vers la fin du XVIIIe siècle, quelques hommes d'un esprit noble et élevé protestèrent contre cette horreur. Ils durent payer cher leur geste généreux.
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− | D'autre part, les paysans se révoltaient de plus en plus fréquemment contre leurs maîtres. A part les nombreuses émeutes locales, d'allure plus ou moins individuelle (contre tel ou tel autre seigneur dépassant la mesure), les masses paysannes esquissèrent, au XVIIe siècle (soulèvement de Razine) et au XVIIIe siècle (soulèvement de Pougatcheff), deux mouvements de révolte de vaste envergure qui,
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− | tout en échouant, causèrent de forts ennuis au gouvernement tzariste et faillirent ébranler tout le système. Il faut dire, cependant, que ces deux mouvements spontanés et inconscients, furent dirigés surtout contre l'ennemi immédiat : la noblesse foncière, I'aristocratie urbaine et l'administration vénale.
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− | Aucune idée générale tendant à supprimer le système social en entier pour le remplacer par un autre, plus équitable et humain, ne fut formulée. Et, par la suite, le gouvernement réussit, employant la ruse et la violence, avec l'aide du clergé et d'autres éléments réactionnaires, à subjuguer les paysans d'une façon complète, même "psychologiquement", de sorte que toute action de révolte plus ou moins vaste devint, pour longtemps, à peu près impossible.
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− | ===='''Premier mouvement nettement révolutionnaire : les "Dékabristes"(1825).'''====
| + | Cette méthode est la seule qui permette au lecteur de comprendre aussi bien l'enchaînement et l'ensemble des événements que la situation actuelle en U.R.S.S. |
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− | Le premier mouvement consciemment révolutionnaire dirigé contre le régime - mouvement dont le programme allait, socialement, jusqu'à l'abolition du servage et, politiquement, jusqu'à l'instauration d'une république ou, au moins, d'un régime constitutionnel - se produisit en 1825, au moment où, l'empereur Alexandre Ier étant décédé sans laisser d'héritier direct, la couronne, repoussée par son frère Constantin, allait se poser sur la tête de l'autre frère, Nicolas.
| + | 2° Une histoire quelque peu complète de la Révolution russe exigerait plus d'un volume. Elle ne pourrait être qu'une oeuvre de longue haleine, réservée surtout aux historiens de l'avenir. Il ne s'agit ici que d'une étude plus ou moins sommaire dont le but est : a) de faire comprendre l'ensemble du mouvement ; b) de mettre en relief ses éléments essentiels peu connus ou ignorés à l'étranger ; c) de permettre certaines appréciations et déductions. |
− | Le mouvement sortit, non pas des classes opprimées elles-mêmes, mais des milieux privilégiés. Les conspirateurs, mettant à profit les hésitations dynastiques, passèrent à l'exécution de leurs projets, mûris et préparés de longue date. Ils entraînèrent dans la révolte, qui éclata à Saint-Pétersbourg, quelques régiments de la capitale. (Il y avait à la tête du mouvement des officiers de l'armée impériale.) La rébellion fut brisée après un court combat, sur la place du Sénat, entre les insurgés et les troupes restées fidèles au gouvernement. Quelques tentatives esquissées en province furent étouffées dans l'oeuf.
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− | Le nouveau tzar, Nicolas Ier, très impressionné par la révolte, dirigea lui-même l'enquête. Celle-ci fut minutieuse au possible. On chercha, on fouilla jusqu'à découvrir les plus lointains et les plus platoniques sympathisants avec le mouvement.
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− | La répression, dans sa volonté d'être "exemplaire", définitive alla jusqu'à la cruauté. Les cinq principaux animateurs périrent sur l'échafaud; des centaines d'hommes allèrent en prison, en exil et au bagne.
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− | L'émeute ayant eu lieu au mois de décembre (en russe : ''Décabre''), les réalisateurs du mouvement furent nommés ''Dékabristes'' (ceux de Décembre). Presque tous appartenaient à la noblesse ou à d'autres classes privilégiées. Presque tous avaient reçu une éducation et une instruction supérieures.
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− | Esprits larges, coeurs sensibles, ils souffraient de voir leur peuple sombrer, sous un régime d'injustice et d'arbitraire, dans l'ignorance, la misère et l'esclavage. Ils reprirent les protestations de leurs précurseurs du XVIIIe siècle et les traduisirent en actes.
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− | Ce qui surtout leur fournit l'élan indispensable, ce fut le séjour de plusieurs d'entre eux en France, après la guerre de 1812, et la possibilité de comparer ainsi le niveau relativement élevé
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− | de la civilisation en Europe avec l'état barbare de la vie populaire russe. Ceux-là rentrèrent dans leur pays avec la ferme décision de lutter contre le système politique et social arriéré qui opprimait leurs compatriotes. Ils gagnèrent à leur cause plusieurs esprits cultivés. L'un des leaders du mouvement, Pestel, développa même, dans son programme, des ideés vaguement socialistes. Le célèbre poète ''Pouchkine'' (né en 1799) sympathisait avec le mouvement, sans toutefois y adhérer.
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− | Aussitôt la révolte maîtrisée, le nouvel empereur Nicolas Ier, apeuré, poussa à l'extrême le régime
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− | despotique, bureaucratique et policier de l'Etat russe.
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− | ===='''La légende du tzar ; le paradoxe russe.'''====
| + | Toutefois, au fur et à mesure que l'ouvrage avancera, il deviendra de plus en plus ample et détaillé. C'est principalement aux chapitres traitant des secousses de 1905 et de 1917 que le lecteur trouvera de multiples précisions, jusqu'a présent inconnues, et une abondante documentation inédite. |
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− | Il convient de souligner, ici même, qu'il n'y avait aucune | + | 3° Il existe une difficulté dont nous devons tenir rigoureusement compte : c'est la différence entre révolution générale de la Russie et celle de l'Europe occidentale. A vrai dire, l'exposé de la Révolution russe devrait être précédé d'une étude historique globale du pays ou, mieux encore, devrait s'encadrer dans celle-ci. Mais une pareille tâche dépasserait de beaucoup les limites de notre sujet. Pour parer à l'obstacle, nous apporterons au lecteur des notions historiques toutes les fois que cela nous paraîtra nécessaire. |
− | contradiction entre les émeutes des paysans contre leurs maîtres
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− | et oppresseurs, d'une part, et leur vénération aveugle pour
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− | le "petit père le tzar", d'autre part. Les mouvements paysans, nous
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− | l'avons dit, se dirigeaient toujours contre les oppresseurs ''immédiats
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− | :'' les propriétaires ("pomestchiks"), les nobles, les fonctionnaires, | + | |
− | la police. L'idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le | + | |
− | régime tzariste lui-même, personnifié par le tzar grand
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− | protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et
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− | très haut privilégié, ne venait jamais à l'esprit
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− | des paysans. Ils considéraient le tzar comme une sorte d'idole,
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− | d'être supérieur placé au-dessus des simples mortels,
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− | de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener Ã
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− | bon port les graves destinées de l'Etat. Les autorités, les
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− | fonctionnaires et surtout les curés (les "popes") avaient tout fait
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− | pour leur enfoncer cette idée dans le crâne. Et les paysans
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− | finirent par adopter cette légende devenue par la suite inébranlable
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− | : le tzar, se disaient-ils, ne leur veut - Ã eux ses "Enfants" -
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− | que du bien ; mais les couches intermédiaires privilégiées,
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− | intéressées à conserver leurs droits et avantages,
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− | s'interposent entre lui et son peuple afin d'empêcher le premier
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− | de connaître la misère du second et les empêcher tous
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− | les deux de venir l'un vers l'autre. (La masse paysanne était persuadée
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− | que si le peuple et le tzar parvenaient à s'aboucher directement,
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− | ce dernier, momentanément trompé par les privilégiés,
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− | comprendrait la vérité, se débarrasserait des mauvais
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− | conseilleurs et de toute la gent malhonnête, se pencherait sur les
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− | misères des travailleurs de la terre, les libérerait du joug
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− | et leur laisserait, Ã eux, toute cette bonne terre qui doit appartenir
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− | en droit à ceux qui la travaillent). Ainsi, tout en se révoltant
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− | parfois contre leurs maîtres les plus cruels, les paysans attendaient,
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− | avec espoir et résignation le jour où le mur dressé
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− | entre eux et le tzar serait abattu et la justice sociale rétablie
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− | par ce dernier. Le mysticisme religieux aidant, ils considéraient
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− | la période d'attente et de souffrance comme imposée par Dieu
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− | en guise de châtiment et d'épreuve. Ils s'y résignaient
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− | avec une sorte de fatalisme primitif.
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− | Cet état d'esprit des masses paysannes russes était extrêmement
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− | caractéristique. Il s'accentua encore au cours du XIXe' siècle,
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− | en dépit du mécontentement croissant et des actes de révolte
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− | individuels ou locaux de plus en plus fréquents. ''Les paysans
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− | perdaient patience. Néanmoins, dans leur ensemble ils attendaient,
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− | avec d'autant plus de ferveur, le tzar "libérateur".''
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− | Cette "légende du tzar" fut le fait essentiel
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− | de la vie populaire russe au XIXe siècle. En l'ignorant on n'arriverait | + | |
− | jamais à comprendre les événements qui vont suivre.
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− | Elle expliquera au lecteur certains phénomènes qui autrement,
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− | resteraient mystérieux. D'ores et déjà , elle lui explique,
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− | pour une bonne part, ce paradoxe russe auquel nous venons de faire allusion,
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− | qui - jadis - frappa l'esprit de beaucoup d'Européens, et qui se
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− | maintiendra presque jusqu'aux abords de la révolution de 1917 :
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− | d'une part, nombre de gens - cultivés, instruits, avancés
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− | - qui veulent voir leur peuple libre et heureux : gens qui, au courant
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− | des idées de l'époque, luttent pour l'émancipation | + | |
− | des classes laborieuses, pour la démocratie et le socialisme ; d'autre
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− | part, ce peuple qui ne fait rien pour son affranchissement - Ã part
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− | quelques émeutes sans envergure ni importance - peuple qui reste
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− | obstinément prosterné devant son idole et son rêve,
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− | peuple qui ne comprend même pas le geste de ceux qui se sacrifient
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− | pour lui. Indifférent, aveugle quant à la vérité,
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− | sourd à tous les appels, il attend le tzar libérateur comme
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− | les premiers chrétiens attendaient le Messie. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%281%29 (1)]'''
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− | ==='''La répression, la trique et la faillite. Evolution quand même. (1825-1855)'''===
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− | Les années 1825-1855 furent celles du règne de Nicolas Ier. Du point de vue révolutionnaire, rien de saillant ne les signala. Mais, d'une façon générale, cette trentaine d'années fut marquante dans quelques domaines importants.
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− | ===='''Création définitive d'un état bureaucratique et policier.'''==== | + | ==LIVRE I : '''Naissance, croissance et triomphe de la révolution (1825-1917)'''== |
| + | ==='''Les prémices (1825-1905)'''=== |
| + | ===='''La Russie au début du XIXe siècle et la Naissance de la Révolution'''==== |
| + | ====='''Aperçu général'''===== |
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− | Monté sur le trône sous le signe de la révolte dékabriste, Nicolas Ier s'employa à faire resserrer le pays dans un étau de fer afin de pouvoir étouffer dans le germe tout esprit de libéralisme. Il renforça à l'extrême le régime absolutiste. Il acheva la transformation de la Russie en un Etat bureaucratique et policier.
| + | L'étendue démesurée du pays, une population clairsemée, désunie et d'autant plus facile à subjuguer, |
− | La récente Révolution française et les mouvements révolutionnaires qui secouèrent ensuite l'Europe étaient pour lui de véritables cauchemars. Aussi prit-il des mesures de précaution extraordinaires.
| + | la domination mongole pendant plus de deux siècles, des guerres continuelles, des troubles et d'autres facteurs défavorables furent les causes d'un grand retard politique, économique, social et culturel de la Russie sur les autres pays d'Europe. |
− | La population tout entière était étroitement surveillée.
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− | L'arbitraire de la bureaucratie, de la police, des tribunaux ne connaissait plus de bornes. Tout esprit d'indépendance, toute tentative de se soustraire à la dure poigne policière étaient impitoyablement réprimés.
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− | Naturellement, même pas l'ombre d'une liberté de parole, de réunions d'organisation, etc.
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− | La censure sévissait comme jamais auparavant.
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− | Toute infraction aux "lois" était punie avec la dernière rigueur.
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− | Le soulèvement de la Pologne en 1831 - noyé dans le sang avec une rare férocité - et la situation internationale poussèrent l'empereur à accentuer la militarisation du pays. La vie de la population
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− | devait être réglée comme à la caserne et un châtiment sévère s'abattait sur quiconque cherchait
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− | à se dérober à la discipline imposée.
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− | Ce souverain mérita bien son surnom : ''Nicolas-la-Trique.''
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− | ===='''Effervescence paysanne. - Mécontentement général.'''====
| + | ''Politiquement,'' la Russie entra dans le XIXe siècle sous le régime d'une monarchie absolue ("tzar" autocrate) s'appuyant sur une vaste aristocratie foncière et militaire, sur une bureaucratie |
| + | omnipotente, sur un clergé nombreux et dévoué et sur une masse paysanne de 75 millions d'âmes, masse primitive, illettrée et prosternée devant son "petit père" le Tzar. |
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− | En dépit de toutes ces mesures - ou plutôt grâce à elles et à leurs effets néfastes dont le tzar, dans son aveuglement, ne se rendait pas compte - le pays (c'est-à -dire certains éléments de la population) ne cessait de manifester, à toute occasion, son mécontentement.
| + | ''Economiquement,'' le pays se trouvait, à cette époque, au stade d'une sorte de féodalité agraire. Les villes, à part les deux capitales (Saint-Pétersbourg, Moscou) et quelques autres dans le Midi, étaient peu développées. Le commerce et surtout l'industrie végétaient. La véritable base de l'économie nationale était l'agricultures dont vivaient 95% de la population. Mais la terre n'appartenait pas aux producteurs directs : les paysans : elle était la propriété de l'Etat |
− | D'autre part, la noblesse foncière, particulièrement choyée par l'empereur qui voyait en elle son principal appui, poussait impunément, jusqu'à l'excès, I'exploitation et le traitement abominable
| + | ou de gros propriétaires fonciers, les "pomestchiks". Les paysans, obligatoirement attachés à la terre et à la personne du propriétaire, étaient les ''serfs'' de celui-ci. Les plus gros agrariens possédaient de véritables fiefs hérités de leurs aïeux qui, eux, les avalent reçus du souverain, "premier propriétaire", en reconnaissance des services rendus (militaires, administratifs ou autres). Le "seigneur" avait le droit de vie et de mort sur ses serfs. Non seulement il les faisait travailler en esclaves, mais il pouvait aussi les vendre, punir, martyriser (et même tuer, presque sans inconvénient pour lui). Ce servage, cet esclavage de 75 millions d'hommes, était la base économique de l'Etat. |
− | dé ses serfs. Aussi, une irritation sourde mais de plus en plus vive se faisait sentir dans les masses paysannes. Les actes de rébellion contre les "''pomestchiks'' " (seigneurs) et aussi contre les autorités locales se multipliaient dangereusement. Les méthodes de répression s'avéraient de moins en moins efficaces.
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− | La vénalité, I'incapacité et l'arbitraire des fonctionnaires devenaient de plus en plus insupportables. Le tzar, ayant besoin de leur soutien et de leurs triques pour "tenir le peuple en respect", ne voulait rien voir ni rien entendre. La colère de ceux qui souffraient de cet état de choses n'en devenait que plus intense. | + | |
− | Les forces vives de la société restaient figées. Seule, la routine officielle était admise, encore qu'absurde et impuissante. | + | |
− | Une pareille situation menait fatalement à une décomposition prochaine du système entier. Fort en apparence, le régime du knout pourrissait intérieurement. L'immense empire devenait déjÃ
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− | un "colosse aux pieds d'argile".
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− | Des couches de plus en plus vastes de la popolation s'en rendaient compte.
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− | L'esprit d'opposition contre l'impossible système gagnait la société entière.
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− | C'est alors que se déclencha cette magnifique évolution - rapide et importante - de la jeune couche ''intellectuelle.''
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− | ===='''L'essor de la jeunesse intellectuelle.'''====
| + | C'est à peine s'il est possible de parler de ''l'organisation sociale''d'une pareille "société". En haut, les maîtres absolus : le tzar, sa nombreuse parenté, sa cour fastueuse, la grande noblesse, la haute bureaucratie, la caste militaire, le haut clergé. |
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− | Dans un pays aussi grand et prolifique que la Russie, la jeunesse était nombreuse dans toutes les classes de la population. Queile était sa mentalité en général ?
| + | En bas, les esclaves : paysans-serfs de la campagne et le bas peuple des villes, n'ayant aucune notion de vie civique aucun droit, aucune liberté. |
− | Laissant de côté la jeunesse paysanne, constatons que les jeunes générations plus ou moins instruites professaient des idées avancées. Les jeunes du milieu du XIXe siècle admettaient diifficilement l'esclavage des paysans. L'absolutisme tzariste les choquait aussi de plus en plus. L'étude du monde occidental, qu'aucune censure ne parvenait à empêcher (au contraire, on avait du goût pour le fruit défendu), éveilla leur pensée. L'essor des sciences naturelles et du matérialisme les impressionna fortement. D'autre part, ce fut vers la même époque que la littérature russe, s'inspirant des principes humanitaires et généreux, prits en dépit de cette censure dont elle savait tromper adroitement la vigilance, son grand élan, en exerçant une influence puissante sur la jeunesse.
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− | En même temps, économiquement, le travail des serfs et l'absence de toute liberté ne répondaient plus aux exigences pressantes de l'époque.
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− | Pour toutes ces raisons, la couche intellectuelle - la jeunesse surtout - se révéla, vers la fin du règne de Nicolas Ier, théoriquement émancipée. Elle se dressa résolument contre le servage et contre l'absolutisme.
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− | Ce fut alors que naquit le fameux courant du ''nihilisme'' et, du même coup, le conflit aigu entre les "pères", plus conservateurs, et les "enfants", farouchement avancés conflit peint magistralement
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− | par Tourguéneff dans son roman ''Pères et Enfants.''
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− | ===='''Le nihilisme.'''====
| + | Entre les deux, quelques couches intermédiaires : marchands, fonctionnaires, employés, artisans, etc., incolores et insignifiantes. |
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− | Un malentendu fort répandu et profondément enraciné accompagne, en dehors de la Russie, ce mot né, il y a quelque soixante-quinze ans, dans la littérature russe et passé, sans être traduit, grâce à son origine latine, dans d'autres langues.
| + | Il est clair que le niveau de culture de cette société était peu élevé. Toutefois, pour cette époque |
− | En France et ailleurs on entend généralement par "''Nihilisme'' " une doctrine révolutionnaire ''politique'' et ''sociale,'' inventée en Russie, y ayant ou ayant eu de nombreux partisans organisés.
| + | déjà , ''une réserve importante s'impose'' : un contraste frappant - dont nous aurons encore à parler - existait entre la simple population laborieuse, rurale et urbaine, inculte et misérable, et les couches privilégiées, dont l'éducation et l'instruction étaient assez avancées. |
− | On parle couramment d'un "parti nihiliste" et des "nihilistes", ses membres.
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− | Tout cela n'est pas exact.
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− | Le terme nihilisme a été introduit dans la littérature et ensuite dans la langue russe par le célèbre romancier Ivan Tourguéneff (1818-1883), vers le milieu du siècle passé.
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− | Dans l'un de ses romans, Tourguéneff qualifia ainsi un courant d'idées - ''et non une doctrine -'' qui s'était manifesté parmi les jeunes intellectuels russes à la fin de l'année 1850.
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− | Le mot eut du succès et entra vite en circulation.
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− | Ce courant d'idées avait un caractère essentiellement ''philosophique'' et surtout ''moral.'' Son champ d'influence resta toujours restreint, ne s'étant jamais étendu au delà de la couche intellectuelle.
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− | Son attitude fut toujours ''personnelle'' et ''pacifique,'' ce qui ne l'empêcha pas d'être animé d'un grand souffle de révolte individuelle et d'être guidé par un rêve de bonheur pour l'humanité entière.
| + | |
− | Le mouvement qu'il avait provoqué (si l'on peut parler d'un mouvement) ne dépassa pas le domaine littéraire et celui des ''moeurs.''
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− | D'ailleurs, tout autre mouvement était impossible sous le régime d'alors. Mais, dans ces deux domaines, il ne recula devant aucune des conclusions logiques que non seulement il formula, mais qu'il chercha à appliquer individuellement comme règles de conduite.
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− | Dans ces limites, le mouvement ouvrit le chemin à une évolution spirituelle et morale qui amena la jeunesse russe à des conceptions générales très avancées et aboutit, entre autres, à cette émancipation de la femme cultivée, dont la Russie de la fin du XIXe siècle pouvait à juste titre être
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− | fière.
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− | Tout en étant strictement philosophique et individuel, ce courant d'idées portait en lui, grâce à son esprit largement humain et émancipateur, le germe des conceptions sociales qui lui succédèrent et aboutirent à un véritable mouvement révolutionnaire, politique et social. Le "''nihilisme'' " ''prépara le terrain'' à ce mouvement, apparu plus tard sous l'influence des idées répandues en Europe, et des événements extérieurs et intérieurs.
| + | |
− | C'est avec ce mouvement postérieur, mené par des ''partis'' ou groupements ''organisés,'' ayant un programme d'action et un but ''concrets,'' que le courant "nihiliste" est, généralement, confondu hors la Russie. Mais c'est uniquement au courant d'idées ''précurseur'' que le qualificatif "''nihiliste'' " doit être appliqué.
| + | |
− | En tant que conception philosophique, le nihilisme avait pour base : d'une part, le ''matérialisme'' et, d'autre part, ''l'individualisme,'' dans leur acception la plus large, voire exagérée.
| + | |
− | ''Force et Matière,'' le fameux ouvrage de Büchner (philosophe matérialiste allemand 1824-1899), paru à cette époque, fut traduit en russe, lithographié clandestinement et répandu, malgré les risques, avec un très grand succès, à des milliers d'exemplaires. Ce livre devint le véritable évangile
| + | |
− | de la jeunesse intellectuelle russe d'alors Les oeuvres de Moleschott, de Ch. Darwin et de plusieurs auteurs matérialistes et naturalistes étrangers exercèrent également une très grande influence.
| + | |
− | Le matérialisme fut accepté comme une vérité incontestable, absolue.
| + | |
− | En tant que ''matérialistes,'' les nihilistes menèrent une guerre acharnée contre la religion et aussi contre tout ce qui échappe à la raison pure ou à l'épreuve positive, contre tout ce qui se trouve en dehors des réalités matérielles ou des valeurs immédiatement utiles, enfin contre tout ce qui appartient au domaine spirituel, sentimental idéaliste.
| + | |
− | Ils méprisaient l'esthétique, la beauté, le confort, les jouissances spirituelles, l'amour sentimental, l'art de s'habiller, le désir de plaire, etc. Dans cet ordre d'idées, ils allèrent
| + | |
− | même jusqu'à renier totalement l'art comme une manifestation de l'idéalisme. Leur grand idéologue, le brillant publiciste Pissareff, mort accidentellement en pleine jeunesse, lança dans l'un de ses articles son fameux parallèle entre un ouvrier et un artiste. Il affirma, notamment, qu'un cordonnier quelconque était infiniment plus à estimer et à admirer que Raphaël, car le premier produisait des objets matériels et utiles tandis que les oeuvres du second ne servaient à rien. Le même Pissareff
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− | s'acharnait dans ses écrits à détrôner, au point de vue matérialiste et utilitariste, le grand poète Pouchkine.
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− | -"La nature n'est pas un temple, mais un laboratoire, et l'homme s'y trouve pour travailler", dit le nihiliste Bazaroff dans le roman cité de Tourguéneff. | + | |
− | En parlant d'une "guerre acharnée" livrée par les nihilistes, il faut entendre par là une guerre littéraire et verbale, sans plus. Le nihilisme borna son activité à une propagande voilée de ses idées dans quelques revues et dans des cercles d'intellectuels. Cette propagande était déjà assez
| + | |
− | difficile car il fallait compter avec la censure et la police tzaristes qui sévissaient contre les "hérésies étrangères" et contre toute pensée indépendante. Les manifestations "extérieures" du nihilisme consistaient surtout en une façon extra-simple de s'habiller et en une manière dégagée de se comporter. Ainsi les femmes nihilistes portaient généralement les cheveux courts, chaussaient souvent leur nez de lunettes pour s'enlaidir et souligner leur mépris de la beauté et de la coquetterie, endossaient des vêtements grossiers par défi à la toilette et à la mode, empruntaient une démarche masculine et fumaient pour proclamer l'égalité des sexes et afficher leur dédain des règles de convenance. Ces quelques extravagances ne diminuaient en rien le fond sérieux du mouvement. L'impossibilité de tout autre genre d' "extériorisation" les expliquait et les justifiait largement.
| + | |
− | Et quant au domaine des moeurs, les nihilistes y pratiquaient un rigorisme absolu.
| + | |
− | Mais la base principale du nihilisme fut une sorte d'''individualisme spécifique.''
| + | |
− | Surgi d'abord comme une réaction fort naturelle contre tout ce qui écrasait, en Russie de l'époque, la pensée libre et l'individu, cet individualisme finit par renier, au nom d'une absolue liberté individuelle, toutes les contraintes, toutes les obligations, toutes les entraves, toutes les traditions imposées à l'homme par la société, la famille, les coutumes, les moeurs, les croyances, les convenances établies, etc.
| + | |
− | ''Emancipation complète de l'individu, homme ou femme, de tout ce qui pourrait attenter à sont indépendance ou à la liberté de sa pensée'' : telle fut l'idée fondamentale du nihilisme. Il défendait le droit sacré de l'individu à une liberté entière et à l'inviolabilité de son existence.
| + | |
− | Le lecteur comprendra pourquoi on qualifie ce courant d'idée de ''nihilisme.'' On voulait dire par là que les partisans de cette idéologie n'admettaient ''rien'' (en latin : ''nihil'' ) de ce qui était naturel et sacré pour les autres : famille, société, religion, traditions, etc. A la question qu'on posait à un tel homme : "Qu'admettez-vous, qu'approuvez-vous de tout ce qui vous entoure et du milieu qui prétend avoir le droit et même le devoir d'exercer sur vous telle ou telle emprise ?" L'homme répondait "''Rien !'' " (''nihil'' )''.'' Il était donc "nihiliste".
| + | |
− | En dépit de son caractère essentiellement individuel et philosophique (il défendait la liberté de l'individu d'une façon abstraite plutôt que contre le despotisme régnant), le nihilisme, nous l'avons dit, ''prépara le terrain à 1a lutte contre l'obstacle réel et immédiat,'' pour l'émancipation
| + | |
− | concrète : politique, économique et sociale.
| + | |
− | Mais il n'entreprit pas lui-même cette lutte. Il ne posa même pas la question . "Que faire pour libérer effectivement l'individu ?" Il resta jusqu'au bout dans le domaine des discussions purement idéologiques et des réalisations purement morales, Cette autre question, celle de l'action immédiate pour l'émancipation, fut posée par la génération suivante, au cours des années 1870-1880.
| + | |
− | Ce fut alors que les premiers groupements révolutionnaires et socialistes se formèrent en Russie. ''L'action'' commença. Mais elle n'avait plus rien de commun avec le "nihilisme" d'autrefois. Et le mot lui-même fut mis au rancart. Il resta dans la langue russe comme un terme purement historique, trace et souvenir d'un mouvement d'idées des années 1860-1870.
| + | |
− | Le fait qu'à l'étranger on a l'habitude d'appeler "nihilisme" tout le mouvement révolutionnaire russe avant le "bolchevisme" et qu'on y parle d'un "parti nihiliste", est donc une erreur due à l'ignorance de la véritable histoire des mouvements révolutionnaires en Russie.
| + | |
| | | |
− | ===='''La faillite du régime de la trique.'''====
| + | L'état de servage des masses paysannes était la plaie saignante du pays. Déjà , vers la fin du XVIIIe siècle, quelques hommes d'un esprit noble et élevé protestèrent contre cette horreur. Ils durent payer cher leur geste généreux. |
| | | |
− | Le gouvernement de Nicolas Ier, réactionnaire Ã
| + | D'autre part, les paysans se révoltaient de plus en plus fréquemment contre leurs maîtres. A part les nombreuses émeutes locales, d'allure plus ou moins individuelle (contre tel ou tel autre seigneur dépassant la mesure), les masses paysannes esquissèrent, au XVIIe siècle (soulèvement de Razine) et au XVIIIe siècle (soulèvement de Pougatcheff), deux mouvements de révolte de vaste envergure qui, |
− | outrance, se refusait à tenir compte des réalités
| + | tout en échouant, causèrent de forts ennuis au gouvernement tzariste et faillirent ébranler tout le système. Il faut dire, cependant, que ces deux mouvements spontanés et inconscients, furent dirigés surtout contre l'ennemi immédiat : la noblesse foncière, I'aristocratie urbaine et l'administration vénale. |
− | et de l'effervescence des esprits. Au contraire, il lança un défi
| + | |
− | à la société, créant une police politique secrète
| + | |
− | (la fameuse Okhrana : Sûreté), un corps spécial de | + | |
− | gendarmerie, etc., afin de mater le mouvement.
| + | |
− | Les persécutions politiques devinrent un véritable fléau.
| + | |
− | Rappelons-nous qu'à cette époque le jeune Dostoïevski
| + | |
− | faillit être exécuté - et alla au bagne - pour avoir
| + | |
− | adhéré au groupe d'études sociales absolument inoffensif
| + | |
− | animé par Petrachevski ; que le premier grand critique et publiciste
| + | |
− | russe, Bélinski, arrivait avec peine à faire entendre sa
| + | |
− | voix ; qu'un autre grand publiciste, Herzen, dut s'expatrier; et ainsi
| + | |
− | de suite, sans parler des révolutionnaires accomplis et actifs, | + | |
− | tels que Bakounine et autres.
| + | |
− | Toute cette répression ne réussit guère Ã
| + | |
− | apaiser l'excitation dont les causes étaient trop profondes. Elle
| + | |
− | réussit encore moins à améliorer la situation. En
| + | |
− | guise de remède, Nicolas Ier continuait à serrer la vis bureaucratique
| + | |
− | et policière.
| + | |
− | Sur ces entrefaites, la Russie fut entraînée dans la guerre
| + | |
− | de Crimée (1854-1855). Et ce fut la catastrophe. Les péripéties
| + | |
− | de la guerre démontrèrent avec évidence la faillite
| + | |
− | du régime et la faiblesse réelle de l'Empire. Les "pieds
| + | |
− | d'argile" plièrent pour la première fois. (Naturellement,
| + | |
− | la leçon ne servit pas à grand'chose.) Les plaies politiquas
| + | |
− | et sociales de l'Etat furent mises à nu. | + | |
− | Nicolas Ier, vaincu, mourut en 1865, aussitôt la guerre perdue,
| + | |
− | parfaitement conscient de cette faillite, mais impuissant à y faire
| + | |
− | face. On peut supposer que l'ébranlement moral qui en résulta
| + | |
− | précipita sa mort. On parla même avec persistance d'un suicide
| + | |
− | par empoisonnement. Cette version est fort plausible, tout en restant sans
| + | |
− | preuves décisives.
| + | |
| | | |
− | ===='''Evolution quand même.'''====
| + | Aucune idée générale tendant à supprimer le système social en entier pour le remplacer par un autre, plus équitable et humain, ne fut formulée. Et, par la suite, le gouvernement réussit, employant la ruse et la violence, avec l'aide du clergé et d'autres éléments réactionnaires, à subjuguer les paysans d'une façon complète, même "psychologiquement", de sorte que toute action de révolte plus ou moins vaste devint, pour longtemps, à peu près impossible. |
− | | + | |
− | Avant de clore ce chapitre et pour permettre au lecteur de
| + | |
− | bien comprendre la suite, il faut insister sur un point généralement
| + | |
− | peu connu.
| + | |
− | ''En dépit de toutes les faiblesses et entraves, le pays accomp1it
| + | |
− | rapidement, au cours de ce laps de temps, des progrès techniques
| + | |
− | et culturels considérables.''
| + | |
− | Poussée par des nécessités économiques impérieuses,
| + | |
− | l'industrie "nationale" naquit, donnant lieu, du même coup, Ã
| + | |
− | la naissance d'une classe ouvrière, d'un "prolétariat". Des
| + | |
− | usines importantes furent créées dans certaines villes. Des
| + | |
− | ports furent aménagés. Des mines de charbon, de fer, d'or,
| + | |
− | etc., commencèrent à être exploitées. Les voies
| + | |
− | de communications furent multipliées et améliorées.
| + | |
− | Le premier chemin de fer à grande vitesse, reliant les deux capitales
| + | |
− | de l'immense pays, Saint-Pétersbourg (Léningrad) et Moscou,
| + | |
− | fut construit. Ce chemin de fer est une véritable merveille d'art
| + | |
− | technique, la région entre les deux villes, topographiquement impropre
| + | |
− | à cette sorte de construction, au sol peu solide, souvent marécageux,
| + | |
− | se prêtait mal à recevoir une voie ferrée. La distance
| + | |
− | de Saint-Pétersbourg à Moscou est, à vol d'oiseau,
| + | |
− | de près de 600 verstes (env. 640 kilomètres). Mais au point
| + | |
− | de vue d'une construction économique rationnelle, il ne pouvait
| + | |
− | nullement être question de faire un tracé en ligne droite.
| + | |
− | On raconte que Nicolas Ier, s'intéressant personnellement au projet
| + | |
− | (c'était l'Etat qui construisait), chargea plusieurs ingénieurs
| + | |
− | d'établir et de lui présenter des plans avec devis. Ces ingénieurs,
| + | |
− | profitant des circonstances, présentèrent à l'Empereur
| + | |
− | des tracés exagérément compliqués, avec de
| + | |
− | nombreux détours, etc. Nicolas Ier comprit. Y ayant à peine
| + | |
− | jeté un rapide coup d'oeil, il mit ces projets de côté,
| + | |
− | prit lui-même un crayon et une feuille de papier, y fixa deux points,
| + | |
− | les relia avec une ligne droite et dit : "La plus courte distance entre
| + | |
− | deux points est la ligne droite". C'était un ordre formel, sans
| + | |
− | appel. Les constructeurs n'avaient qu'à l'exécuter. Ils le
| + | |
− | firent, réalisant ainsi un véritable tour de force. Ce fut
| + | |
− | un travail gigantesque, accompli au prix d'efforts incroyables et aussi
| + | |
− | de peines écrasantes, inhumaines pour des milliers d'ouvriers.
| + | |
− | Depuis lors, le chemin de fer "Nicolaïevskia" (de Nicolas) est
| + | |
− | un des plus remarquables dans le monde : il représente exactement
| + | |
− | 609 verstes (env. 650 kms) de voie ferrée en ligne droite presque
| + | |
− | impeccable.
| + | |
− | Notons que la classe ouvrière naissante gardait encore des relations
| + | |
− | étroites avec la campagne d'où elle sortait et où
| + | |
− | elle retournait aussitôt son travail "au dehors" terminé.
| + | |
− | D'ailleurs, nous l'avons vu, les paysans attachés à la terré
| + | |
− | de leurs seigneurs ne pouvaient pas s'en aller définitivement. Pour
| + | |
− | les faire employer à des travaux industriels, il fallait recourir
| + | |
− | à des arrangements spéciaux avec leurs propriétaires.
| + | |
− | Les vrais ouvriers des villes - qui étaient à cette époque
| + | |
− | une sorte d'artisans ambulants - fournissaient un contingent fort réduit.
| + | |
− | Il n'était donc pas encore question d'un "prolétariat" au
| + | |
− | sens propre du mot. Mais l'élan nécessaire à la formation
| + | |
− | d'un tel prolétariat était donné. Le besoin d'une
| + | |
− | main-d'oeuvre stable, constante, fut l'une des raisons économiques
| + | |
− | pressantes qui poussaient impérieusement à l'abolition du
| + | |
− | servage. E:ncore deux ou trois générations, et la classe
| + | |
− | des salariés, le vrai prolétariat industriel, n'ayant plus
| + | |
− | aucun lien avec la terre, apparaîtra en Russie, comme ailleurs.
| + | |
− | Dans le domaine culturel, un rapide progrès s'accomplissait également.
| + | |
− | Les parents plus ou moins aisés voulaient que leurs enfants fussent
| + | |
− | instruits et cultivés. Le nombre rapidement croissant des collégiens
| + | |
− | et des étudiants obligea le gouvernement à augmenter sans
| + | |
− | cesse la quantité des établissements scolaires secondaires
| + | |
− | et supérieurs. Les nécessités économiques et
| + | |
− | techniques, l'évolution générale du pays, l'exigeaient
| + | |
− | aussi de plus en plus impérieusement. Vers la tin du règne
| + | |
− | de Nicolas Ier la Russie possédait six universités Ã
| + | |
− | Moscou, à Dorpat, à Kharkov, à Kazan, à Saint-Pétersbourg
| + | |
− | et à Kiew, énumérées dans l'ordre de leur ancienneté,
| + | |
− | et une dizaine d'écoles supérieures, techniques ou spéciales.
| + | |
− | Ainsi il ne faut pas croire (cette légende est fort répandue)
| + | |
− | que la Russie tout entière était à cette époque
| + | |
− | un pays inculte, barbare, presque "sauvage". Inculte et "sauvage" restait
| + | |
− | encore la population paysanne en servage. Mais les habitants des villes
| + | |
− | n'avaient, au point de vue culturel, rien à envier à leurs
| + | |
− | collègues de l'Occident, sauf que quelques détails de pure
| + | |
− | technique. Quant à la jeunesse intellectuelle, elle était
| + | |
− | même, sous certains rapports, plus avancée que celle des autres
| + | |
− | pays d'Europe.
| + | |
− | Nous avons suffisamment parlé de cette différence, énorme
| + | |
− | et paradoxale, entre l'existence et la mentalité du peuple esclave,
| + | |
− | d'une part, et le niveau de culture des couches privilégiées,
| + | |
− | d'autre part, pour ne pas devoir y insister.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''Les réformes, la reprise de la Révolution ; «Echec au tzarisme» et échec révolutionnaire ; la Réaction (1855-1881)'''===
| + | |
− | | + | |
− | Ce fut le fils et successeur de Nicolas Ier, l'Empereur Alexandre
| + | |
− | II, qui dut faire face à la situation difficile du pays et du régime.
| + | |
− | Le mécontentement général, la pression des couches
| + | |
− | intellectuelles avancées, la peur d'un soulèvement des masses
| + | |
− | paysannes, et enfin les nécessités économiques de
| + | |
− | l'époque l'obligèrent, malgré une résistance
| + | |
− | acharnée des milieux réactionnaires, à "jeter du lest",
| + | |
− | à prendre résolument la voie des réformes. Il se décida
| + | |
− | à mettre fin au régime purement bureaucratique et Ã
| + | |
− | l'arbitraire absolu des pouvoirs administratifs. Il entreprit une modification
| + | |
− | sérieuse du système judiciaire. Et, surtout, il s'attaqua
| + | |
− | au régime du servage.
| + | |
− | A partir de l'année 1860, les réformes se succédèrent
| + | |
− | Ã une cadence rapide et ininterrompue. Les plus importantes furent
| + | |
− | : l'abolition du servage (1861) ; la fondation des cours d'assises avec
| + | |
− | un jury élu (1864) à la place des anciens tribunaux d'Etat
| + | |
− | composés de fonctionnaires ; la création en 1864, dans les
| + | |
− | villes et à la campagne, des unités d'auto-administration
| + | |
− | locale (la ''gorodskoïe samo-oupravlénié'' et la
| + | |
− | ''zemstvo''
| + | |
− | : sortes de municipalités urbaines et rurales), avec droit de ''self-government''
| + | |
− | dans certains domaines de la vie publique (quelques branches de l'enseignement,
| + | |
− | hygiène, voies de communication, etc.).
| + | |
− | Toutes les forces vives de la population - les intellectuels particulièrement
| + | |
− | - se ruèrent vers une activité désormais possible.
| + | |
− | Les municipalités se consacrèrent avec beaucoup d'ardeur
| + | |
− | à la création d'un vaste réseau d'écoles primaires,
| + | |
− | d'une tendance laïque. Naturellement, ces écoles "municipales"
| + | |
− | et "urbaines" étaient surveillées et contrôlées
| + | |
− | par le gouvernement. L'enseignement de la religion y était obligatoire
| + | |
− | et le "pope" y jouait un grand rôle. Mais elles bénéficiaient
| + | |
− | malgré tout d'une certaine autonomie. Et le corps enseignant de
| + | |
− | ces écoles se recrutait, par les "zemstvos" et les conseils urbains,
| + | |
− | dans les milieux intellectuels avancés.
| + | |
− | On s'occupa aussi avec ferveur de l'état sanitaire des villes,
| + | |
− | de l'amélioration des voies de communication et ainsi de suite.
| + | |
− | Le pays respirait mieux.
| + | |
− | Mais, tout en étant importantes par rapport à la situation
| + | |
− | de la veille, les réformes d'Alexandre II restaient bien timides
| + | |
− | et très incomplètes par rapport aux aspirations des couches
| + | |
− | avancées et aux vrais besoins matériels et moraux du pays.
| + | |
− | Pour être efficaces et capables de donner au peuple un véritable
| + | |
− | élan, elles auraient dû être complétées
| + | |
− | au moins par l'octroi de quelques libertés et droits civiques :
| + | |
− | liberté de presse et de parole, droit de réunion et d'organisation,
| + | |
− | etc. Or, de ce côté, rien ne changea. C'est à peine
| + | |
− | si la censure devint moins absurde. Au fond, la presse et la parole restèrent
| + | |
− | muselées, aucune liberté ne fut octroyée ; la classe
| + | |
− | ouvrière naissante n'avait aucun droit ; la noblesse, les propriétaires
| + | |
− | fonciers et la bourgeoisie restaient les classes dominantes, et, surtout,
| + | |
− | ''le
| + | |
− | régime absolutiste demeura intact.'' (D'ailleurs, ce fut justement
| + | |
− | la crainte de l'entamer qui, d'une part, incita Alexandre II Ã jeter
| + | |
− | au peuple cet os des "réformes", mais qui, d'autre part, lui interdit
| + | |
− | de pousser celles-ci plus à fond. Aussi furent-elles loin de donner
| + | |
− | satisfaction à la population.)
| + | |
− | Les conditions dans lesquelles le servage fut aboli offrent la meilleure
| + | |
− | illustration de ce que nous avançons. Elles constituaient le point
| + | |
− | le plus faible des réformes.
| + | |
− | Les propriétaires fonciers, après avoir vainement lutté
| + | |
− | contre toute atteinte au ''statu quo,'' durent s'incliner devant la
| + | |
− | décision suprême du tzar (prise, d'ailleurs, après
| + | |
− | de longues et dramatiques hésitations, sous la poussée énergique
| + | |
− | des éléments progressifs). Mais ils firent leur possible
| + | |
− | pour que cette réforme fût réduite au minimum. Ils
| + | |
− | y réussirent d'autant plus facilement qu'Alexandre II lui-même
| + | |
− | ne voulait, naturellement, léser en rien les intérêts
| + | |
− | sacrés de "ses chers nobles". Ce fut surtout la peur d'une révolution
| + | |
− | qui, finalement, lui dicta son geste. Il savait que les paysans avaient
| + | |
− | eu vent de ses intentions et de la lutte qui se livrait à ce sujet
| + | |
− | autour du trône. Il savait que leur patience était, cette
| + | |
− | fois, vraiment à bout, qu'ils attendaient leur libération
| + | |
− | et que s'ils apprenaient l'ajournement de la réforme, l'effervescence
| + | |
− | qui suivrait pourrait les porter à une immense et terrible révolte.
| + | |
− | Dans ses dernières discussions avec les adversaires de la réforme,
| + | |
− | le tzar prononça cette fameuse sentence qui en dit long sur ses
| + | |
− | véritables sentiments : "Mieux vaut donner la liberté par
| + | |
− | en haut que d'attendre qu'on vienne la prendre par en bas". Aussi fit-il
| + | |
− | tout ce qu'il put pour que cette "liberté", c'est-à -dire
| + | |
− | l'abolition du servage, portât le moins de préjudice possible
| + | |
− | aux seigneurs fonciers. "Enfin la chaîne de fer cassa", écrira
| + | |
− | un jour le poète Nekrassoff dans un poème retentissant :
| + | |
− | "Oui, elle cassa et frappa d'un bout le seigneur, mais de l'autre, le paysan".
| + | |
− | Certes, les paysans obtinrent enfin leur liberté individuelle.
| + | |
− | Mais ils durent la payer cher. Ils recurent des lots de terre tout Ã
| + | |
− | fait dérisoires. (Il était tout de même impossible
| + | |
− | de les "libérer" sans leur octroyer des lopins de terre au moins
| + | |
− | suffisants pour qu'ils ne mourussent pas de faim). De plus, ils furent
| + | |
− | astreints à payer, pendant longtemps, en sus des contributions de
| + | |
− | l'Etat, une forte redevance pour les terres aliénées au préjudice
| + | |
− | de leurs anciens seigneurs.
| + | |
− | Il est à noter que 75 millions de paysans reçurent en
| + | |
− | tout un peu plus du tiers du sol. Un autre tiers fut gardé par l'Etat.
| + | |
− | Et presque un tiers resta entre les mains des propriétaires fonciers.
| + | |
− | Une proportion pareille condamnait la masse paysanne à une existence
| + | |
− | de famine. Elle la maintenait, au fond, Ã la merci des "pomestchiks"
| + | |
− | et, plus tard, des paysans enrichis d'une manière ou d'une autre,
| + | |
− | des "koulaks".
| + | |
− | Dans toutes ses "réformes" Alexandre II fut guidé par
| + | |
− | le soin de céder le moins possible : le strict nécessaire
| + | |
− | pour éviter une catastrophe qui s'annonçait imminente. Aussi,
| + | |
− | les insuffisances et les défauts de ces "réformes" se firent
| + | |
− | sentir déjà vers les années 1870.
| + | |
− | La population laborieuse des villes était sans défense
| + | |
− | contre l'exploitation croissante.
| + | |
− | L'absence de toute liberté de presse et de parole ainsi que l'interdiction
| + | |
− | absolue de tout groupement à tendance politique ou sociale rendaient
| + | |
− | impossible toute circulation d'idée, toute critique, toute propagahde,
| + | |
− | toute activite sociale - donc, au fond, tout progrès.
| + | |
− | Le "peuple" était composé uniquement de "sujets" soumis
| + | |
− | à l'arbitraire de l'absolutisme. Cet arbitraire, tout en étant
| + | |
− | devenu moins féroce que sous Nicolas Ier, n'en restait pas moins
| + | |
− | entier.
| + | |
− | Quant à la masse paysanne, elle restait un troupeau de bêtes
| + | |
− | de somme, réduit à la corvée de nourrir l'Etat et
| + | |
− | les classes privilégiées.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Un nouveau mouvement révolutionnaire. - '''La "Narodnaia Volia". -'''L'assassinat du tzar Alexandre II.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Les meilleurs représentants de la jeunesse intellectuelle
| + | |
− | se rendirent rapidement compte de cette situation lamentable. Ceci d'autant
| + | |
− | plus que les pays occidental jouissaient déjà , à cette
| + | |
− | époque, d'un régime politique et social relativement avancé.
| + | |
− | Aux années 1870, l'Europe occidentale se trouvait en pleines luttes
| + | |
− | sociales ; le socialisme y commençait sa propagande intense et le
| + | |
− | marxisme abordait la tâche d'organiser la classe ouvrière
| + | |
− | en un puissant parti politique.
| + | |
− | Comme d'habitude, bravant et trompant la censure - les fonctionnaires
| + | |
− | manquaient trop d'instruction et d'intelligence pour comprendre la finesse
| + | |
− | et la variété des procédés - les meilleurs
| + | |
− | publicistes de l'époque, tel Tchernychevski qui, finalement, paya
| + | |
− | son audace des travaux forcés, réussissaient à propager
| + | |
− | les idées socialistes dans les milieux intellectuels au moyen d'articles
| + | |
− | de revues écrits d'une manière conventionnelle. Ils instruisaient
| + | |
− | ainsi la jeunesse, la mettant régulièrement au courant du
| + | |
− | mouvement d'idées et des événements politiques et
| + | |
− | sociaux à l'étranger. En même temps, ils dévoilaient
| + | |
− | habilement les dessous des soi-disant "réformes" d'Alexandre II,
| + | |
− | leurs véritables motifs, leur hypocrisie et leur insuffisance.
| + | |
− | Il est donc tout à fait naturel que, vers les mêmes années,
| + | |
− | des groupements clandestins se soient formés en Russie pour lutter
| + | |
− | activement contre le régime abject et, avant tout, pour répandre
| + | |
− | l'idée de l'affranchissement politique et social dans les classes
| + | |
− | laborieuses.
| + | |
− | Ces groupements se composaient d'une jeunesse des deux sexes qui se
| + | |
− | consacrait entièrement, avec un sublime esprit de sacrifice, Ã
| + | |
− | la tâche de "porter la lumière aux masses laborieuses".
| + | |
− | Ainsi se forma un vaste mouvement de la jeunesse russe intellectuelle
| + | |
− | laquelle, en nombre considérable, abandonnant famille, confort et
| + | |
− | carrière, s'élança "vers le peuple" afin de l'éclairer.
| + | |
− | D'autre part, une certaine activité terroriste contre les principaux
| + | |
− | serviteurs du régime prit son essor. Entre 1860 et 1870, quelques
| + | |
− | attentats eurent lieu contre des hauts fonctionnaires. Il y eut aussi des
| + | |
− | attentats manqués contre le Tzar.
| + | |
− | Le mouvement aboutit à un échec. Presque
| + | |
− | tous les propagandistes furent repérés par la police (souvent
| + | |
− | sur les indications des paysans eux-mêmes), arrêtés
| + | |
− | et envoyés en prison, en exil ou au bagne '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%282%29 (2)]'''.
| + | |
− | Le résultat pratique de l'entreprise fut nul.
| + | |
− | Il devenait de plus en plus évident que le tzarisme présentait
| + | |
− | un obstacle ''insurmontable'' à l'éducation du peuple.
| + | |
− | De là , il n'y avait qu'un pas à faire pour arriver Ã
| + | |
− | la conclusion logique que voici : puisque le tzarisme est cet obstacle,
| + | |
− | il faut d'abord supprimer le tzarisme.
| + | |
− | Et ce pas fut franchi. La jeunesse meurtrie, désespérée,
| + | |
− | forma un groupement qui se donnait pour but immédiat l'assassinat
| + | |
− | du Tzar. Quelques autres raisons étayèrent cette décision.
| + | |
− | Il s'agissait, notamment, de châtier "publiquement" l'homme qui,
| + | |
− | par ses prétendues "réformes", trompait le peuple. Il s'agissait
| + | |
− | aussi de dévoiler la duperie devant de vastes masses, d'attirer
| + | |
− | leur attention par un acte retentissant, formidable. Il s'agissait. en
| + | |
− | somme, de démontrer au peuple, par la suppression du Tzar, la fragilité,
| + | |
− | la vulnérabilité, le caractère fortuit et passager
| + | |
− | du régime.
| + | |
− | Ainsi, on espérait tuer, une fois pour toutes, "la légende
| + | |
− | du Tzar". Certains membres du groupement allaient plus loin : ils admettaient
| + | |
− | que l'assassinat du Tzar pouvait servir de point de départ Ã
| + | |
− | une vaste révolte qui, le désarroi général
| + | |
− | aidant, aboutirait à une révolution et à la chute
| + | |
− | immédiate du tzarisme.
| + | |
− | Le groupement prit le nom de ''Narodnaïa Volia'' (Volonté
| + | |
− | du Peuple). Après une minutieuse préparation, il exécuta
| + | |
− | son projet ; le 1er mars 1881, le tzar Alexandre II fut tué Ã
| + | |
− | Saint-Pétersbourg, lors d'un de ses déplacements. Deux bombes
| + | |
− | furent lancées par les terroristes contre la voiture impériale.
| + | |
− | La première brisa la voiture, la seconde blessa mortellement l'empereur,
| + | |
− | lui arrachant les deux jambes. Il décéda presque aussitôt.
| + | |
− | L'acte resta incompris des masses. Les paysans ne lisaient pas les revues.
| + | |
− | (Ils ne lisaient même pas du tout.) Complètement ignorés,
| + | |
− | restés en marge de toute propagande, fascinés depuis plus
| + | |
− | d'un siècle par l'idée que le Tzar leur voulait du bien mais
| + | |
− | que seule la noblesse s'opposait par tous les moyens à ses bonnes
| + | |
− | intentions (ils en voyaient une preuve de plus dans la résistance
| + | |
− | que cette noblesse avait opposée à leur libération
| + | |
− | et aussi dans l'obligation de payer de lourdes redevances pour leurs lots
| + | |
− | de terrain : obligation qu'ils attribuaient aux intrigues de la noblesse),
| + | |
− | les paysans accusèrent cette dernière d'avoir assassiné
| + | |
− | le Tzar pour se venger de l'abolition du servage et dans l'espoir de le
| + | |
− | restaurer.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''L'absolutisme, la légende et le paradoxe survivent.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Le Tzar fut tué. Non pas la légende. (Le lecteur
| + | |
− | verra comment l'histoire se chargea, vingt-quatre ans après, de
| + | |
− | détruire celle-ci.)
| + | |
− | Le peuple ne comprit pas, ne bougea pas. La presse servile vociféra
| + | |
− | contre les "ignobles criminels", les " horribles scélérats",
| + | |
− | les "fous"...
| + | |
− | La Cour ne manifesta pas tant de désarroi. Le jeune héritier
| + | |
− | Alexandre, fils aîné de l'Empereur assassiné, prit
| + | |
− | immédiatement le pouvoir.
| + | |
− | Les chefs du parti ''Narodnaïa Volia'' , les organisateurs et
| + | |
− | les exécuteurs de l'attentat, furent rapidement repérés,
| + | |
− | arrêtés, jugés et mis à mort. L'un d'eux, d'ailleurs,
| + | |
− | le jeune Grinévetzki - celui précisément qui jeta
| + | |
− | la seconde bombe meurtrière - mortellement blessé lui-même
| + | |
− | par les éclats décéda presque sur place. On pendit
| + | |
− | : Sophie Pérovskaïa Jéliaboff, Kibaltchich (le fameux
| + | |
− | technicien du parti, qui fabriqua les bombes), Mikhaïloff et Ryssakoff.
| + | |
− | Des mesures de persécution et de répression, exceptionnellement
| + | |
− | vastes et sévères, réduisirent bientôt le parti
| + | |
− | à une impuissance complète.
| + | |
− | Tout "rentra dans l'ordre".
| + | |
− | Le nouvel Empereur Alexandre III, vivement impressionné par l'attentat,
| + | |
− | ne trouva rien de mieux que de revenir sur le chemin à peine abandonné
| + | |
− | de la réaction intégrale. Les "réformes" - pourtant
| + | |
− | si insuffisantes - de son père lui parurent excessives. Il les jugea
| + | |
− | déplacées, dangereuses. Il les considéra comme une
| + | |
− | déplorable erreur. Au lieu de comprendre que l'attentat était
| + | |
− | une conséquence de leur pauvreté et qu'il fallait les élargir,
| + | |
− | il vit, au contraire, en elles, la cause du malheur. Et il mit Ã
| + | |
− | profit le meurtre de son père pour les combattre dans la mesure
| + | |
− | du possible.
| + | |
− | Il s'employa à dénaturer leur esprit, à contrecarrer
| + | |
− | leurs effets, à leur barrer résolument la route par une longue
| + | |
− | série de lois réactionnaires. ''L'Etat bureaucratique et
| + | |
− | policier reprit ses droits. Tout mouvement, voire tout esprit libéral,
| + | |
− | fut étouffé.''
| + | |
− | Naturellement, le Tzar ne pouvait pas rétablir le servage. Mais
| + | |
− | les masses laborieuses étaient condamnées à rester
| + | |
− | plus que jamais dans leur situation d'obscur troupeau, bon à exploiter,
| + | |
− | privé de tout droit humain.
| + | |
− | Le moindre contact de couches cultivées avec le peuple redevint
| + | |
− | suspect et impossible. Le "paradoxe russe" - le fossé insondable
| + | |
− | entre le niveau de culture et les aspirations des couches supérieures
| + | |
− | d'une part, et l'existence sombre et inconsciente du peuple, d'autre part
| + | |
− | - resta intact.
| + | |
− | De nouveau, aucune activité sociale ne fut admise. Et ce qui
| + | |
− | subsistait encore des timides réformes d'Alexandre II fut réduit
| + | |
− | Ã une caricature.
| + | |
− | Dans ces conditions, l'activité révolutionnaire allait
| + | |
− | fatalement renaître.
| + | |
− | C'est ce qui arriva bientôt, en effet. Mais, l'aspect et l'essence
| + | |
− | mêmes de cette activité se transformèrent totalement
| + | |
− | sous l'influence de nouveaux facteurs économiques, sociaux et psychologiques.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''Fin de siècle : le marxisme ; évolution rapide ; réaction quand même (1881-1900)'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Nouvel aspect du mouvement révolutionnaire : le marxisme et le parti social-démocrate. - Progrès culturels. - Essor industriel. - L'absolutisme et la réaction s'affirment en dépit de toute cette évolution.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Après l'échec du parti ''Narodnaïa Volia''
| + | |
− | dans sa campagne violente contre le tzarisme, d'autres événements
| + | |
− | contribuèrent à la transformation fondamentale du mouvement
| + | |
− | révolutionnaire russe. Le plus important fut ''l'apparition du
| + | |
− | marxisme.''
| + | |
− | Comme on sait, ce dernier apporta une conception nouvelle des luttes
| + | |
− | sociales : conception qui aboutit à un programme concret d'action
| + | |
− | révolutionnaire et à la formation, dans les pays de l'Europe
| + | |
− | occidentale, d'un parti politique ouvrier dit parti social-démocrate.
| + | |
− | En dépit de tous les obstacles, les idées socialistes
| + | |
− | de Lassalle, le marxisme et ses premiers résultats concrets furent
| + | |
− | connus, étudiés, prêchés et pratiqués
| + | |
− | clandestinement en Russie. (La littérature légale, pour sa
| + | |
− | part, excellait dans l'art de s'occuper du socialisme en employant un langage
| + | |
− | camouflé. ) C'est à cette époque que reprirent leur
| + | |
− | plein élan les fameuses "grosses revues" où collaboraient
| + | |
− | les meilleurs journalistes et publicistes qui y passaient régulièrement
| + | |
− | en revue les problèmes sociaux, les doctrines socialistes et les
| + | |
− | moyens de les réaliser. L'importance de ces publications dans la
| + | |
− | vie culturelle du pays était exceptionnelle. Aucune famille d'intellectuels
| + | |
− | ne pouvait s'en passer. Dans les bibliothèques, il fallait se faire
| + | |
− | inscrire bien à l'avance pour obtenir assez vite le numéro
| + | |
− | nouvellement paru. Plus d'une génération russe reçut
| + | |
− | son éducation sociale de ces revues, la complétant par la
| + | |
− | lecture de toutes sortes de publications clandestines.
| + | |
− | C'est ainsi que l'idéologie marxiste, s'appuyant uniquement sur
| + | |
− | ''l'action
| + | |
− | organisée'' du prolétariat, vint remplacer les aspirations
| + | |
− | déçues des cercles conspirateurs d'autrefois.
| + | |
− | Le second événement, d'une grande portée, fut l'évolution
| + | |
− | de plus en plus rapide de l'industrie et de la technique, avec ses conséquences.
| + | |
− | Le réseau des chemins de fer, les autres voies et moyens de communication,
| + | |
− | la production minière, l'exploitation du naphte, les industries
| + | |
− | métallurgique, textile, mecanique, etc., tout cet ensemble d'activités
| + | |
− | productrices se développait à grands pas, rattrapant le temps
| + | |
− | perdu. Des regions industrielles surgissaient à travers le pays.
| + | |
− | Beaucoup de villes changeaient rapidement d'aspect, grâce Ã
| + | |
− | leurs usines neuves et à une population ouvrière de plus
| + | |
− | en plus nombreuse.
| + | |
− | Cet essor industriel était largement alimenté en main-d'oeuvre
| + | |
− | par des masses considérables de paysans miséreux, obligés
| + | |
− | soit d'abandonner à jamais leurs parcelles de terre insuffisantes,
| + | |
− | soit de rechercher un travail complémentaire pendant la saison d'hiver.
| + | |
− | Comme partout ailleurs, évolution industrielle signifiait évolution
| + | |
− | de la classe prolétarienne. Et comme partout, celle-ci venait Ã
| + | |
− | point pour fournir des contingents au mouvement révolutionnaire.
| + | |
− | Ainsi, la diffusion des idées marxistes et la croissance du prolétariat
| + | |
− | industriel sur lequel les marxistes comptaient s'appuyer furent les éléments
| + | |
− | fondamentaux qui déterminèrent le nouvel aspect des choses.
| + | |
− | D'autre parts les progrès de l'industrie, le niveau de plus en
| + | |
− | plus élevé de la vie en général exigeaient,
| + | |
− | dans tous les domaines, des hommes instruits, des professionnels, des techniciens,
| + | |
− | des ouvriers qualifiés. Aussi, le nombre des écoles de tous
| + | |
− | genres - officielles, municipales et privées - augmentait sans cesse,
| + | |
− | dans les villes et à la campagne ; universités, écoles
| + | |
− | supérieures spéciales, lycées, collèges, écoles
| + | |
− | primaires, cours professionnels, etc., surgissaient de toutes parts. (En
| + | |
− | 1875, 79 conscrits sur 100 étaient illettrés ; en 1898, ce
| + | |
− | chiffre tomba à 55.)
| + | |
− | Toute cette évolution se faisait en dehors et même Ã
| + | |
− | l'encontre du régime politique absolutiste, lequel s'obstinait Ã
| + | |
− | persister, maintenant sur le corps vivant du pays une carcasse de plus
| + | |
− | en plus rigide, absurde et gênante.
| + | |
− | Aussi malgré la répression cruelle, le mouvement antimonarchiste
| + | |
− | et la propagande révolutionnaire et socialiste prenaient de l'ampleur.
| + | |
− | Même la population paysanne - la plus arriérée et
| + | |
− | la plus soumise - commençait à s'ébranler, poussée
| + | |
− | autant par la misére et l'exploitation inhumaine que par les échos
| + | |
− | de l'effervescence générale. Ces échos lui étaient
| + | |
− | rapportés surtout par les nombreux intellectuels travaillant dans
| + | |
− | les "zemstvos" (on les appelait, en Russie de l'époque, "zemstkié
| + | |
− | rabotniki" : "travailleurs des zemstvos"), par les ouvriers ayant des liens
| + | |
− | de parenté ou autres à la campagne, par les travailleurs
| + | |
− | saisonniers et par le prolétariat agricole. C'était une propagande
| + | |
− | contre laquelle le gouvernement était impuissant.
| + | |
− | Vers la fin du siècle, deux forces nettement caractérisées
| + | |
− | se dressaient l'une contre l'autre, irréconciliables : l'une était
| + | |
− | la vieille force de la réaction, qui réunissait autour du
| + | |
− | trone les classes hautement privilégiées : la noblesse, la
| + | |
− | bureaucratie, les propriétaires terriens, la caste militaire, le
| + | |
− | haut clergé, la bourgeoisie naissante ; l'autre était la
| + | |
− | jeune force révolutionnaire représentée, dans les
| + | |
− | années 1890-1900, surtout par la masse des étudiants, mais
| + | |
− | qui commençait déjà à recruter parmi la jeunesse
| + | |
− | ouvrière des villes et des régions industrielles.
| + | |
− | En 1898, le courant révolutionnaire de tendance marxiste aboutit
| + | |
− | à la formation du ''Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe''
| + | |
− | (le premier groupe social-démocrate, sous le nom d' "Emancipation
| + | |
− | du Travail", fut fondé en 1883).
| + | |
− | Entre ces deux forces nettement opposées se plaçait un
| + | |
− | troisième élément qui comprenait surtout des représentants
| + | |
− | de la classe moyenne et un certain nombre d'intellectuels "de marque":
| + | |
− | professeurs d'universités, avocats, écrivains, médecins,
| + | |
− | etc. C'était un mouvement timidement libéral. Tout en soutenant
| + | |
− | - en cachette et avec beaucoup de prudence - l'activité révolutionnaire,
| + | |
− | ses adeptes mettaient plutôt leur foi dans des réformes, espérant
| + | |
− | pouvoir arracher un jour à l'absolutisme, sous la menace d'une révolution
| + | |
− | imminente (comme sous Alexandre II), des concessions importantes et aboutir
| + | |
− | ainsi à l'avènement d'un régime constitutionnel.
| + | |
− | Seules les vastes masses paysannes demeuraient encore. dans leur ensemble,
| + | |
− | en dehors de cette fermentation.
| + | |
− | L'empereur Alexandre III mourut en 1894. Il céda la place Ã
| + | |
− | son fils Nicolas, le dernier des Romanoff.
| + | |
− | Une vague légende prétendait que celui-ci professait des
| + | |
− | idées libérales. On racontait même qu'il était
| + | |
− | disposé à octroyer à "son peuple" une constitution
| + | |
− | qui limiterait sérieusement le pouvoir absolu des tzars.
| + | |
− | Prenant leurs désirs pour des réalités, quelques
| + | |
− | "zemstvos" (conseils municipaux) libéraux présentèrent
| + | |
− | au jeune Tzar des adresses où il était question - très
| + | |
− | timidement - de certains droits représentatifs et autres.
| + | |
− | En janvier 1895, Ã l'occasion du mariage de Nicolas II, plusieurs
| + | |
− | délégations de la noblesse, des corps militaires et des "zemstvos"
| + | |
− | furent solennellement reçues par le Tzar à Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | A la grande stupéfaction des délégués municipaux,
| + | |
− | le nouveau maître, tout en répondant aux félicitations,
| + | |
− | se mit soudainement en colère et, frappant du pied le parquet, criant
| + | |
− | presque comme dans une crise d'hystérie, somma les "zemstvos" de
| + | |
− | renoncer à jamais à leurs "rêveries insensées".
| + | |
− | Cette sommation fut aussitôt soulignée par des mesures de
| + | |
− | répression contre quelques "instigateurs" de l'attitude "subversive"
| + | |
− | des "zemstvos". Ainsi l'absolutisme et la réaction s'affirmaient,
| + | |
− | une fois de plus, au mépris de l'évolution générale
| + | |
− | du pays.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''XXe siècle - Évolution précipitée Progrès révolutionnaires - Dérivatifs ( 1900-1905)'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''L'absolutisme reste sur ses positions et cherche à se maintenir par tous les moyens. L'évolution rapide du pays continue.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Les phénomènes et les traits caractéristiques
| + | |
− | que nous venons de signaler s'accentuèrent encore dès le
| + | |
− | début du XXe siècle.
| + | |
− | D'une part, l'absolutisme, loin d'aller à la rencontre des aspirations
| + | |
− | de la société, prit la décision de se maintenir par
| + | |
− | tous les moyens et de supprimer non seulement tout mouvement révolutionnaire,
| + | |
− | mais aussi toute manifestation d'esprit d'opposition. Ce fut à cette
| + | |
− | époque que le gouvernement de Nicolas II, afin de faire dévier
| + | |
− | le mécontentement grandissant de la population, eut recours, entre
| + | |
− | autres, à une forte propagande antisémitique et, ensuite,
| + | |
− | à l'instigation - et même à l'organisation - des ''pogromes''
| + | |
− | juifs.
| + | |
− | D'autre part, l'évolution économique du pays prenait une
| + | |
− | allure de plus en plus accélérée. Dans l'espace de
| + | |
− | cinq ans, de 1900 à 1905, l'industrie et le progrès technique
| + | |
− | firent un bond prodigieux. La production du pétrole (bassin de Bakou),
| + | |
− | celle de la houille (bassin du Donetz), des métaux, etc., se rapprochaient
| + | |
− | rapidement du niveau atteint par les pays industriels. Les voies et moyens
| + | |
− | de communication (chemins de fer, traction mécanique, transport
| + | |
− | fluvial et maritime, etc.) se multipliaient et se modernisaient. D'importantes
| + | |
− | usines de constructions mécaniques et autres, employant des milliers
| + | |
− | et même des dizaines de milliers d'ouvriers, surgissaient - ou s'épanouissaient
| + | |
− | - aux environs des grandes villes. Des régions industrielles entières
| + | |
− | naissaient ou prenaient de l'extension. Citons comme exemples : les grandes
| + | |
− | usines Poutiloff ; les importants chantiers de constructions navales Nevsky
| + | |
− | ; la grande usine Baltique et plusieurs autres usines d'envergure, Ã
| + | |
− | Saint-Pétersbourg ; les faubourgs industriels de la capitale et
| + | |
− | leurs dizaines de milliers d'ouvriers, tels que Kolpino, Choukhovo, Sestroretszk
| + | |
− | et autres ; la région industrielle d'Ivanovo-Voznessensk, près
| + | |
− | de Moscou ; de nombreuses et importantes usines dans la Russie meridionale,
| + | |
− | à Kharkov, à Ekatérinoslav et ailleurs. Ces progrès
| + | |
− | rapides restaient généralement peu connus à l'étranger,
| + | |
− | en dehors des cercles intéressés. (Nombreux sont, aujourd'hui
| + | |
− | encore, ceux qui croient qu'avant l'avènement du bolchevisme la
| + | |
− | Russie ne possédait presque aucune industrie et que cette dernière
| + | |
− | a été créée entièrement par le gouvernement
| + | |
− | bolcheviste.) Et cependant, nous l'avons déjà dit, leur portée
| + | |
− | fut considérable, non seulement au point de vue purement industriel,
| + | |
− | mais aussi au point de vue social. En s'industrialisant, le pays multipliait
| + | |
− | rapidement ses éléments prolétariens. D'après
| + | |
− | les statistiques de l'époque, on peut évaluer le nombre total
| + | |
− | des ouvriers en Russie, vers 1905, Ã 3 millions environ.
| + | |
− | En même temps le pays poursuivait son ascension rapide en matière
| + | |
− | de culture générale.
| + | |
− | Depuis 1890, l'enseignement, l'instruction et l'éducation de
| + | |
− | la jeunesse avaient fait de très grands progrès.
| + | |
− | L'instruction des adultes se trouvait également en progression
| + | |
− | constante.
| + | |
− | Vers 1905, il existait en Russie une trentaine d'universités
| + | |
− | et d'écoles supérieures, pour hommes et femmes. Presque toutes
| + | |
− | ces institutions relevaient de l'Etat, ,sauf quelques-unes dues Ã
| + | |
− | des initiatives et à des capitaux municipaux privés. Selon
| + | |
− | une vieille tradition, et surtout à la suite des réformes
| + | |
− | d'Alexandre II, leurs statuts étaient d'un esprit assez libéral
| + | |
− | et comportaient une indépendance (autonomie) intérieure assez
| + | |
− | prononcée. Alexandre III et Nicolas II essayèrent de réduire
| + | |
− | celle-ci. Mais chaque tentative de ce genre provoquait de graves désordres.
| + | |
− | Finalement, le gouvernement renonça à ses projets,
| + | |
− | Les professeurs des universités et des écoles supérieures
| + | |
− | étaient choisis parmi les universitaires, selon une sélection
| + | |
− | spéciale.
| + | |
− | Presque toutes les villes, même de ped d'importance, possédaient
| + | |
− | des lycées et des, co]lèges de garçons et de filles.
| + | |
− | Les écoles secondaires étaient fondées soit par l'Etat,
| + | |
− | soit par des particuliers ou par des "zemstvos". Dans les trois cas, les
| + | |
− | programmes étaient établis par l'Etat et l'enseignement était
| + | |
− | sensiblement pareil. Entre autres, l'enseignement de la religion était
| + | |
− | obligatoire.
| + | |
− | Le corps enseignant des écoles secondaires se recrutait parmi
| + | |
− | les universitaires, sauf pour les disciplines de second ordre. Le cours
| + | |
− | entier dont le diplôme donnait accès à l'université | + | |
− | durait huit ans. Les enfants qui manquaient de préparation pouvaient
| + | |
− | faire la classe préparatoire d'un an, en dehors des huit classes
| + | |
− | obligatoires.
| + | |
− | Le nombre des ecoles primaires dans les villes et à la campagne
| + | |
− | augmentait vite. Les unes étaient créees par l'Etat ; d'autres
| + | |
− | par les municipalités et les "zemstvos". Toutes étaient surveillées
| + | |
− | et contrôlées par l'Etat. L'enseignement primaire était
| + | |
− | gratuit. Il n'était pas obligatoire. Naturellement, le catéchisme
| + | |
− | y était imposé par l'Etat.
| + | |
− | Les instituteurs et institutrices des écoles primaires devaient
| + | |
− | posséder au moins un diplôme de quatre classes d'école
| + | |
− | secondaire.
| + | |
− | Des cours du soir pour les adultes et des "universités populaires"
| + | |
− | bien organisés et bien fréquentés fonctionnaient dans
| + | |
− | toutes les grandes villes. Les municipalités et surtout des particuliers
| + | |
− | s'y employaient avec grand zèle.
| + | |
− | Naturellement, les enfants d'ouvriers et de paysans étaient une
| + | |
− | exception dans les écoles secondaires et supérieures. Le
| + | |
− | coût de cet enseignement était élevé.
| + | |
− | Cependant, contrairement à une légende fort répandue,
| + | |
− | l'accès de ces écoles n'était interdit ni aux enfants
| + | |
− | d'ouvriers ni à ceux des paysans. Le contingent principal était
| + | |
− | fourni par des familles d'intellectuels (de professions libérales),
| + | |
− | de fonctionnaires, d'employés et de bourgeois.
| + | |
− | Les milieux intellectuels professant un ''credo'' au moins libéral,
| + | |
− | dans nombre d'écoles et d'institutions municipales et populaires,
| + | |
− | une propagande d'idées plus ou moins avancées se faisait
| + | |
− | assez librement, en dehors de l'enseignement proprement dit, malgré
| + | |
− | la surveillance de la police.
| + | |
− | Les conférenciers des "universités populaires" et le corps
| + | |
− | enseignant des écoles primaires venaient fréquemment des
| + | |
− | milieux révolutionnaires. Des directeurs, presque toujours de tendance
| + | |
− | libérale, les toléraient. On savait "arranger les choses".
| + | |
− | Dans ces conditions, les autorités étaient à peu près
| + | |
− | impuissantes à combattre cette propagande.
| + | |
− | En même temps que par l'enseignement et la parole, l'éducation
| + | |
− | se faisait par écrit.
| + | |
− | Une quantité incalculable de brochures populaires, presque toujours
| + | |
− | rédigées par des savants ou composées d'extraits des
| + | |
− | meilleurs écrivains, se rapportant à toutes les sciences
| + | |
− | et traitant des problèmes politiques et sociaux dans un esprit très
| + | |
− | avancé, fut lancée sur le marché. La censure s'avéra
| + | |
− | impuissante à endiguer ce flot montant. Les auteurs et les éditeurs
| + | |
− | trouvaient une variété de moyens pour tromper la vigilance
| + | |
− | des autorités.
| + | |
− | Si nous y ajoutons la diffusion assez importante, dans les milieux intellectuels
| + | |
− | et ouvriers, d'une littérature clandestine révolutionnaire
| + | |
− | et socialiste, nous aurons une notion exacte de ce vaste mouvement d'éducation
| + | |
− | et de préparation qui caractérise les années 1900-1905.
| + | |
− | Nous nous sommes permis d'y apporter quelques détails indispensables
| + | |
− | pour comprendre l'étendue et l'esprit très avancé
| + | |
− | des mouvements révolutionnaires postérieurs.
| + | |
− | Soulignons que ce mouvement d'aspirations politiques et sociales était
| + | |
− | complété par une évolution morale remarquable. La
| + | |
− | jeunesse s'émancipait de tous les préjugés : religieux,
| + | |
− | nationaux, sexuels et autres. Sur certains points, les milieux russes d'avant-garde
| + | |
− | étaient, depuis longtemps, bien en avance même par rapport
| + | |
− | aux pays occidentaux. Ainsi le principe d'égalité des races
| + | |
− | et des nations, celui d'égalité des sexes, l'union libre,
| + | |
− | la négation de la religion, etc, devinrent pour ces milieux des
| + | |
− | vérités acquises, voire pratiquées, depuis les "nihilistes".
| + | |
− | Dans tous ces domaines, les publicistes russes (Bélinski, Herzen,
| + | |
− | Tchernychevski, Dobroluboff, Pissareff, Mikhaïlovski) accomplirent
| + | |
− | une oeuvre de grande portée. Ils élevèrent plusieurs
| + | |
− | générations d'intellectuels dans le sens de l'affranchissement
| + | |
− | total, ceci malgré l'influence contraire exercée obligatoirement
| + | |
− | par le système tzariste d'enseignement secondaire.
| + | |
− | Cet esprit d'affranchissement devint finalement pour la jeunesse russe
| + | |
− | tout entière une véritable tradition ''sacrée,''
| + | |
− | indéracinable. Tout en subissant l'enseignement officiel imposé,
| + | |
− | la jeunesse se débarrassait de sa férule aussitôt le
| + | |
− | diplôme en main.
| + | |
− | "N'al-lez pas à l'U-ni-ver-si-té !" clamait l'évêque
| + | |
− | de notre diocèse dans son discours prononcé lors de la solennelle
| + | |
− | distribution des diplômes à nous tous, élèves
| + | |
− | sortants du lycée : "N'allez pas à l'Université !
| + | |
− | Car l'Université, c'est un repaire d'émeutiers... " (Où
| + | |
− | voulait-il que nous allions ?) Il était bien au courant, cet honorable
| + | |
− | évêque. Car, en effet, à quelques exceptions près,
| + | |
− | tout jeune homme, toute jeune fille, devenus étudiants, se transformaient
| + | |
− | en révolutionnaires en herbe. Dans le peuple, "étudiant"
| + | |
− | avait le sens de "mutin".
| + | |
− | Par la suite, avec l'âge, ces révoltés de jadis,
| + | |
− | broyés par les exigences et les bassesses de la vie, oubliaient
| + | |
− | et reniaient souvent leurs premiers élans. Mais, généralement,
| + | |
− | il en restait quelque chose : un ''credo'' libéral, un esprit
| + | |
− | d'opposition et, parfois, des "flammèches" plus vives encore qui,
| + | |
− | à la première occasion sérieuse, étaient prêtes
| + | |
− | Ã se ranimer.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''La situation politique, économique et sociale de la population laborieuse. - L'extension de la propagande socialiste et révolutionnaire. - Répression de plus en plus brutale. - La révolution commence à conquérir la rue.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Cependant, la situation politique, économique et sociale
| + | |
− | de la population laborieuse restait sans changement.
| + | |
− | Exposés, sans aucun moyen de défense, à l'exploitation
| + | |
− | grandissante de l'Etat et de la bourgeoisie, n'ayant aucun droit de se
| + | |
− | concerter, de s'entendre, de faire valoir leurs revendications, de s'organiser,
| + | |
− | de lutter, de se mettre en grève, etc., les ouvriers étaient
| + | |
− | malheureux, matériellement et moralement.
| + | |
− | Dans la campagne, l'appauvrissement des masses paysannes et leur mécontentement
| + | |
− | augmentaient de jour en jour. Les paysans - 175 millions d'hommes, femmes
| + | |
− | et enfants - étaient abandonnés à eux-mêmes
| + | |
− | et considérés comme une sorte de "bétail humain" (même
| + | |
− | les châtiments corporels existèrent pour eux en fait jusqu'en
| + | |
− | 1904, bien qu'ayant été abolis par la loi de 1863). Manque
| + | |
− | de culture générale et d'instruction élémentaire
| + | |
− | ; outillage primitif et insuffisant ; absence de crédit ou de toute
| + | |
− | autre forme de protection ou de secours ; impôts très élevés | + | |
− | ; traitement arbitraire, méprisant et impitoyable de la part des
| + | |
− | autorités et des classes "supérieures" ; morcellement continu
| + | |
− | des lopins de terre par suite des partages entre les nouveaux membres des
| + | |
− | familles : concurrence des "koulaks" (paysans aisés) et des propriétaires
| + | |
− | terriens, etc., telles étaient les multiples causes de cette misère.
| + | |
− | Même la "communauté paysanne" - le fameux mir russe - n'arrivait
| + | |
− | plus à soulager ses membres. D'ailleurs, le gouvernement d'Alexandre | + | |
− | III et celui de son successeur, Nicolas II, firent leur possible pour réduire
| + | |
− | le mir à une simple unité administrative étroitement
| + | |
− | surveillée et menée à la trique par l'Etat, bonne
| + | |
− | surtout à récolter ou, plutôt, à arracher de
| + | |
− | force les impôts et les redevances.
| + | |
− | Il était donc fatal que la propagande et l'activité socialistes
| + | |
− | et révolutionnaires remportassent des succès. Le marxisme,
| + | |
− | propagé clandestinement mais énergiquement, trouvait beaucoup
| + | |
− | d'adeptes. D'abord, parmi la jeunesse étudiante ; ensuite, dans
| + | |
− | les milieux ouvriers. L'influence du parti social-démocrate, fondé
| + | |
− | en 1898, se faisait sentir dans nombre de villes et dans certaines régions,
| + | |
− | en dépit de l'illégalité de ce parti (comme, d'ailleurs,
| + | |
− | de tout autre).
| + | |
− | Naturellement, le gouvernement sévissait de plus en plus brutalement
| + | |
− | contre les militants. Les procès politiques ne se comptaient plus.
| + | |
− | Les mesures de répression administrative et policière frappaient
| + | |
− | sauvagement des milliers de "sujets". Les prisons, les lieux d'exil et
| + | |
− | les bagnes s'emplissaient. Mais, tout en réussissant à réduire
| + | |
− | au minimum l'activité et l'influence du parti, les autorités
| + | |
− | n'arrivèrent jamais à l'étouffer, comme elles avaient
| + | |
− | réussi auparavant avec les premiers groupements politiques.
| + | |
− | A partir de l'année 1900, malgré tous les efforts des
| + | |
− | autorités, le mouvement révolutionnaire s'amplifiait considérablement.
| + | |
− | Les troubles universitaires et ouvriers devinrent bientôt des faits
| + | |
− | courants. D'ailleurs, les universités restaient souvent fermées
| + | |
− | pendant des mois, en raison justement des troubles politiques. Mais en
| + | |
− | réaction les étudiants, appuyés par des ouvriers,
| + | |
− | organisaient des manifestations bruyantes sur les places publiques . A
| + | |
− | Saint-Pétersbourg, la place de la cathédrale de Kazan devint
| + | |
− | l'endroit classique de ces manifestations populaires auxquelles les étudiants
| + | |
− | et les ouvriers se rendaient en entonnant des chants révolutionnaires
| + | |
− | et, parfois, porteurs de drapeaux rouges déployés. Le gouvernement
| + | |
− | y envoyait des détachements de police et de cosaques à cheval
| + | |
− | qui "nettoyaient" la place et les rues avoisinantes à coups de sabres
| + | |
− | et de fouets ("nagaïkas").
| + | |
− | La Révolution commençait à conquérir la
| + | |
− | rue.
| + | |
− | Toutefois, pour que le lecteur ait une juste notion de la situation
| + | |
− | ''générale,''
| + | |
− | une réserve importante s'impose à nouveau.
| + | |
− | Le tableau que nous venons de peindre est exact. Mais, ''en se rapportant
| + | |
− | à lui seul,'' sans y apporter des correctifs sérieux, sans
| + | |
− | avoir constamment devant les yeux ''le grand ensemble'' du pays et du
| + | |
− | peuple, on risquerait de tomber dans des exagérations, d'aboutir
| + | |
− | à des appréciations générales erronées
| + | |
− | et de ne pas comprendre les événements ultérieurs.
| + | |
− | N'oublions pas, en effet, que sur la masse immense de plus de 180 millions
| + | |
− | d'âmes, les groupes touchés par ledit mouvement d'idées
| + | |
− | ne formaient qu'une couche bien mince. Il s'agissait, en somme, de quelques
| + | |
− | milliers d'intellectuels - d'étudiants surtout - et de l'élite
| + | |
− | de la classe ouvrière dans les grands centres. Le reste de la population
| + | |
− | : les innombrables masses paysannes, le gros des citadins et même
| + | |
− | la majorité de la population ouvrière, restait encore étranger,
| + | |
− | indifférent ou même hostile à l'agitation révolutionnaire.
| + | |
− | Certes, les milieux avancés augmentaient rapidement leurs effectifs
| + | |
− | ; à partir des années 1900, le nombre des ouvriers gagnés
| + | |
− | à la cause était en croissance continue ; l'effervescence
| + | |
− | révolutionnaire atteignait aussi les masses paysannes, de plus en
| + | |
− | plus miséreuses. Mais, en même temps, la masse profonde du
| + | |
− | peuple - ''celle dont l'agitation détermine seule les grands changements
| + | |
− | sociaux'' - conservait sa mentalité primitive. Le "paradoxe russe"
| + | |
− | - dont il a été question plus haut - restait à peu
| + | |
− | près intact, et la "légende du Tzar" éblouissait encore
| + | |
− | des millions et des millions d'hommes. ''Par rapport à cette masse,''
| + | |
− | le mouvement en question n'était qu'une petite agitation de surface
| + | |
− | (quatre ouvriers seulement participèrent au Congrès social-démocrate
| + | |
− | de Londres, en 1903).
| + | |
− | Et, dans ces conditions, tout contact entre les avants postes, poussés
| + | |
− | très en avant, et le gros des masses, resté très en
| + | |
− | arrière, était impossible.
| + | |
− | ''Le lecteur devra tenir rigoureusement compte de cette particularité
| + | |
− | pour comprendre la suite des événements.''
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Les partis politiques : social-démocrate et socialiste-révolutionnaire. - Les attentats.'''====
| + | |
− | | + | |
− | A partir de l'année 1901, l'activité révolutionnaire
| + | |
− | s'enrichit d'un élément nouveau : à côté
| + | |
− | du parti social-démocrate naquit le parti socialiste-révolutionnaire.
| + | |
− | La propagande de ce dernier fut vite couronnée d'un succès
| + | |
− | considérable.
| + | |
− | Trois points essentiels constituaient la différence entre les
| + | |
− | deux partis :
| + | |
− | | + | |
− | → 1° Philosophiquement et sociologiquement, le parti socialiste-révolutionnaire
| + | |
− | était en désaccord avec la doctrine marxiste ;
| + | |
− | | + | |
− | →2° En raison de son antimarxisme, ce parti apportait au problème
| + | |
− | paysan - le plus important en Russie - une solution autre que celle du
| + | |
− | parti social-démocrate. Tandis que ce dernier, se basant uniquement
| + | |
− | sur la ''classe ouvrière,'' ne comptait guère sur le gros
| + | |
− | de la ''classe paysanne'' dont il escomptait, d'ailleurs, la prolétarisation
| + | |
− | rapide et partant négligeait la propagande rurale, le parti socialiste-révolutionnaire
| + | |
− | croyait pouvoir gagner les masses paysannes russes à la cause révolutionnaire
| + | |
− | et socialiste. Il jugeait impossible d'attendre leur prolétarisation.
| + | |
− | Il déployait en conséquence une forte propagande dans les
| + | |
− | campagnes. Pratiquement, le parti social-démocrate n'envisageait,
| + | |
− | dans son programme agraire immédiat, qu'une augmentation des lots
| + | |
− | de terre appartenant aux paysans et quelques autres réformes de
| + | |
− | peu d'importance ; tandis que le parti socialiste-révolutionnaire
| + | |
− | comprenait dans son programme minimum la socialisation immédiate
| + | |
− | et complète du sol ;
| + | |
− | | + | |
− | →3° En parfaite conformité avec sa doctrine, le parti social-démocrate,
| + | |
− | qui comptait essentiellement sur l'action
| + | |
− | ''des masses,'' repoussait
| + | |
− | toute action de terrorisme, tout attentat politique, comme socialement
| + | |
− | inutile. Par contre, le parti socialiste-révolutionnaire attribuait
| + | |
− | une certaine utilité publique aux attentats contre les hauts fonctionnaires
| + | |
− | tzaristes trop zélés ou trop cruels. Il créa même
| + | |
− | un organisme spécial, dit "organisme de combat", chargé de
| + | |
− | préparer et d'exécuter des attentats politiques sous le contrôle
| + | |
− | du Comité Central.
| + | |
− | A part ces différences, le programme politique et social immédiat
| + | |
− | ("programme minimum") des deux partis était sensiblement le même
| + | |
− | : une république démocratique bourgeoise qui ouvrirait la
| + | |
− | route à une évolution vers le socialisme.
| + | |
− | De 1901 à 1905, le parti social-révolutionnaire réalisa
| + | |
− | plusieurs attentats dont quelques-uns particulièrement retentissants,
| + | |
− | notamment : en 1902, un jeune militant`du parti, l'étudiant Balmacheff,
| + | |
− | assassina Sipiaguine, ministre de l'Intérieur : en 1904, un autre
| + | |
− | socialiste-révolutionnaire l'étudiant Sazonoff, tua von Plehvé,
| + | |
− | le fameux et cruel successeur de Sipiaguine ; en 1905, le socialiste-révolutionnaire
| + | |
− | Kaliaïeff exécuta le grand-duc Serge, gouverneur ("le hideux
| + | |
− | satrape") de Moscou.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Les anarchistes.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Notons qu'Ã part ces deux partis politiques, il existait
| + | |
− | aussi, à cette époque, un certain mouvement anarchiste. Très
| + | |
− | faible, totalement inconnu de la vaste population, il n'était représenté
| + | |
− | que par quelques groupements d'intellectuels et d'ouvriers (paysans dans
| + | |
− | le Midi), sans contact suivi. Il y avait un ou deux groupes anarchistes
| + | |
− | à Saint-Pétersbourg, à peu près autant Ã
| + | |
− | Moscou (ces derniers cependant plus forts et plus actifs), des groupements
| + | |
− | dans le Midi et dans la région Ouest. Leur activité se bornait
| + | |
− | à une faible propagande, d'ailleurs très difficile, Ã
| + | |
− | des attentats contre les serviteurs trop dévoués du régime,
| + | |
− | et à des actes de "reprise individuelle". La littérature
| + | |
− | libertaire arrivait en fraude de l'étranger. On répandait
| + | |
− | surtout les brochures de Kropotkine qui, lui-même obligé d'émigrer
| + | |
− | après la débâcle de la ''Narodnaïa Volia,''
| + | |
− | s'était fixé en Angleterre.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Le gouvernement tzariste cherche à canaliser le mouvement ouvrier vers une
| + | |
− | activité "légale".'''====
| + | |
− | | + | |
− | L'extension rapide de l'activité révolutionnaire
| + | |
− | à partir de l'année 1900 préoccupait beaucoup le gouvernement.
| + | |
− | Ce qui l'inquiétait surtout, c'était les sympathies que la
| + | |
− | propagande gagnait dans la population ouvrière. Malgré leur
| + | |
− | existence illégale, donc difficile, les deux partis socialistes
| + | |
− | possédaient dans les grandes villes des comités, des cercles
| + | |
− | de propagande, des imprimeries clandestines et des groupes assez nombreux.
| + | |
− | Le parti socialiste-révolutionnaire réussissait Ã
| + | |
− | commettre des attentats qui, par leur éclat, attiraient sur lui
| + | |
− | l'attention et même l'admiration de tous les milieux. Le gouvernement
| + | |
− | jugea insuffisants ses moyens de défense et de répression
| + | |
− | : la surveillance, le mouchardage, la provocation, la prison, les pogromes,
| + | |
− | etc. Afin de soustraire les masse ; ouvrières à l'emprise
| + | |
− | des partis socialistes et a toute activité révolutionnaire,
| + | |
− | il conçut un plan machiavélique qui, logiquement, devait
| + | |
− | le rendre maître du mouvement ouvrier. Il se décida Ã
| + | |
− | mettre sur pied une organisation ouvrière ''légale ; autorisée,''
| + | |
− | dont il tiendrait lui-même les commandes. Il faisait ainsi d'une
| + | |
− | pierre deux coups : d'une part il attirait vers lui les sympathies, la
| + | |
− | reconnaissance et le dévouement de la classe ouvrière, l'arrachant
| + | |
− | aux mains des partis révolutionnaires ; d'autre part, il menait
| + | |
− | le mouvement ouvrier là où il le voulait, en le surveillant
| + | |
− | de près.
| + | |
− | Sans aucun doute, la tâche était délicate. Il fallait
| + | |
− | attirer les ouvriers dans ces organismes d'Etat ; il fallait tromper leur
| + | |
− | méfiance, les intéresser, les flatter, les séduire,
| + | |
− | les duper, sans qu'ils s'en aperçussent ; il fallait feindre d'aller
| + | |
− | à la rencontre de leurs aspirations... Il fallait éclipser
| + | |
− | les partis, rendre inefficace leur propagande, les dépasser - surtout
| + | |
− | par des actes concrets. Pour réussir, le gouvernement serait obligé
| + | |
− | d'aller jusqu'à consentir certaines concessions d'ordre économique
| + | |
− | et social, tout en maintenant les ouvriers à sa merci, tout en les
| + | |
− | maniant à sa guise.
| + | |
− | L'exécution d'un pareil "programme" exigeait à la tête
| + | |
− | de l'entreprise des hommes donnant confiance absolue et, en même
| + | |
− | temps, habiles, adroits et éprouvés, connaissant bien la
| + | |
− | psychologie ouvrière, sachant s'imposer et gagner la confiance.
| + | |
− | Le choix du gouvernement s'arrêta finalement sur deux hommes,
| + | |
− | agents de la police politique secrète ''(Okhrana),'' qui reçurent
| + | |
− | la mission d'exécuter le projet. L'un fut Zoubatoff, pour Moscou
| + | |
− | ; l'autre, prêtre et aumônier de l'une des prisons de Saint-Pétersbourg,
| + | |
− | le pope Gapone.
| + | |
− | Ainsi, le gouvernement du Tzar voulut jouer avec le feu. Il ne tarda
| + | |
− | pas à s'y brûler cruellement.
| + | |
− | <br />
| + | |
− | =='''La secousse (1905-1906)'''==
| + | |
− | | + | |
− | ==='''L'épopée gaponiste ; première grève générale'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Les "sections ouvrières". - Le mouvement et l'épopée "gaponistes". - Le pope Gapone : sa personnalité, son oeuvre, sa fin. - Le "dimanche sanglant" : 9/22 janvier 1905. - La "légende du tsar" tuée par le Tzar. - Premier grand mouvement des masses ouvrières. - Première grève des ouvriers de Saint-Pétersbourg.'''====
| + | |
− | | + | |
− | A Moscou, Zoubatoff fut démasqué assez rapidement
| + | |
− | Il ne put aboutir à de grands résultats. Mais, à Saint-Pétersbourg,
| + | |
− | les affaires marchèrent mieux. Gapone, très adroit, oeuvrant
| + | |
− | dans l'ombre, sut gagner la confiance et même l'affection des milieux
| + | |
− | ouvriers. Doué d'un réel talent d'agitateur et d'organisateur,
| + | |
− | il réussit à mettre sur pied les soi-disant "Sections Ouvrières"
| + | |
− | qu'il guidait en personne et animait de son activité énergique.
| + | |
− | Vers la fin de 1904, ces sections étaient au nombre de 11, réparties
| + | |
− | en divers quartiers de la capitale, et comptaient quelques milliers de
| + | |
− | membres.
| + | |
− | Le soir, les ouvriers venaient très volontiers dans les sections
| + | |
− | pour y parler de leurs affaires, écouter quelque conférence,
| + | |
− | parcourir les journaux, etc. L'entrée étant rigoureusement
| + | |
− | contrôlée par les ouvriers gaponistes eux-mêmes, les
| + | |
− | militants des partis politiques ne pouvaient y pénétrer qu'avec
| + | |
− | peine. Et même s'ils y pénétraient, ils étaient
| + | |
− | vite repérés et mis à la porte.
| + | |
− | Les ouvriers de Saint-Pétersbourg prirent leurs sections très
| + | |
− | au sérieux. Ayant entière confiance en Gapone, ils lui parlaient
| + | |
− | de leurs malheurs et de leurs aspirations, discutaient avec lui les moyens
| + | |
− | de faire améliorer leur situation, examinaient des projets de lutte
| + | |
− | contre les patrons. Fils, lui-même, d'un pauvre paysan, ayant vécu
| + | |
− | parmi les travailleurs, Gapone comprenait à merveille la psychologie
| + | |
− | de ses confidents. Il savait feindre admirablement son approbation et ses
| + | |
− | vives sympathies au mouvement ouvrier. Telle était aussi. Ã
| + | |
− | peu près, sa mission officielle, surtout pour les débuts.
| + | |
− | La thèse que le gouvernement entreprit d'imposer aux ouvriers
| + | |
− | dans leurs sections fut celle-ci : "Ouvriers, vous pouvez améliorer
| + | |
− | votre situation en vous y appliquant méthodiquement, dans les formes
| + | |
− | légales au sein de vos sections. Pour aboutir, vous n'avez aucun
| + | |
− | besoin de faire de la politique. Occupez-vous de vos intérêts
| + | |
− | personnels concrets, immédiats, et vous arriverez bientôt
| + | |
− | Ã une existence plus heureuse. Les partis et les luttes politiques,
| + | |
− | les recettes proposées par de mauvais bergers - les socialistes
| + | |
− | et les révolutionnaires - ne vous mèneront à rien
| + | |
− | de bon. Occupez-vous de vos intérêts économiques immédiats.
| + | |
− | Ceci vous est permis, et c'est par cette voie que vous aboutirez Ã
| + | |
− | une amélioration réelle de votre situation. Le gouvernement,
| + | |
− | qui se soucie beaucoup de vous, vous soutiendra." Telle fut aussi la thèse
| + | |
− | que Gapone et ses aides, recrutés parmi les ouvriers eux-mêmes,
| + | |
− | prêchaient et développaient dans les sections.
| + | |
− | Les ouvriers répondirent à l'invitation sans retard. Ils
| + | |
− | commencèrent à préparer une action économique.
| + | |
− | Ils élaborèrent et formulèrent leurs revendications,
| + | |
− | d'accord avec Gapone. Ce dernier, dans sa situation plus que délicate,
| + | |
− | dut s'y prêter. S'il ne le faisait pas, il provoquerait aussitôt
| + | |
− | un mécontentement parmi les ouvriers, il serait même certainement
| + | |
− | accusé d'avoir trahi leurs intérêts et de soutenir
| + | |
− | le parti patronal. Il perdrait sa popularité. Des soupçons
| + | |
− | encore plus graves pourraient naître contre lui. De ce fait, son
| + | |
− | oeuvre même serait battue en brèche. Or, dans son double jeu,
| + | |
− | Gapone devait avant tout, et à tout prix, conserver les sympathies
| + | |
− | qu'il avait su gagner. Il le comprenait bien et faisait mine de soutenir
| + | |
− | entièrement la cause ouvrière, espérant pouvoir garder
| + | |
− | la maîtrise du mouvement, manier les masses à sa guise, diriger,
| + | |
− | façonner et canaliser leur action.
| + | |
− | Ce fut le contraire qui se produisit. Le mouvement dépassa vite
| + | |
− | les limites qui lui étaient assignées. Il prit rapidement
| + | |
− | une ampleur, une vigueur et une allure imprévues, brouillant tous
| + | |
− | les calculs, renversant toutes les combinaisons de ses auteurs. Bientôt,
| + | |
− | il se transforma en une véritable tempête qui déborda
| + | |
− | et emporta Gapone lui-même.
| + | |
− | En décembre 1904, les ouvriers de l'usine Poutiloff, l'une des
| + | |
− | plus importantes de Saint-Pétersbourg, et où Gapone comptait
| + | |
− | de nombreux adeptes et amis, décidèrent de commencer l'action.
| + | |
− | D'accord avec Gapone, ils rédigèrent et remirent Ã
| + | |
− | la direction une liste de revendications d'ordre économique, très
| + | |
− | modérées d'ailleurs. Vers la fin du mois, ils apprirent que
| + | |
− | la direction "ne croyait pas possible d'y donner suite" et que le gouvernement
| + | |
− | était impuissant à l'y obliger. De plus, la direction de
| + | |
− | l'usine mit à la porte quelques ouvriers considérés
| + | |
− | comme meneurs. On exigea aussitôt leur réintégration.
| + | |
− | La direction s'y refusa.
| + | |
− | L'indignation, la colère des ouvriers furent sans bornes ; d'abord,
| + | |
− | parce que leurs longs et laborieux efforts n'aboutissaient à rien
| + | |
− | ; ensuite - et surtout - parce qu'on leur avait laissé croire que
| + | |
− | ces efforts seraient couronnés de succès. Gapone en personne
| + | |
− | les avait encouragés, les avait bercés d'espoir. Et voici
| + | |
− | que leur premier pas sur la bonne voie légale ne leur apportait
| + | |
− | qu'un échec cuisant, nullement justifié. Ils se sentirent
| + | |
− | "roulés ". Ils se virent aussi moralement obligés d'intervenir
| + | |
− | en faveur de leurs camarades révoqués.
| + | |
− | Naturellement, leurs regards se tournèrent vers Gapone. Pour
| + | |
− | sauvegarder son prestige et son rôle, ce dernier feignit d'être
| + | |
− | indigné plus que tout autre et poussa les ouvriers de l'usine Poutiloff
| + | |
− | à réagir vigoureusement. C'est ce qu'ils ne tardèrent
| + | |
− | pas à faire. Se sentant à l'abri, se bornant toujours Ã
| + | |
− | des revendications purement économiques, couverts par les sections
| + | |
− | et par Gapone, ils décidèrent, au cours de plusieurs réunions
| + | |
− | tumultueuses, de soutenir leur cause par une grève. Le gouvernement,
| + | |
− | confiant en Gapone, n'intervenait pas. Et c'est ainsi que la grève
| + | |
− | des usines Poutiloff, la première grève ouvrière importante
| + | |
− | en Russie, fut déclenchée en décembre 1904.
| + | |
− | Mais le mouvement ne s'arrêta pas là . Toutes les sections
| + | |
− | ouvrières s'émurent et se mirent en branle pour défendre
| + | |
− | l'action de ceux de Poutiloff. Ils apprécièrent très
| + | |
− | justement l'échec de ces derniers comme un échec général.
| + | |
− | Naturellement, Gapone dut prendre parti pour les sections. Le soir, il
| + | |
− | les parcourait toutes, l'une après l'autre, prononçant partout
| + | |
− | des discours en faveur des grévistes de Poutiloff, invitant tous
| + | |
− | les ouvriers à les soutenir par une action efficace.
| + | |
− | Quelques jours passèrent. Une agitation extraordinaire secouait
| + | |
− | les masses ouvrières de la capitale. Les ateliers se vidaient spontanément.
| + | |
− | Sans mot d'ordre précis, sans préparation ni direction, la
| + | |
− | grève de Poutiloff devenait une grève quasi générale
| + | |
− | des travailleurs de Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Et ce fut la tempête. En masse, les grévistes se précipitèrent
| + | |
− | vers les sections, se moquant des formalités, forçant tout
| + | |
− | contrôle, réclamant une action immédiate et imposante.
| + | |
− | En effet, la grève seule ne suffisait pas. Il fallait agir, ''faire
| + | |
− | quelque chose'' : quelque chose de grand, d'imposant, de décisif.
| + | |
− | Tel était le sentiment général.
| + | |
− | C'est alors que surgit - on ne sut jamais exactement d'où ni
| + | |
− | comment - la fantastique idée de rédiger, au nom des ouvriers
| + | |
− | et paysans malheureux ''de toutes les Russies,'' une "pétition"
| + | |
− | au tzar ; de se rendre, pour l'appuyer, en grande masse, devant le Palais
| + | |
− | d'Hiver ; de remettre la pétition, par l'intermédiaire d'une
| + | |
− | délégation, Gapone en tête, au tzar lui-même
| + | |
− | et de demander à ce dernier de prêter l'oreille aux misères
| + | |
− | de son peuple. Toute naïve, toute paradoxale qu'elle fût, cette
| + | |
− | idée se répandit comme une traînée de poudre
| + | |
− | parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Elle les rallia tous. Elle
| + | |
− | les inspira, les enthousiasma. Elle donna un sens, elle fixa un but précis
| + | |
− | Ã leur mouvement.
| + | |
− | Les sections firent chorus avec les masses. Elles se décidèrent
| + | |
− | à organiser l'action. Gapone fut chargé de rédiger
| + | |
− | la pétition. De nouveau, il s'inclina. Ainsi, il devenait, par la
| + | |
− | force des choses, leader d'un important, d'un historique mouvement des
| + | |
− | masses.
| + | |
− | Dans les premiers jours du mois de janvier 1905, la pétition
| + | |
− | était prête. Simple, émouvante, elle respirait le dévouement
| + | |
− | et la confiance. Les misères du peuple y étaient exposées
| + | |
− | avec beaucoup de sentiment et de sincérité. On demandait
| + | |
− | au tzar de se pencher sur elles, de consentir des réformes efficaces
| + | |
− | et de veiller a leur réalisation.
| + | |
− | Chose étrange, mais incontestable : la pétition de Gapone
| + | |
− | était une oeuvre de haute inspiration, vraiment pathétique.
| + | |
− | Il s'agissait maintenant de la faire adopter par toutes les sections,
| + | |
− | de la porter à la connaissance des vastes masses et d'organiser
| + | |
− | la marche vers le Palais d'Hiver.
| + | |
− | Entre temps, un fait nouveau se produisit. Des révolutionnaires
| + | |
− | appartenant aux partis politiques (ces derniers se tenaient jusqu'alors
| + | |
− | totalement à l'écart du "gaponisme") intervinrent auprès
| + | |
− | de Gapone. Ils cherchèrent, avant tout, à l'influencer pour
| + | |
− | qu'il donnât à son attitude, à sa pétition et
| + | |
− | Ã son action une allure moins "rampante", plus digne, plus ferme
| + | |
− | - en un mot plus révolutionnaire. Les milieux ouvriers avancés
| + | |
− | exercèrent sur lui la même pression. Gapone s'y prêta
| + | |
− | d'assez bonne grâce. Des socialistes révolutionnaires surtout
| + | |
− | lièrent connaissance avec lui. D'accord avec eux, il remania, dans
| + | |
− | les tout derniers jours, sa pétition primitive, en l'élargissant
| + | |
− | considérablement et en atténuant de beaucoup son esprit de
| + | |
− | fidèle dévouement au tzar.
| + | |
− | Sous sa forme définitive, la "pétition" fut le plus grand
| + | |
− | paradoxe historique qui ait jamais existé. On s'y adressait très
| + | |
− | loyalement au tzar et on lui demandait ni plus ni moins que d'autoriser
| + | |
− | - même d'accomplir - une révolution fondamentale, laquelle,
| + | |
− | en fin de compte, supprimerait son pouvoir. En effet, tout le programme
| + | |
− | minimum des partis révolutionnaires y figurait. On exigeait, notamment,
| + | |
− | comme mesures de toute urgence : la liberté entière de presse,
| + | |
− | de parole, de conscience, etc.; la liberté absolue pour toutes les
| + | |
− | associations et les organisations ; le droit aux ouvriers de se syndiquer,
| + | |
− | de recourir à la grève ; des lois agraires tendant Ã
| + | |
− | l'expropriation des gros propriétaires au profit des communautés
| + | |
− | paysannes, enfin la convocation immédiate d'une Assemblée
| + | |
− | Constituante élue sur la base d'une loi électorale démocratique.
| + | |
− | C'était, carrément, une invitation au suicide.
| + | |
− | Voici le texte intégral et définitif de la "pétition"
| + | |
− | (traduit du russe) :
| + | |
− | ''Nous, travailleurs de Saint-Pétersbourg, nos femmes,
| + | |
− | nos enfants et nos parents, vieillards sans ressources, sommes venus Ã
| + | |
− | Toi, ô Tzar, pour te demander justice et protection.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Nous sommes réduits à la mendicité.
| + | |
− | Nous sommes opprimés, écrasés sous le poids d'un travail
| + | |
− | épuisant, abreuvés d'outrages. Nous ne sommes pas considérés
| + | |
− | comme des êtres humains, mais traités en esclaves qui doivent
| + | |
− | subir en silence leur triste destin. Patiemment, nous avons enduré
| + | |
− | tout cela. Mais voici qu'on nous précipite maintenant tout au fond
| + | |
− | de l'abîme où seuls l'arbitraire et l'ignorance nous seront
| + | |
− | réservés. On nous étouffe sous le poids du despotisme
| + | |
− | e! d'un traitement contraire à toute loi humaine.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Nous sommes à bout de forces, o Tzar ! Le moment
| + | |
− | décisif est venu où, vraiment, la mort vaut mieux que la
| + | |
− | prolongation de nos intolérables souffrances. Voilà pourquoi
| + | |
− | nous avons cessé le travail et informé nos patrons que nous
| + | |
− | ne le reprendrons pas avant qu'ils n'aient souscrit à nos justes
| + | |
− | demandes.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Ce que nous leur avons demandé est peu de chose,
| + | |
− | et pourtant, sans ce peu de chose notre vie n'est pas une vie, mais un
| + | |
− | enfer, une éternelle torture.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Notre première requête demandait à nos
| + | |
− | patrons de vouloir bien se rendre compte, d'accord avec nous de nos besoins.
| + | |
− | Et ils ont refusé cela ! Le droit même de discuter nos besoins
| + | |
− | nous a été contesté sous prétexte que la loi
| + | |
− | ne nous reconnaît pas ce droit.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Notre demande de la journée de huit heures a été
| + | |
− | rejetée aussi comme illégale.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Nous avons demandé ensuite la fixation, de concert
| + | |
− | avec nous, de nos salaires ; l'arbitrage, en cas de malentendus entre nous
| + | |
− | et l'administration intérieure de l'usine ; l'élévation
| + | |
− | Ã un rouble par jour des salaires des manoeuvres, hommes et femmes,
| + | |
− | la suppression des heures supplémentaires ; une mise en état
| + | |
− | des ateliers, de sorte que le travail n'y entraîne pas la mort Ã
| + | |
− | la suite des courants d'air, de la pluie et de la neige... Nous avons demandé
| + | |
− | aussi plus d'égards pour ceux qui tombent malades ; et aussi que
| + | |
− | les ordres qu'on nous donne ne soient pas accompagnés d'in jures.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Toutes ces demandes ont été rejetées
| + | |
− | comme contraires à la loi. Le fait même de les avoir formulées
| + | |
− | a été interprété comme un crime. Le désir
| + | |
− | d'améliorer notre situation est considéré par nos
| + | |
− | patrons comme une insolence à leur égard.''
| + | |
− | | + | |
− | ''O Empereur ! Nous sommes ici plus de 300.000 êtres
| + | |
− | humains. Et, cependant, nous tous ne sommes des êtres humains qu'en
| + | |
− | apparence. Car, en réalité, nous n'avons aucun droit humain.
| + | |
− | Il nous est interdit de parler, de penser, de nous réunir pour discuter
| + | |
− | nos besoins, de prendre des mesures pour améliorer notre situation.
| + | |
− | Quiconque parmi nous ose élever la voix en faveur de la classe ouvrière
| + | |
− | est jeté en prison ou exilé. Avoir un bon coeur, une âme
| + | |
− | sensible, est considéré comme un crime. Faire preuve de sentiments
| + | |
− | de fraternité à l'égard d'un malheureux, d'un abandonné,
| + | |
− | d'une victime, d'un déchu, est un crime abominable.''
| + | |
− | | + | |
− | ''0 Tzar ! Cela est-il conforme aux commandements de Dieu
| + | |
− | en vertu duquel Tu règnes ? Sous de telles lois, la vie vaut-elle
| + | |
− | d'être vécue ? Ne serait-il pas préférable pour
| + | |
− | nous tous, travailleurs russes, de mourir, laissant les capitalistes et
| + | |
− | les fonctionnaires vivre seuls et jouir de l'existence ?''
| + | |
− | | + | |
− | ''Tel est, Sire, l'avenir qui nous attend. Et c'est pourquoi
| + | |
− | nous sommes assemblés devant les murs de Ton palais. Nous espérons
| + | |
− | trouver, nous attendons ici l'ultime planche de salut. Ne refuse pas d'aider
| + | |
− | Ton peuple à sortir du gouffre des hors-la-loi où il n'y
| + | |
− | a que misère et ignorance. Donne-lui une chance, un moyen d'accomplir
| + | |
− | sa vraie destinée. Délivre-le de l'intolérable oppression
| + | |
− | des bureaucrates. Démolis la muraille qui Te sépare de lui
| + | |
− | et appelle-le à gouverner le pays conjointement avec Toi.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Tu as été envoyé ici-bas pour conduire
| + | |
− | le peuple au bonheur. Mais, lambeau par lambeau, le bonheur nous est arraché
| + | |
− | par tes fonctionnaires qui ne nous réservent que la douleur et l'humiliation.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Examine nos demandes avec attention et sans colère.
| + | |
− | Elles ont été formulées, non pas pour le mal, mais
| + | |
− | pour le bien, pour notre bien, Sire, et pour le Tien. Ce n'est pas l'insolence
| + | |
− | qui parle en nous, mais la conscience de la nécessité générale
| + | |
− | qu'il y a d'en finir avec l'actuel et insupportable état de choses.''
| + | |
− | | + | |
− | ''La Russie est trop vaste, ses besoins sont trop multiples
| + | |
− | pour qu'elle puisse être dirigée par un gouvernement composé
| + | |
− | uniquement de bureaucrates. Il est absolument nécessaire que le
| + | |
− | peuple y participe, car seul il connaît ses besoins.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Ne refuse donc pas de secourir Ton peuple, Donne, sans retard,
| + | |
− | aux représentants de toutes les classes du pays l'ordre de s'assembler.
| + | |
− | Que les capitalistes et les ouvriers soient représentés.
| + | |
− | Que les fonctionnaires, les prêtres, les médecins et les professeurs
| + | |
− | choisissent aussi leurs délégués. Que tous soient
| + | |
− | libres d'élire qui leur plaît. Pour cela, permets qu'il soit
| + | |
− | procédé aux élections d'une Assemblée Constituante
| + | |
− | sous le régime du suffrage universel .''
| + | |
− | | + | |
− | ''Telle est notre principale demande dont tout dépend.
| + | |
− | Ce serait le meilleur, le seul vrai baume pour nos blessures ouvertes.
| + | |
− | Faute de rappliquer, elles resteront béantes et nous acculeront
| + | |
− | a la mort.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Il n'y a pas de panacée pour tous nos maux. Plusieurs
| + | |
− | remèdes sont nécessaires. Nous allons maintenant les énumérer.
| + | |
− | Nous Te parierons franchement, Sire, Ã coeur ouvert, comme Ã
| + | |
− | un père.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Les mesures, suivantes sont indispensables.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Dans le premier groupe figurent celles contre l'absence
| + | |
− | de tous droits et l'ignorance dont souffre le peuple russe. Ces mesures
| + | |
− | comprennent :''
| + | |
− | | + | |
− | *''La liberté et l'inviolabilité de la personne ; liberté
| + | |
− | de la parole, de la presse, d'association, de conscience en matière
| + | |
− | de religion ; séparation de l'Église et de l'État.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Instruction générale et obligatoire aux frais de l'État.''
| + | |
− | | + | |
− | *''responsabilité des ministres devant la nation ; garanties pour
| + | |
− | la légalité des méthodes administratives.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Egalité de tous les individus, sans exception, devant la loi.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Elargissement immédiat de tous ceux qui ont souffert pour leurs
| + | |
− | convictions.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Dans le second groupe se trouvent les mesures contre le
| + | |
− | paupérisme :''
| + | |
− | | + | |
− | *''Abolition des impôts indirects. Un impôt sur le revenu direct
| + | |
− | et progressif.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Abrogation des redevances pour le rachat des terres. Crédit Ã
| + | |
− | bon marché. Remise graduelle de la terre au peuple.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Le troisième groupe comprend les mesures contre l'écrasement
| + | |
− | du travail par le capital :''
| + | |
− | | + | |
− | *''Protection du travail par la loi.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Liberté des unions ouvrières établies dans le but
| + | |
− | de coopération et pour régler les questions professionnelles.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Journée de travail de huit heures ; limitation des heures supplémentaires.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Liberté de lutte entre le travail et le capital.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Participation des représentants des classes laborieuses Ã
| + | |
− | l'élaboration d'une loi sur les assurances d'Etat pour les travailleurs.''
| + | |
− | | + | |
− | *''Salaire normal.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Voilà , Sire, nos principaux besoins. Ordonne qu'ils
| + | |
− | soient satisfaits. Jure-nous qu'ils le seront, et Tu feras la Russie heureuse
| + | |
− | et glorieuse, et Ton nom sera inscrit à jamais dans nos coeurs,
| + | |
− | dans les coeurs de nos enfants et dans ceux des enfants de nos enfants.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Mais si Tu ne nous donnes pas Ta promesse, si Tu n'acceptes
| + | |
− | pas notre pétition, nous sommes décidés à mourir
| + | |
− | ici, sur cette place, devant Ton palais, car nous n'avons nulle part où
| + | |
− | aller ni aucune raison pour nous rendre ailleurs. Pour nous, il n'y a que
| + | |
− | deux chemins : l'un conduisant à la liberté et au bonheur
| + | |
− | ; l'autre, à la tombe. Indique-nous l'un de ces chemins, ô
| + | |
− | Tzar, et nous le suivrons, dût-il nous mener à la mort.''
| + | |
− | | + | |
− | ''Que nos vies soient un holocauste pour la Russie agonisante
| + | |
− | : nous ne regretterons pas le sacrifice. Avec joie, nous les offrons.''
| + | |
− | Il est à noter qu'en dépit de tout ce qu'il y avait de paradoxal
| + | |
− | dans la situation créée, l'action qui se préparait
| + | |
− | n'était, pour un esprit averti, qu'un aboutissement logique de la
| + | |
− | pression combinée des diverses tendances réelles : une sorte
| + | |
− | de "synthèse" naturelle des différents éléments
| + | |
− | en présence.
| + | |
− | D'une part, l'idée de la démarche collective auprès
| + | |
− | du Tzar ne fut, au fond, qu'une manifestation de la foi naïve des
| + | |
− | masses populaires en sa bonne volonté. (Nous avons parlé
| + | |
− | de cette profonde emprise de la "légende du tzar"sur le peuple.)
| + | |
− | Ainsi les ouvriers qui, en Russie, ne rompaient jamais leurs liens avec
| + | |
− | la campagne, reprirent un instant la tradition paysanne pour aller demander
| + | |
− | au "petit père" aide et protection. Profitant de l'occasion unique
| + | |
− | qui leur était offerte, soulevés par un élan spontané,
| + | |
− | irrésistible, ils cherchèrent, sans doute, surtout Ã
| + | |
− | mettre le doigt sur la plaie, à obtenir une solution concrète,
| + | |
− | définitive. Tout en espérant, au fond de leurs âmes
| + | |
− | simples, un succès au moins partiel, ils voulaient surtout savoir
| + | |
− | Ã quoi s'en tenir.
| + | |
− | D'autre part, l'influence des partis révolutionnaires, forcés
| + | |
− | de se tenir à l'écart, pas assez puissants pour empêcher
| + | |
− | le mouvement ou encore moins pour lui en substituer un autre plus révolutionnaire,
| + | |
− | s'avéra, néanmoins, assez forte pour réussir Ã
| + | |
− | exercer sur Gapone une certaine pression et l'obliger à "révolutionnariser"
| + | |
− | son acte.
| + | |
− | Cet acte fut ainsi le produit bâtard, mais naturel, des forces
| + | |
− | contradictoires en action.
| + | |
− | Quant aux milieux intellectuels et libéraux, ils ne purent qu'assister,
| + | |
− | témoins impuissants, aux événements en leur développement.
| + | |
− | La conduite et la psychologie de Gapone lui-même, toutes paradoxales
| + | |
− | qu'elles puissent paraître, trouvent pourtant une explication facile.
| + | |
− | D'abord simple comédien, agent à la solde de la police, il
| + | |
− | fut, ensuite, de plus en plus entraîné par la formidable vague
| + | |
− | du mouvement populaire qui le poussait irrésistiblement en avant.
| + | |
− | Il finit par être emporté. Les événements le
| + | |
− | mirent, malgré lui, à la tête des foules dont il devenait
| + | |
− | l'idole. Esprit aventurier et romanesque, il dut se laisser bercer par
| + | |
− | une illusion. Percevant instinctivement l'importance historique des événements,
| + | |
− | il dut en faire une appréciation exagérée. Il voyait
| + | |
− | déjà le pays entier en révolution, le trône
| + | |
− | en péril, et lui, Gapone, chef suprême du mouvement, idole
| + | |
− | du peuple, porté aux sommets de la gloire des siècles. Fasciné
| + | |
− | par ce rêve que la réalité semblait vouloir justifier,
| + | |
− | il se donna finalement corps et âme au mouvement déclenché.
| + | |
− | Désormais son rôle de policier ne l'intéressait plus.
| + | |
− | Il n'y pensait même pas au cours de ces journées de fièvre,
| + | |
− | tout ébloui par les éclairs du formidable orage, tout absorbé
| + | |
− | par son rôle nouveau qui devait lui apparaître presque comme
| + | |
− | une mission divine. Telle était, très probablement, la psychologie
| + | |
− | de Gapone au début de janvier 1905. On peut supposer qu'Ã
| + | |
− | ce moment, et dans ce sens, l'homme était sincère. Du moins
| + | |
− | telle est l'impression personnelle de l'auteur de ces lignes qui fit la
| + | |
− | connaissance de Gapone quelques jours avant les événements
| + | |
− | et le vit à l'oeuvre.
| + | |
− | Même le phénomène le plus étrange - le silence
| + | |
− | du gouvernement et l'absence de toute intervention policière au
| + | |
− | cours de ces journées de préparation fébrile - s'explique
| + | |
− | aisément. La police ne put pénétrer la psychologie
| + | |
− | nouvelle de Gapone. Jusqu'au bout, elle lui fit confiance, prenant son
| + | |
− | action pour une manoeuvre habile. Et lorsque, enfin, elle s'aperçut
| + | |
− | du changement et du danger imminent, il était trop tard pour endiguer
| + | |
− | et maîtriser les événements déchaînés.
| + | |
− | D'abord quelque peu décontenancé, le gouvernement prit finalement
| + | |
− | le parti d'attendre le moment favorable pour écraser le mouvement
| + | |
− | d'un seul coup. Pour l'instant, ne recevant aucun ordre, la police ne bougeait
| + | |
− | pas. Ajoutons que ce fait incompréhensible, mystérieux, encouragea
| + | |
− | les masses, augmenta leurs espoirs. "Le gouvernement n'ose pas s'opposer
| + | |
− | au mouvement : il s'inclinera", se disait-on généralement
| + | |
− | .
| + | |
− | La marche vers le Palais d'Hiver fut fixée au dimanche matin
| + | |
− | 9 janvier (vieux style). Les derniers jours furent consacrés surtout
| + | |
− | à la lecture publique de la "pétition", au sein des "sections".
| + | |
− | On procéda à peu près partout de la même façon.
| + | |
− | Au cours de la journée, Gapone lui-même - ou un de ses amis
| + | |
− | - lisait et commentait la pétition aux masses ouvrières qui
| + | |
− | remplissaient les locaux par roulement. Aussitôt le local rempli,
| + | |
− | on fermait la porte, on donnait connaissance de la pétition ; les
| + | |
− | assistants apposaient leurs signatures sur une feuille spéciale
| + | |
− | et évacuaient la salle. Celle-ci se remplissait à nouveau
| + | |
− | d'une foule qui attendait patiemment son tour dans la rue, et la cérémonie
| + | |
− | recommençait. Cela continuait ainsi, dans toutes les sections, jusqu'Ã
| + | |
− | minuit et au delà .
| + | |
− | Ce qui apporta une note tragique à ces derniers préparatifs,
| + | |
− | ce fut l'appel suprême de l'orateur et le serment solennel, farouche,
| + | |
− | de la foule, en réponse à cet appel : "Camarades ouvriers,
| + | |
− | paysans, et autres ! - disait à peu près l'orateur - Frères
| + | |
− | de misère ! Soyez tous fidèles à la cause et au rendez-vous.
| + | |
− | Dimanche matin, venez tous sur la place devant le Palais d'Hiver. Toute
| + | |
− | défaillance de votre part serait une trahison envers notre cause.
| + | |
− | Mais venez calmes, pacifiques dignes de l'heure solennelle qui sonne. Le
| + | |
− | père Gapone a déjà prévenu le tzar et lui a
| + | |
− | garanti, sous sa responsabilité personnelle, qu'il serait en sécurité
| + | |
− | parmi vous. Si vous vous permettez un acte déplacé, le père
| + | |
− | Gapone en répondra. Vous avez entendu la pétition. Nous demandons
| + | |
− | des choses justes. Nous ne pouvons plus continuer cette existence misérable.
| + | |
− | Nous allons donc au tzar les bras ouverts, les coeurs pleins d'amour et
| + | |
− | d'espoir. Il n'a qu'à nous recevoir de même et prêter
| + | |
− | l'oreille à notre demande. Gapone lui-même lui remettra la
| + | |
− | pétition. Espérons, camarades, espérons, frères,
| + | |
− | que le tzar nous accueillera. nous écoutera et donnera suite Ã
| + | |
− | nos légitimes revendications. Mais si, mes frères, le tzar,
| + | |
− | au lieu de nous accueillir, nous oppose des fusils et des sabres, alors,
| + | |
− | mes frères, malheur à lui ! ''Alors, nous n'avons plus de
| + | |
− | tzar ! Alors, qu'il soit maudit à jamais, lui et toute sa dynastie
| + | |
− | !'' ... Jurez, vous tous, camarades, frères, simples citoyens,
| + | |
− | jurez qu'alors vous n'oublierez jamais la trahison. Jurez qu'alors vous
| + | |
− | chercherez à détruire le traître par tous les moyens..."
| + | |
− | Et l'assemblée tout entière, emportée par un élan
| + | |
− | extraordinaire, répondait en levant le bras : "Nous le jurons !"
| + | |
− | Là où Gapone lui-même lisait la pétition
| + | |
− | - et il la lut au moins une fois dans chaque section - ajoutait ceci :
| + | |
− | "Moi, prêtre Georges Gapone, par la volonté de Dieu, je vous
| + | |
− | délie alors du serment prêté au tzar, je bénis
| + | |
− | d'avance celui qui le détruira. Car ''alors nous n'aurons plus
| + | |
− | de tzar !...'' " Blême d'émotion, il répétait
| + | |
− | deux, trois fois cette phrase devant l'auditoire silencieux et frémissant.
| + | |
− | "Jurez de me suivre, jurez-le sur la tête de vos proches, de vos
| + | |
− | enfants !" - "Oui, père, oui ! Nous le jurons sur la tête
| + | |
− | de nos enfants !" était invariablement la réponse.
| + | |
− | Le 8 janvier au soir tout était prêt pour la marche. Tout
| + | |
− | était prêt aussi du côté gouvernemental. Certains
| + | |
− | cercles intellectuels et littéraires apprirent que la décision
| + | |
− | du gouvernement était arrêtée : en aucun cas ne laisser
| + | |
− | la foule s'approcher du Palais ; si elle insiste, tirer dessus sans pitié.
| + | |
− | En toute hâte, une délégation fut dépêchée
| + | |
− | auprès des autorités pour tenter de prévenir l'effusion
| + | |
− | de sang,. La démarche resta vaine. Toutes les dispositions étaient
| + | |
− | déjà prises. La capitale se trouvait entre les mains de troupes
| + | |
− | armées jusqu'aux dents.
| + | |
− | On connaît la suite. Le dimanche 9 janvier, dès le matin,
| + | |
− | une foule immense, composée surtout d'ouvriers (souvent avec leurs
| + | |
− | familles) et aussi d'autres éléments très divers,
| + | |
− | se mit en mouvement dans la direction du Palais d'Hiver. Des dizaines de
| + | |
− | milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, partant de tous les points de
| + | |
− | la capitale et de la banlieue marchèrent vers le lieu de rassemblement.
| + | |
− | Partout ils se heurtèrent à des barrages de troupes et
| + | |
− | de police qui ouvrirent un feu nourri contre cette mer humaine. Mais la
| + | |
− | poussée de cette masse compacte d'hommes - poussée qui augmentait
| + | |
− | de minute en minute - fut telle que, par toutes sortes de voies obliques,
| + | |
− | la foule affluait quand même, et sans cesse, vers la place, remplissant
| + | |
− | et embouteillant les rues avoisinantes. Des milliers d'hommes dispersés
| + | |
− | par le feu des barrages, se dirigeaient obstinément vers le but,
| + | |
− | empruntant des voies détournées, mûs par l'élan
| + | |
− | pris, par la curiosité, par la colère, par le besoin impérieux
| + | |
− | de crier haut leur indignation et leur horreur. Nombreux étaient
| + | |
− | aussi ceux qui gardaient encore, malgré tout, une lueur d'espoir,
| + | |
− | croyant que s'ils réussissaient à parvenir à la place,
| + | |
− | devant le palais du Tzar, ce dernier viendrait à eux les accueillerait
| + | |
− | et arrangerait les choses. Les uns supposaient que, devant le fait accompli,
| + | |
− | le tzar ne pourrait plus résister et serait obligé de céder.
| + | |
− | D'autres, les derniers naïfs, s'imaginaient que le tzar n'était
| + | |
− | pas au courant de ce qui se passait, qu'il ne savait rien de la boucherie,
| + | |
− | et que la police, lui ayant soigneusement caché les faits dés
| + | |
− | le début voulait maintenant empêcher le peuple d'entrer en
| + | |
− | contact avec le "petit père". Il s'agissait d'y arriver Ã
| + | |
− | tout prix... Et puis, on avait juré de s'y rendre... Et enfin, le
| + | |
− | père Gapone y était, peut-être, parvenu quand même...
| + | |
− | Quoi qu'il en fût, des flots humains, déferlant de partout
| + | |
− | envahirent finalement les environs immédiats de la place du Palais
| + | |
− | et pénétrèrent sur la place elle-même. Alors,
| + | |
− | le gouvernement ne trouva rien de mieux que de faire balayer par des salves
| + | |
− | de feu cette foule désarmée, désemparée, désespérée.
| + | |
− | Ce fut une vision d'épouvante à peine imaginable, unique
| + | |
− | dans l'histoire. Mitraillée à bout portant, hurlant de peurs
| + | |
− | de douleur, de rage, cette foule immense, ne pouvant ni avancer ni reculer,
| + | |
− | tout mouvement lui étant interdit par sa propre masse, subit ce
| + | |
− | qu'on appela plus tard "le bain du sang". Refoulée légèrement
| + | |
− | par chaque salve, comme par une rafale de vent, en partie piétinée,
| + | |
− | étouffée, écrasée, elle se reformait aussitôt
| + | |
− | après sur des cadavres, sur des mourants, sur des blessés,
| + | |
− | poussée par des masses nouvelles qui arrivaient, arrivaient toujours
| + | |
− | par derrière... Et de nouvelles salves secouaient, de temps Ã
| + | |
− | autre, cette masse vivante d'un frisson de mort... Cela dura longtemps
| + | |
− | : jusqu'au moment où, les rues adjacentes étant enfin dégagées,
| + | |
− | la foule put s'échapper.
| + | |
− | Des centaines d'hommes, femmes et enfants périrent ce jour-lÃ
| + | |
− | dans la capitale. On enivra copieusement les soldats pour leur enlever
| + | |
− | toute conscience, tout scrupule. Certains d'entre eux, totalement inconscients,
| + | |
− | installés dans un jardin à proximité de la place du
| + | |
− | Palais, s'amusaient à "descendre" à coups de feu des enfants
| + | |
− | grimpés sur les arbres "pour mieux voir"...
| + | |
− | Vers le soir, "l'ordre fut rétabli". On n'a jamais su, même
| + | |
− | approximativement, le nombre des victimes. Mais ce qu'on a su, c'est que,
| + | |
− | durant la nuit, de longs trains, bondés de cadavres, emportaient
| + | |
− | hors de la ville tous ces pauvres corps pour les enterrer pêle-mêle
| + | |
− | dans les champs et les bois des alentours.
| + | |
− | On a su aussi que le tzar ne se trouvait même pas dans la capitale
| + | |
− | ce jour-là . Après avoir donné carte blanche aux autorités
| + | |
− | militaires, il s'était réfugié dans l'une de ses résidences
| + | |
− | d'été : à Tzarskoïé-Sielo, près
| + | |
− | de Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Quant à Gapone, il conduisait, entouré de porteurs d'icônes
| + | |
− | et d'images du tzar, une foule considérable qui se dirigeait vers
| + | |
− | le Palais par la Porte de Narva. Comme partout ailleurs, cette foule fut
| + | |
− | dispersée par les troupes aux abords mêmes de la porte. Gapone
| + | |
− | l`échappa belle. Aux premiers coups de feu, il se coucha Ã
| + | |
− | plat ventre et ne bougea plus. Pendant quelques instants, on le crut tué
| + | |
− | ou blessé. Rapidement, il fut emmené par des amis et mis
| + | |
− | en lieu sûr. On lui coupa ses longs cheveux de pope ; on l'habilla
| + | |
− | en civil.
| + | |
− | Quelque temps après, il était à l'étranger,
| + | |
− | hors de toute atteinte.
| + | |
− | En quittant la Russie, il lança un bref appel aux ouvriers ainsi
| + | |
− | conçu :
| + | |
− | ''Moi, pasteur, je maudis tous ceux, officiers et soldats, qui massacrent
| + | |
− | à cette heure leurs frères innocents, des femmes et des enfants.
| + | |
− | Je maudis tous les oppresseurs du peuple. Ma bénédiction
| + | |
− | va aux soldats qui prêtent leur concours au peuple dans son effort
| + | |
− | vers la liberté. Je les délie du serment de fidélité
| + | |
− | qu'ils ont prêté au tzar - au tzar traître dont les
| + | |
− | ordres ont fait couler le sang du peuple.''
| + | |
− | De plus, il rédigea une nouvelle proclamation où il disait
| + | |
− | entre autres :
| + | |
− | ''Camarades ouvriers, il n'y a plus de tzar ! Entre lui et le peuple
| + | |
− | russe, des torrents de sang ont coulé aujourd'hui Le temps est venu
| + | |
− | pour les ouvriers russes d'entreprendre sans lui la lutte pour la liberté
| + | |
− | du peuple. Vous avez ma bénédiction pour ces combats. Demain
| + | |
− | je serai au milieu de vous. Aujourd'hui, je travaille pour la cause.''
| + | |
− | Ces appels furent répandus en très grand nombre Ã
| + | |
− | travers le pays.
| + | |
− | Quelques mots sur le sort définitif de Gapone seront ici Ã
| + | |
− | leur place.
| + | |
− | Sauvé par des amis, l'ex-prêtre se fixa définitivement
| + | |
− | à l'étranger. Ce furent surtout les socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | qui prirent soin de lui. Son avenir ne dépendait maintenant que
| + | |
− | de lui-même. On mit à sa disposition les moyens nécessaires
| + | |
− | pour rompre définitivement avec son passé, compléter
| + | |
− | son instruction et déterminer sa position idéologique : bref,
| + | |
− | pour qu'il put devenir vraiment un homme d'action.
| + | |
− | Mais, Gapone n'était pas de cette trempe-là . Le feu sacré
| + | |
− | qui, par hasard, effleura une fois son âme ténébreuse,
| + | |
− | n'était pour lui qu'un feu d'ambition et de satisfaction personnelle
| + | |
− | : il s'éteignit vite. Au lieu de se livrer à un travail d'auto-éducation
| + | |
− | et de se préparer à une activité sérieuse,
| + | |
− | Gapone resta dans l'inactivité, mère de l'ennui. Le lent
| + | |
− | travail de patience ne lui disait rien. Il rêvait une suite immédiate
| + | |
− | et glorieuse de son éphémère aventure. Or, en Russie,
| + | |
− | les événements traînaient. La grande Révolution
| + | |
− | ne venait pas. Il s'ennuyait de plus en plus. Bientôt, il chercha
| + | |
− | l'oubli dans la débauche. Le plus souvent, il passait son temps
| + | |
− | dans des cabarets louches où, à moitié ivre, en compagnie
| + | |
− | de femmes légères, il pleurait à chaudes larmes ses
| + | |
− | illusions brisées. La vie à l'étranger le dégoûtait.
| + | |
− | Le mal du pays le tenaillait. A tout prix, il voulait retourner en Russie.
| + | |
− | Alors il conçut l'idée de s'adresser à son gouvernement
| + | |
− | de lui demander le pardon et l'autorisation de rentrer pour reprendre ses
| + | |
− | services. Il écrivit à la police secrète. Il renoua
| + | |
− | les relations avec elle.
| + | |
− | Ses anciens chefs accueillirent l'offre plutôt favorablement.
| + | |
− | Mais, avant tout, ils exigèrent de lui une preuve matérielle
| + | |
− | de son repentir et de sa bonne volonté. Connaissant ses accointances
| + | |
− | avec des membres influents du parti socialiste-révolutionnaire,
| + | |
− | ils lui demandèrent de leur fournir des indications précises
| + | |
− | qui leur permettraient de porter un coup décisif à ce parti.
| + | |
− | Gapone accepta le marché.
| + | |
− | Entre temps, un des membres influents du parti, ami intime de Gapone,
| + | |
− | l'ingénieur Rutemberg, eut vent des nouvelles relations de Gapone
| + | |
− | avec la police. Il en référa au Comité central du
| + | |
− | parti. Le comité le chargea - c'est Rutemberg lui-même qui
| + | |
− | le raconte dans ses mémoires - de faire son possible pour démasquer
| + | |
− | Gapone.
| + | |
− | Rutemberg fut obligé de jouer un rôle. Il le fit avec succès
| + | |
− | et finit par obtenir des confidences de Gapone, ce dernier ayant supposé
| + | |
− | que l'ingénieur trahirait volontiers son parti pour une forte somme
| + | |
− | d'argent. Gapone lui fit des propositions dans ce sens. Rutemberg feignit
| + | |
− | d'accepter. Il fut convenu qu'il livrerait à la police, par l'intermédiaire
| + | |
− | de Gapone, des secrets très importants du parti.
| + | |
− | On marchanda sur le prix. Ce marchandage - feint et traîné
| + | |
− | sciemment en longueur par Rutemberg, mené par Gapone d'accord avec
| + | |
− | la police - se termina en Russie où Gapone put un jour se rendre
| + | |
− | ainsi que Rutemberg.
| + | |
− | Le dernier acte du drame se joua à Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Aussitôt arrivé, Rutemberg prévint quelques ouvriers,
| + | |
− | amis fidèles de Gapone, qui se refusaient à croire Ã
| + | |
− | sa trahison, qu'il était à même de leur en fournir
| + | |
− | une preuve incontestable. I1 fut convenu que les ouvriers gaponistes assisteraient
| + | |
− | en cachette au dernier entretien entre Gapone et Rutemberg : entretien
| + | |
− | où le prix de la soi-disant trahison de Rutemberg devait être
| + | |
− | définitivement fixé.
| + | |
− | Le rendez-vous eut lieu dans une villa déserte, non loin de la
| + | |
− | capitale. Les ouvriers, cachés dans une pièce contiguë
| + | |
− | à celle où se passerait l'entretien, devaient ainsi assister,
| + | |
− | sans être vus, à cet entretien pour se convaincre du véritable
| + | |
− | rôle de Gapone et pouvoir ensuite le démarquer publiquement.
| + | |
− | Mais les ouvriers ne purent y tenir. Aussitôt convaincus de la
| + | |
− | trahison de Gapone, ils firent irruption dans la chambre où les
| + | |
− | deux hommes discutaient. Ils se précipitèrent sur Gapone,
| + | |
− | se saisirent de lui et, malgré ses supplications (lamentable, il
| + | |
− | se traînait à genoux implorant leur pardon au nom de son passé),
| + | |
− | l'exécutèrent brutalement. Ensuite, ils lui passèrent
| + | |
− | une corde au cou et le suspendirent au plafond. C'est dans cette position
| + | |
− | que son cadavre fut découvert incidemment quelque temps après.
| + | |
− | Ainsi se termina l'épopée personnelle de Gapone.
| + | |
− | Dans ses mémoires, généralement sincères,
| + | |
− | il s'efforce - assez maladroitement d'ailleurs - de justifier, en les expliquant
| + | |
− | à sa façon, ses rapports avec la police avant le 9 janvier
| + | |
− | 1905. Sur ce point, il semble ne pas avoir dit toute la vérité.
| + | |
− | Quant au mouvement, il suivit son chemin.
| + | |
− | Les événements du 9 janvier eurent un énorme retentissement
| + | |
− | dans le pays. Dans les recoins les plus obscurs la population apprenait,
| + | |
− | avec une stupéfaction indignée, qu'au lieu de prêter
| + | |
− | l'oreille au peuple venu paisiblement, devant le Palais pour conter ses
| + | |
− | misères au tzar, celui-ci avait donné froidement l'ordre
| + | |
− | de tirer dessus. Pendant longtemps encore, des paysans délégués
| + | |
− | par leurs villages se rendirent clandestinement à Saint-Pétersbourg
| + | |
− | avec mission d'apprendre l'exacte vérité.
| + | |
− | Cette vérité fut bientôt connue partout. ''C'est
| + | |
− | à ce moment que la "légende du tzar" s'évanouit.''
| + | |
− | Un paradoxe historique de plus ! En 1881, les révolutionnaires
| + | |
− | assassinent le tzar pour tuer la légende. Elle survit. Vingt-quatre
| + | |
− | ans après, c'est le tzar lui-même qui la tue.
| + | |
− | A Saint-Pétersbourg, les événements du 9 janvier
| + | |
− | eurent pour effet la généralisation de la grève. Celle-ci
| + | |
− | devint totale. Le lundi 10 janvier pas une usine, pas un chantier de la
| + | |
− | capitale ne s'anima. Un mouvement de sourde révolte grondait partout.
| + | |
− | La première grande grève révolutionnaire des travailleurs
| + | |
− | russes - celle des ouvriers de Saint-Pétersbourg - devient un fait
| + | |
− | accompli.
| + | |
− | Une constatation importante se dégage de tout ce qui précède.
| + | |
− | La voici :
| + | |
− | ''Il a fallu une expérience historique vécue, palpable
| + | |
− | et de grande envergure pour que le peuple commence à comprendre
| + | |
− | la véritable nature du tzarisme, l'ensemble de la situation et les
| + | |
− | vraies tâches de la lutte. Ni la propagande ni le sacrifice des enthousiastes
| + | |
− | ne purent, seuls, amener ce résultat'' .
| + | |
− | | + | |
− | ==='''La naissance des soviets'''===
| + | |
− | | + | |
− | Nous arrivons maintenant à l'un des points les plus
| + | |
− | importants de la Révolution russe : ''l'origine et la première
| + | |
− | activité des "Soviets".''
| + | |
− | Encore un fait paradoxal : c'est en même temps un des points les
| + | |
− | moins connus et les plus défigurés de la Révolution.
| + | |
− | Dans tout ce qui a paru à ce jour sur l'origine des "Soviets"
| + | |
− | - je parle non seulement des études étrangères, mais
| + | |
− | aussi de la documentation russe - il existe une lacune qui saute aux yeux
| + | |
− | du lecteur intéressé : ''personne n'a pu encore établir
| + | |
− | avec précision quand, ou et comment fut créé le premier
| + | |
− | "Soviet" ouvrier'' .
| + | |
− | Jusqu'à présent, presque tous les écrivains et
| + | |
− | historiens, aussi bien bourgeois que socialistes ("mencheviks", "bolcheviks"
| + | |
− | ou autres) plaçaient la naissance du premier "Soviet ouvrier" ''vers
| + | |
− | la fin de l'année'' 1905, au moment de la grève générale
| + | |
− | d'octobre, du fameux Manifeste tzariste du 17 octobre et des événements
| + | |
− | qui suivirent. Or, c'est faux. En lisant ces pages on comprendra le pourquoi
| + | |
− | de cette lacune.
| + | |
− | Certes, quelques auteurs - notamment P. Milioukov dans ses mémoires
| + | |
− | - font vaguement allusion à une ébauche des futurs "Soviets"
| + | |
− | ''au
| + | |
− | début de'' 1905. Mais ils ne donnent aucune précision.
| + | |
− | Et quand ils essayent d'en donner une, ils se trompent. Ainsi Milioukov
| + | |
− | croit avoir trouve le berceau des Soviets dans la "Commission Chidlovsky".
| + | |
− | Ce fut une entreprise officielle - semi-gouvernementale, semi-libérale
| + | |
− | - qui tenta vainement de résoudre, au lendemain du 9 janvier 1905,
| + | |
− | avec la collaboration de quelques délégués ouvriers
| + | |
− | officiels, certains problèmes sociaux. D'après Milioukov,
| + | |
− | il y avait, parmi ces délégués, un intellectuel, un
| + | |
− | certain ''Nossar,'' qui plus tard forma avec quelques autres délégués,
| + | |
− | en marge de la Commission, un "Soviet" - le premier Soviet ouvrier - dont
| + | |
− | ce même Nossar devint l'animateur et le président. C'est vague.
| + | |
− | Et surtout ce n'est pas exact. Lorsque Nossar - le lecteur le verra plus
| + | |
− | loin - se présenta à la "Commission Chidlovsky", ''il était
| + | |
− | déjà membre'' - et même président - ''du
| + | |
− | premier Soviet ouvrier qui anait été créé avant
| + | |
− | cette "Commission" et n'avait aucun rapport avec celle-ci'' . D'autres
| + | |
− | auteurs eommettent des erreurs analogues.
| + | |
− | Les sociaux-démocrates prétendent parfois avoir été
| + | |
− | les véritables instigateurs du premier Soviet.
| + | |
− | Les bolcheviks s'efforcent souvent de leur ravir cet
| + | |
− | honneur.
| + | |
− | Tous se trompent, ne connaissant pas la vérité qui est
| + | |
− | fort simple : aucun parti, aucune organisation fixe, aucun "leader" n'ont
| + | |
− | inspiré l'idée du premier Soviet. ''Celui-ci surgit spontanément,
| + | |
− | Ã la suite d'un accord collectif, au sein d'un petit groupement
| + | |
− | fortuit et de caractère absolument privé'' .'''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%283%29 (3)]'''
| + | |
− | Ce que le lecteur trouvera ici, Ã ce sujet, est tout Ã
| + | |
− | fait inédit et constitue un des chapitres les plus inattendus de
| + | |
− | la "Révolution inconnue". Il est temps que la vérité
| + | |
− | historique soit reconstituée. Ceci d'autant plus que cette vérité
| + | |
− | est suffisamment suggestive.
| + | |
− | Le lecteur m'excusera d'avoir à parler ici de ma propre personne.
| + | |
− | Involontairement, j'ai été mêlé de près
| + | |
− | à la naissance du premier "''Soviet des délégués
| + | |
− | ouvriers'' ", créé à Saint-Pétersbourg, non
| + | |
− | pas à la fin, mais en ''janvier-février'' 1905.
| + | |
− | Aujourd'hui, je dois être à peu près le seul qui
| + | |
− | puisse relater et fixer cet épisode historique, à moins que
| + | |
− | l'un des ouvriers qui prirent part alors à l'action soit encore
| + | |
− | en vie et à même de le raconter un jour.
| + | |
− | Plusieurs fois, déjà , le désir m'a pris de raconter
| + | |
− | les faits. En parcourant la presse - russe et étrangère -
| + | |
− | ayant trait aux événements de 1905 et aux Soviets. j'y constatais
| + | |
− | toujours la même lacune : aucun auteur n'était en état
| + | |
− | de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet
| + | |
− | ouvrier en Russie. Tout ce qu'on savait, tout ce qu'on sait jusqu'Ã
| + | |
− | présent, c'est que ce Soviet naquit à Saint-Pétersbourg,
| + | |
− | en 1905, et que son premier président fut un clerc d'avoué
| + | |
− | pétersbourgeois, ''Nossar'' , plus connu au Soviet sous le nom
| + | |
− | de ''Khroustaleff'' . ''Mais d'où et comment vint l'idée
| + | |
− | de ce Soviet ? Par qui fut-elle lancée ? Dans quelles circonstances
| + | |
− | fut-elle adoptée et réalisée ? Comment et pourquoi
| + | |
− | Nossar devint-il président ? D'où venait-il, de quel parti
| + | |
− | était-il ? Quelle a été la composition de ce premier
| + | |
− | Soviet ? Quelle fut sa première fonction ?'' Toutes ces questions,
| + | |
− | historiquement intéressantes, demeurent encore sans réponse.
| + | |
− | Soulignons que cette lacune est compréhensible. ''La naissance
| + | |
− | du premier Soviet fut un événement d'ordre tout Ã
| + | |
− | fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime,
| + | |
− | à l'abri de toute publicité, en dehors de toute campagne
| + | |
− | ou action d 'envergure'' .
| + | |
− | Le lecteur peut obtenir lui-même une preuve indirecte de ce que
| + | |
− | j'avance. Dans la presse qui traite ce point de la Révolution russe,
| + | |
− | il trouvera bien le nom de ''Nossar-Khroustaleff'' , d'ailleurs cité
| + | |
− | presque incidemment. Mais, il constatera aussitôt cette chose étrange
| + | |
− | : personne ne dit jamais où ni comment apparut sur la scène
| + | |
− | cet homme, pourquoi et dans quelles circonstances il devint président
| + | |
− | du premier Soviet, etc. En ce qui concerne la presse socialiste, elle est
| + | |
− | même visiblement gênée de devoir parler de Nossar. Elle
| + | |
− | cite son nom presque à contre-coeur. Ne pouvant pas se taire sur
| + | |
− | le fait historique (ce qu'elle préférerait), elle balbutie
| + | |
− | sur Nossar et son rôle quelques mots inintelligibles ou inexacts
| + | |
− | et se hâte de passer à l'activité des Soviets Ã
| + | |
− | la fin de 1905, lorsque le président du Soviet de Saint-Pétersbourg
| + | |
− | devint Léon Trotsky.
| + | |
− | On comprend aisément cette discrétion, cette gêne
| + | |
− | et cette hâte. D'abord, ni les historiens, ni les socialistes (y
| + | |
− | compris Trotsky), ni les partis politiques en général, ''n'ont
| + | |
− | jamais rien su de la véritable origine des Soviets'' , et il est,
| + | |
− | certes, gênant de l'avouer. Ensuite, même si les socialistes
| + | |
− | apprenaient les faits et voulaient en tenir compte, il leur faudrait avouer
| + | |
− | ''qu'ils
| + | |
− | n'y furent absolument pour rien'' et qu'ils surent seulement mettre Ã
| + | |
− | profit, beaucoup plus tard, le fait existant. Voilà pourquoi, qu'ils
| + | |
− | connaissent ou non la vérité, ils essayeront toujours, autant
| + | |
− | qu'ils le pourront, de glisser sur ce fait et de présenter les choses
| + | |
− | Ã leur avantage.
| + | |
− | Ce qui m'a empêché, jusqu'à présent,
| + | |
− | de raconter les faits '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%284%29 (4)]''' c'est, avant tout,
| + | |
− | un sentiment de gêne causé par la nécessité
| + | |
− | d'avoir à parler de moi-même. D'autre part, je n'ai jamais
| + | |
− | eu l'occasion de parler des Soviets, dans la "grande presse" Ã laquelle,
| + | |
− | d'ailleurs, je ne collabore pas. Le temps a passé sans que je me
| + | |
− | sois décidé à rompre le silence sur l'origine des
| + | |
− | Soviets, à combattre les erreurs et les légendes, Ã
| + | |
− | dévoiler la vérité.
| + | |
− | Une fois pourtant, vivement impressionné par les allusions prétentieuses
| + | |
− | et mensongères de certains articles de revues, j'allai, il y a plusieurs
| + | |
− | anmées, voir M. Melgounoff, éditeur d'une revue historique
| + | |
− | russe à Paris. Je lui proposai de faire, à titre purement
| + | |
− | documentaire, le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier.
| + | |
− | La proposition n'eut pas de suite : d'une part parce que l'éditeur
| + | |
− | ne voulut pas accepter a priori ma condition de ne rien changer dans la
| + | |
− | copie ; d'autre part, parce que je compris que sa revue était loin
| + | |
− | d'être une publication historique impartiale.
| + | |
− | Obligé de parler des Soviets, je révèle les faits
| + | |
− | tels qu'ils se sont produits. Et si la presse - historique ou autre - s'y
| + | |
− | intéresse, elle n'a qu'à puiser la vérité ici.
| + | |
− | L'année 1904 me trouva absorbé par un intense travail
| + | |
− | de culture et d'enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Je poursuivais seul ma tâche, d'après une méthode qui
| + | |
− | m'était propre. Je n'appartenais à aucun parti politique,
| + | |
− | tout en étant intuitivement révolutionnaire. Je n'avais,
| + | |
− | d'ailleurs, que 22 ans, et je venais à peine de quitter l'Université.
| + | |
− | Vers la fin de l'année, le nombre des ouvriers qui s'instruisaient
| + | |
− | sous ma conduite dépassait la centaine.
| + | |
− | Parmi mes élèves se trouvait une jeune femme qui, de même
| + | |
− | que son mari, adhérait à l'une des "Sections ouvrières"
| + | |
− | de Gapone. Jusque-là , j'avais à peine entendu parler de Gapone
| + | |
− | et de ses "sections". Un soir, mon élève m'emmena Ã
| + | |
− | la section de notre arrondissement, voulant m'intéresser Ã
| + | |
− | cette ceuvre et particulièrement à la personne de son animateur.
| + | |
− | Gapone devait, ce soir-là , assister pcrsonnellement à la
| + | |
− | réunion.
| + | |
− | A ce moment, on n'était pas encore fixé sur le véritable
| + | |
− | rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant
| + | |
− | quelque peu de son oeuvre - parce qu'elle était légale et
| + | |
− | émanait du gouvernement - l'expliquaient à leur façon.
| + | |
− | La conduite assez mystérieuse du prêtre paraissait confirmer
| + | |
− | leur version. Ils étaient d'avis, notamment, que sous la cuirasse
| + | |
− | protectrice de la légalité, Gapone préparait en réalité
| + | |
− | un vaste mouvement révolutionnaire. (Là est une des raisons
| + | |
− | pour lesquelles beaucoup d'ouvriers se refusèrent plus tard Ã
| + | |
− | croire au rôle policier de l'homme. Ce rôle étant définitivement
| + | |
− | dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes de Gapone, se suicidèrent.)
| + | |
− | Fin décembre donc, je fis la connaissance de Gapone.
| + | |
− | Sa personnalité m'intrigua vivement. De son côté,
| + | |
− | il parut - ou voulut paraître - s'intéresser à mon
| + | |
− | oeuvre d'éducation.
| + | |
− | Il fut entendu que nous nous reverrions pour en reparler d'une façon
| + | |
− | plus approfondie, et dans ce but Gapone me remit sa carte de visite avec
| + | |
− | son adresse.
| + | |
− | Quelques jours plus tard commença la fameuse grève de
| + | |
− | l'usine Poutiloff. Et, peu après, exactement le 6 janvier (1905)
| + | |
− | au soir, mon élève, toute émue, vint me dire que les
| + | |
− | événements prenaient une tournure exceptionnellement grave
| + | |
− | ; que Gapone déclenchait un mouvement formidable des masses ouvrières
| + | |
− | de la capitale ; qu'il parcourait toutes les sections, haranguant la foule
| + | |
− | et l'appelant à se rendre le dimanche 9 janvier devant le Palais
| + | |
− | d'Hiver pour remettre une "pétition" au tzar; qu'il avait déjÃ
| + | |
− | rédigé le texte de cette pétition et qu'il allait
| + | |
− | lire et commenter celle-ci dans notre Section le lendemain soir, 7 janvier.
| + | |
− | La nouvelle me parut à peine vraisemblable. Je décidai
| + | |
− | de passer le lendemain soir à la Section, voulant juger la situation
| + | |
− | par moi-même.
| + | |
− | Le lendemain, je me rendis à la Section. Une foule considérable
| + | |
− | s'y pressait, remplissant la salle et la rue, malgré le froid intense.
| + | |
− | Elle était grave et silencieuse. A part les ouvriers, il y avait
| + | |
− | là beaucoup d'éléments très variés :
| + | |
− | intellectuels, étudiants, militaires, agents de police petits commerçants
| + | |
− | du quartier, etc. Il y avait aussi beaucoup de femmes. Aucun service d'ordre.
| + | |
− | Je pénétrai dans la salle. On y attendait "le père
| + | |
− | Gapone" d'une minute à l'autre.
| + | |
− | Il ne tarda pas à arriver. Rapidement il se fraya un passage
| + | |
− | jusqu'à l'estrade à travers une masse compacte d'hommes,
| + | |
− | tous debout, serrés les uns contre les autres. La salle pouvait
| + | |
− | en contenir un millier.
| + | |
− | Un silence impressionnant se fit. Et aussitôt, sans même
| + | |
− | se débarrasser de sa vaste pelisse qu'il déboutonna Ã
| + | |
− | peine, laissant voir la soutane et la croix de prêtre en argent,
| + | |
− | son grand bonnet d'hiver enlevé d'un geste brusque et décidé,
| + | |
− | laissant tomber en désordre ses longs cheveux, Gapone lut et expliqua
| + | |
− | la pétition à cette foule attentive et frémissante
| + | |
− | dés les premiers mots.
| + | |
− | Malgré sa voix fortement enrouée - depuis quelques jours
| + | |
− | il se dépensait sans répit - sa parole lente, presque solennelle,
| + | |
− | mais en méme temps simple, chaude et visiblement sincère,
| + | |
− | allait droit au coeur de tous ces gens qui répondaient en délire
| + | |
− | à ses adjurations et à ses appels.
| + | |
− | L'impression était fascinante. On sentait que quelque chose d'immense,
| + | |
− | de décisif, allait se produire. Il me souvient que je tremblais
| + | |
− | d'une émotion extraordinaire pendant tout le temps de la harangue.
| + | |
− | Celle-ci à peine terminée, Gapone descendit de l'estrade
| + | |
− | et partit précipitamment, entouré de quelques fidèles,
| + | |
− | invitant la foule au dehors à écouter la pétition
| + | |
− | qui devait être relue par un de ses collaborateurs.
| + | |
− | Séparé de lui par tout ce monde, le voyant pressé,
| + | |
− | absorbé, épuisé par un effort surhumain, et entouré
| + | |
− | d'amis, je ne cherchai pas à l'approcher. D'ailleurs, c'était
| + | |
− | inutile. J'avais compris que mon élève disait vrai : un formidable
| + | |
− | mouvement de masses, d'une gravité exceptionnelle, était
| + | |
− | imminent.
| + | |
− | Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me rendis de nouveau Ã
| + | |
− | la Section. Je voulais voir ce qui s'y passait. Et surtout je cherchais
| + | |
− | à prendre contact avec les masses, à me mêler Ã
| + | |
− | leur action, à déterminer ma conduite personnelle. Plusieurs
| + | |
− | de mes élèves m'accompagnaient.
| + | |
− | Ce que je trouvai à la Section me dicta mon devoir.
| + | |
− | Je vis d'abord, Ã nouveau, une foule recueillie stationner dans
| + | |
− | la rue. J'appris qu'à l'intérieur un membre de la Section
| + | |
− | était en train de lire la "pétition". J'attendis.
| + | |
− | Quelques instants après, la porte s'ouvrit bruyamment. Un millier
| + | |
− | de personnes sortit de la salle. Un autre millier s'y précipita.
| + | |
− | J'entrai avec les autres.
| + | |
− | Aussitôt la porte refermée, un ouvrier gaponiste assis
| + | |
− | sur l'estrade commença à donner connaissance de la pétition.
| + | |
− | Hélas ! c'était lamentable. D'une voix faible et monotone,
| + | |
− | sans entrain, sans la moindre explication ni conclusion, l'homme marmottait
| + | |
− | le texte dévant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui
| + | |
− | suffirent pour terminer son endormante lecture. Après la salle fut
| + | |
− | vidée pour recevoir un nouveau millier d'hommes.
| + | |
− | Rapidement je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je
| + | |
− | me précipitai vers l'estrade. Jusqu'à ce jour, je n'avais
| + | |
− | jamais parlé devant les masses. Mais je n'hésitai pas. Il
| + | |
− | fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de
| + | |
− | soulever le peuple.
| + | |
− | Je m'approchai de l'ouvrier qui s'apprêtait à reprendre
| + | |
− | sa besogne. "Vous devez être joliment fatigué, lui dis-je.
| + | |
− | Laissez-moi vous remplacer... " L'homme me regarda surpris, interloqué.
| + | |
− | Il me voyait pour la première fois. "N'ayez pas peur, continuai-je
| + | |
− | : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve..." Et je lui tendis la
| + | |
− | carte de visite de ce dernier. Mes amis appuyèrent l'offre.
| + | |
− | L'homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition
| + | |
− | et se retira.
| + | |
− | Aussitôt je commençai la lecture, puis continuai par l'interprétation
| + | |
− | du document en soulignant surtout les passages essentiels : protestations
| + | |
− | et revendications, en insistant tout particulièrement sur la certitude
| + | |
− | d'un refus de la part du tzar.
| + | |
− | Je lus ainsi la pétition plusieurs fois, jusqu'à une heure
| + | |
− | très avancée de la nuit. Et je couchai à la Section,
| + | |
− | avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.
| + | |
− | Le lendemain matin - le fameux 9 janvier - je dus lire la pétition
| + | |
− | une ou deux fois encore. Ensuite nous sortîmes dans la rue. Une foule
| + | |
− | énorme nous y attendait, prête à se mettre en mouvement
| + | |
− | au premier signe. Vers 9 heures, mes amis et moi ayant formé, bras
| + | |
− | dessus, bras dessous, les trois premiers rangs, nous invitâmes la
| + | |
− | masse à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais.
| + | |
− | La foule s'ébranla et nous suivit en rangs serrés.
| + | |
− | Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du
| + | |
− | Palais. Obligés de traverser la Néva, nous nous heurtâmes
| + | |
− | aux abords du pont dit "Troïsky" à un barrage de troupes. Après
| + | |
− | quelques sommations sans effet, on tira sur nous à plusieurs reprises.
| + | |
− | A la deuxième salve, particulièrement meurtrière,
| + | |
− | la foule s'arrêta et se dispersa, laissant sur le terrain une trentaine
| + | |
− | de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire cependant que
| + | |
− | beaucoup de soldats tirèrent en l'air; de nombreuses vitres, aux
| + | |
− | étages supérieurs des maisons faisant face aux troupes, volèrent
| + | |
− | en éclats sous le choc des balles.
| + | |
− | Quelques jours passèrent. La grève restait quasi générale
| + | |
− | à Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Il est à souligner que cette vaste grève avait surgi spontanément.
| + | |
− | Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, par aucun
| + | |
− | organisme syndical (à l'époque, il n'y en avait pas en Russie),
| + | |
− | ni même par un comité de grève. De leur propre chef,
| + | |
− | et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières
| + | |
− | abandonnèrent usines et chantiers. Les partis politiques ne surent
| + | |
− | même pas profiter de l'occasion pour s'emparer, selon leur habitude,
| + | |
− | du mouvement. Ils restèrent complètement à l'écart.
| + | |
− | Cependant, la troublante question se posa aussitôt devant les
| + | |
− | ouvriers : Que faire maintenant ?
| + | |
− | La misère frappait à la porte des grévistes. I1
| + | |
− | fallait y faire face sans délai. D'autre part, on se demandait,
| + | |
− | partout, de quelle façon les ouvriers devraient et pourraient continuer
| + | |
− | la lutte. Les "Sections", privées de leur chef, se trouvaient désemparées
| + | |
− | et à peu près impuissantes. Les partis politiques ne donnaient
| + | |
− | pas signe de vie. Pourtant, la nécessité d'un organisme qui
| + | |
− | coordonnerait et mènerait l'action se faisait sentir impérieusement.
| + | |
− | Je ne sais pas comment ces problèmes étaient envisagés
| + | |
− | et résolus dans divers quartiers de la capitale. Peut-être,
| + | |
− | certaines "Sections" surent-elles au moins venir matériéllement
| + | |
− | en aide aux grévistes de leurs régions. Quant au quartier
| + | |
− | où j'habitais, les événements y prirent une tournure
| + | |
− | particulière. Et, comme le lecteur le verra, ''ils conduisirent
| + | |
− | plus tard à une action généralisée'' .
| + | |
− | Tous les jours, des réunions d'une quarantaine d'ouvriers de
| + | |
− | mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous
| + | |
− | laissait tranquilles. Depuis les derniers événements elle
| + | |
− | gardait une neutralité mystérieuse Nous mettions cette neutralité
| + | |
− | à profit. Nous cherchions des moyens d'agir. Nous étions
| + | |
− | à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves
| + | |
− | décidèrent, d'accord avec moi, de liquider notre organisation
| + | |
− | d'études, d'adhérer, individuellement, à des partis
| + | |
− | révolutionnaires et de passer ainsi à l'action. Car, tous,
| + | |
− | nous considérions les événements comme des prémices
| + | |
− | d'une révolution imminente.
| + | |
− | Un soir - une huitaine de jours après le 9 janvier - on frappa
| + | |
− | à la porte de ma chambre. J'étais seul. Un homme entra :
| + | |
− | jeune, de grande taille, d'allure franche et sympathique.
| + | |
− | - Vous êtes un tel ? - me demanda-t-il. Et, sur mon geste affirmatif,
| + | |
− | il continua :
| + | |
− | - Je vous cherche depuis quelque temps déjà . Enfin, hier,
| + | |
− | j'ai appris votre adresse. Moi, je suis Georges Nossar, clerc d'avoué.
| + | |
− | Je passe tout de suite à l'objet de ma visite. Voici de quoi il
| + | |
− | s'agit. J'ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la
| + | |
− | "Pétition". J'ai vu que vous aviez beaucoup d'amis, beaucoup de
| + | |
− | relations dans les milieux ouvriers. Et il me semble que vous n'appartenez
| + | |
− | Ã aucun parti politique.
| + | |
− | - C'est exact !
| + | |
− | - Alors, voici. Je n'adhère, moi non plus, à aucun parti,
| + | |
− | car je me méfie. Mais, personnellement, je suis révolutionnaire,
| + | |
− | je sympathise avec le mouvement ouvrier. Or, jusqu'à présent,
| + | |
− | je n'ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j'ai
| + | |
− | de vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux, oppositionnels.
| + | |
− | Alors, j'ai une idée. Je sais que des milliers d'ouvriers, leurs
| + | |
− | femmes
| + | |
− | et leurs enfants, subissent déjà des privations terribles
| + | |
− | du fait de la grève. Et, d'autre part, je connais de riches bourgeois | + | |
− | qui ne demandent pas mieux que de porter secours à ces malheureux.
| + | |
− | Bref, je pourrais collecter, pour les grévistes, des fonds assez
| + | |
− | importants. Il s'agit de les distribuer d'une façon organisée,
| + | |
− | juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière.
| + | |
− | J'ai pensé à vous. Ne pourriez-vous pas, d'accord avec vos
| + | |
− | meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir et de distribuer parmi
| + | |
− | les grévistes et les familles des victimes du 9 janvier les sommes
| + | |
− | que je vous procurerais ?
| + | |
− | J'acceptai d'emblée. Au nombre de mes amis se trouvait un ouvrier
| + | |
− | qui pouvait disposer de la camionnette de son patron pour aller visiter
| + | |
− | les grévistes et distribuer les secours.
| + | |
− | Le lendemain soir, je réunis mes amis. Nossar était là .
| + | |
− | Il nous apportait déjà quelques milliers de roubles. Notre
| + | |
− | action commença tout de suite.
| + | |
− | Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement
| + | |
− | absorbées par cette besogne. Le soir je recevais des mains de Nossar,
| + | |
− | contre reçu, les fonds nécessaires et dressais le programme
| + | |
− | de mes visites. Et le lendemain, aidé par mes amis, je distribuais
| + | |
− | l'argent aux grévistes. Nossar lia ainsi amitié avec les
| + | |
− | ouvriers qui venaient me voir.
| + | |
− | Cependant, la grève tirait à sa fin. Tous les jours des
| + | |
− | ouvriers reprenaient le travail. En même temps, les fonds s'épuisaient.
| + | |
− | Alors apparut de nouveau la grave question : ''Que faire ? Comment
| + | |
− | poursuivre l'action ? Et que pourrait-elle être maintenant ?''
| + | |
− | La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de
| + | |
− | continuer une activité commune, nous paraissait pénible et
| + | |
− | absurde. La décision que nous avions prise : adhérer individuellement
| + | |
− | Ã un parti de notre choix, ne nous satisfaisait pas. Nous cherchions
| + | |
− | autre chose.
| + | |
− | Habituellement, Nossar participait à nos discussions.
| + | |
− | ''C'est alors qu'un soir où, comme d'habitude, il y avait chez
| + | |
− | moi plusieurs ouvriers - et que Nossar était des nôtres -
| + | |
− | l'idée surgit parmi nous de créer un organisme ouvrier permanent
| + | |
− | : une sorte de comité ou plut6t de conseil qui veillerait sur la
| + | |
− | suite des événements, servirait de lien entre tous les ouvriers,
| + | |
− | les renseignerait sur la situation et pourrait, le cas échéant,
| + | |
− | rallier autour de lui les forces ouvrières révolutionnaires.''
| + | |
− | Je ne me rappelle pas exactement comment cette idée nous vint.
| + | |
− | Mais je crois me souvenir que ce furent les ouvriers eux-mêmes qui
| + | |
− | l'avancèrent.
| + | |
− | Le mot ''Soviet'' qui, en russe, signifie précisément
| + | |
− | conseil, fut prononcé pour la première fois dans ce sens
| + | |
− | spécifique.
| + | |
− | En somme, il s'agissait, dans cette première ébauche,
| + | |
− | d'une sorte de ''permanence ouvrière sociale'' .
| + | |
− | L'idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de
| + | |
− | fixer les bases d'organisation et de fonctionnement de ce "Soviet".
| + | |
− | Alors, rapidement, le projet prit de l'envergure.
| + | |
− | On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines
| + | |
− | de la capitale au courant de la nouvelle création et de procéder,
| + | |
− | toujours dans l'intimité, aux élections des membres de cet
| + | |
− | organisme qu'on appela, pour la première fois, ''Conseil'' (Soviet)
| + | |
− | ''des
| + | |
− | délégués ouvriers'' .
| + | |
− | En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux
| + | |
− | du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider
| + | |
− | ?
| + | |
− | Les ouvriers présents, sans hésitation, me proposèrent
| + | |
− | ce poste.
| + | |
− | Très touché par leur confiance, je déclinai néanmoins
| + | |
− | catégoriquement leur offre. Je dis à mes amis : "Vous êtes
| + | |
− | des ''ouvriers'' . Vous voulez créer un organisme qui devra s'occuper
| + | |
− | de vos intérêts ''ouvriers'' . Apprenez donc, dès
| + | |
− | le début, à mener vos affaires ''vous-mêmes'' .
| + | |
− | Ne confiez pas vos destinées à ceux qui ne sont pas des vôtres.
| + | |
− | Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres ; ils finiront par vous dominer
| + | |
− | et vous trahir. Je suis persuadé qu'en ce qui concerne vos luttes
| + | |
− | et votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes,
| + | |
− | ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat.
| + | |
− | ''Pour''
| + | |
− | vous, ''au-dessus'' de vous, ''à la place'' de vous-mêmes,
| + | |
− | personne ne fera jamais rien. Vous devez trouver votre président,
| + | |
− | votre secrétaire et les membres de votre commission administrative
| + | |
− | ''dans
| + | |
− | vos propres rangs'' . Si vous avez besoin de renseignements, d'éclaircissements,
| + | |
− | de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d'une aide
| + | |
− | intellectuelle et morale qui relève d'une instruction approfondie,
| + | |
− | vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens
| + | |
− | instruits qui devront être heureux non pas de vous mener en maîtres,
| + | |
− | mais de vous apporter leur concours sans se mêler à vos organisations.
| + | |
− | Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n'est pas
| + | |
− | de votre faute si l'instruction indispensable vous fait défaut.
| + | |
− | Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions
| + | |
− | - avec voix consultative, sans plus."
| + | |
− | J'y ajoutai une autre objection : "Comment voulez-vous, dis-je, que
| + | |
− | je sois membre de votre organisation, n'étant pas ouvrier ? De quelle
| + | |
− | façon pourrais-je y pénétrer ?"
| + | |
− | A cette dernière question, il me fut répondu que rien
| + | |
− | ne serait plus facile : on me procurerait une carte d'ouvrier et je ferais
| + | |
− | partie de l'organisation sous un nom d'emprunt.
| + | |
− | Je m'élevai vigoureusement contre un tel procédé.
| + | |
− | Je le jugeai non seulement indigne de moi-même et des ouvriers, mais
| + | |
− | dangereux, néfaste. "Dans un mouvement ouvrier, dis-je, tout doit
| + | |
− | être franc, droit, sincère."
| + | |
− | Malgré mes suggestions, les amis ne se sentirent pas assez forts
| + | |
− | pour pouvoir se passer d'un "guide". Ils offrirent donc le poste de président
| + | |
− | à Nossar. Celui-ci, n'ayant pas les mêmes scrupules que moi,
| + | |
− | l'accepta.
| + | |
− | Quelques jours plus tard, on lui procurait une carte ouvrière
| + | |
− | au nom de ''Khroustaleff'' , délégué d'une usine.
| + | |
− | Bientôt les délégués de plusieurs usines
| + | |
− | de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion.
| + | |
− | Nossar-Khroustaleff en fut nommé président.
| + | |
− | Du même coup, il devenait président de l'organisation :
| + | |
− | poste qu'il conserva par la suite, .jusqu'Ã son arrestation.
| + | |
− | ''Le premier Soviet était né.''
| + | |
− | Quelque temps après, le Soviet de Saint-Pétersbourg fut
| + | |
− | complété par d'autres délégués d'usines.
| + | |
− | Leur nombre devint imposant.
| + | |
− | Pendant plusieurs semaines le Soviet siégea assez régulièrement,
| + | |
− | tantôt ouvertement, tantôt en cachette. Il publiait une feuille
| + | |
− | d'informations ouvrières : ''Les Nouvelles'' (Izvestia)
| + | |
− | ''du
| + | |
− | Soviet des délégués ouvriers'' . En même temps,
| + | |
− | il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Nossar alla, un moment,
| + | |
− | à la "Commission Chidlovsky", citée plus haut, comme délégué
| + | |
− | de ce premier Soviet. Désillusionné, il la quitta.
| + | |
− | Un peu plus tard, poursuivi par le gouvernement, ce premier Soviet dut
| + | |
− | cesser presque totalement ses réunions.
| + | |
− | Lors du mouvement révolutionnaire d'''octobre''
| + | |
− | 1905, le Soviet, entièrement réorganisé, reprit ses
| + | |
− | réunions publiques. C'est depuis ce moment-là que son existence
| + | |
− | fut largement connue. Et c'est ainsi que s'explique, en partie, l'erreur
| + | |
− | courante concernant ses origines. Nul ne pouvait savoir ce qui s'était
| + | |
− | passé dans l'intimité d'une chambre privée. Nossar
| + | |
− | - le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel - n'en
| + | |
− | a, probablement, jamais parlé à personne. De toute façon,
| + | |
− | pour autant que je sache, il n'a jamais raconté ces faits publiquement.
| + | |
− | Et quant aux ouvriers au courant de l'affaire, pas un n'eut, certainement,
| + | |
− | l'idée de la communiquer à la presse '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%285%29 (5)]'''.
| + | |
− | Le parti social-démocrate finit par réussir à pénétrer
| + | |
− | dans ce Soviet et à s'y emparer d'un poste important. Le social-démocrate
| + | |
− | Trotsky, le futur commissaire bolchevique, y entra et s'en fit nommer secrétaire.
| + | |
− | Par la suite, lorsque Khroustaleff-Nossar fut arrêté, Trotsky
| + | |
− | en devint président.
| + | |
− | L'exemple donné par les travailleurs de la capitale en janvier
| + | |
− | 1905 fut suivi par ceux de plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers
| + | |
− | furent créés çà et là . Toutefois, leur
| + | |
− | existence - à l'époque - fut éphémère
| + | |
− | : ils furent vite repérés et supprimés par les autorités
| + | |
− | locales.
| + | |
− | Par contre - nous l'avons vu - le Soviet de Saint-Pétersbourg
| + | |
− | se maintint pendant quelque temps. Le gouvernement central, en très
| + | |
− | mauvaise posture après le 9 janvier et surtout à la suite
| + | |
− | des revers cruels dans sa guerre avec le Japon, n'osa y toucher. Il se
| + | |
− | borna, pour l'instant, Ã l'arrestation de Nossar.
| + | |
− | D'ailleurs, la grève de janvier s'était éteinte
| + | |
− | d'elle-même : à défaut d'un mouvement de plus vaste
| + | |
− | envergure, l'activité de ce premier Soviet dut être réduite
| + | |
− | bientôt à des tâches insignifiantes.
| + | |
− | Tout à la fin de 1905, le Soviet de Saint-Pétersbourg
| + | |
− | fut supprimé à son tour. A ce moment-là , le gouvernement
| + | |
− | tzariste reprit pied, "liquida" les derniers vestiges du mouvement révolutionnaire
| + | |
− | de 1905, arrêta Trotsky ainsi que des centaines de révolutionnaires,
| + | |
− | et brisa toutes les organisations politiques de gauche.
| + | |
− | Le Soviet de Saint-Pétersbourg (devenu Pétrograd) réapparut
| + | |
− | lors de la Révolution décisive de février-mars 1917,
| + | |
− | en même temps que se créèrent des Soviets dans toutes
| + | |
− | les villes et localités importantes du pays.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''La guerre malheureuse ; la victoire d'une grève révolutionnaire'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Effets foudroyants des graves défaites dans la guerre russo-japonaise. - Effervescence dans tous les milieux de la société. - Les "libertés" prises d'assaut. - Agitation dans l'armée et la marine.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Les vagues soulevées par les événements
| + | |
− | de janvier 1905 n'allaient pas se calmer de sitôt. Cette fois le
| + | |
− | pays tout entier fut secoué.
| + | |
− | D'autre part, depuis le printemps 1905, la situation générale
| + | |
− | du tzarisme devenait de plus en plus difficile. La raison principale en
| + | |
− | était l'échec cuisant éprouvé par la Russie
| + | |
− | tzariste dans la guerre contre le Japon.
| + | |
− | Cette guerre - commencée en février 1904 avec beaucoup
| + | |
− | d'orgueil et, pour une bonne part, dans le but de réchauffer les
| + | |
− | sentiments nationaux, patriotiques et monarchistes - était irrémédiablement
| + | |
− | perdue. L'armée et la flotte russes furent battues à plate
| + | |
− | couture.
| + | |
− | L'opinion publique imputait ouvertement la défaite à l'incapacité
| + | |
− | des autorités et à la pourriture du régime. Non seulement
| + | |
− | les masses ouvrières, mais aussi tous les milieux de la société,
| + | |
− | furent rapidement gagnés par une colère et un esprit de révolte
| + | |
− | qui s'aggravaient de jour en jour. L'effet des défaites - elles
| + | |
− | se suivaient sans arrêt - fut foudroyant. Bientôt, les passions
| + | |
− | se déchaînèrent ; l'indignation ne connut plus de bornes
| + | |
− | ; l'effervescence devint générale.
| + | |
− | Le gouvernement, conscient de sa défaite, se taisait.
| + | |
− | Profitant de la situation, les milieux libéraux et révolutionnaires
| + | |
− | ouvrirent une campagne violente contre le régime. Sans en demander
| + | |
− | l'autorisation, la presse et la parole devinrent libres. Ce fut une véritable
| + | |
− | prise d'assaut des "libertés politiques". Les journaux de toutes
| + | |
− | tendances, même révolutionnaires, paraissaient et se vendaient
| + | |
− | librement, sans censure ni contrôle. Le gouvernement et le système
| + | |
− | entier y étaient vigoureusement critiqués.
| + | |
− | Les timides libéraux eux-mêmes passèrent Ã
| + | |
− | l'action : ils fondèrent de nombreuses unions professionnelles,
| + | |
− | l' "Union des Unions" (sorte de Comité central dirigeant l'activité
| + | |
− | de toutes les unions), la secrète "Union de la Libération"(organisme
| + | |
− | politique). D'autre part, ils procédèrent en hâte Ã
| + | |
− | l'organisation formelle d'un parti politique dit "Parti constitutionnel-démocrate".
| + | |
− | Le gouvernement fut contraint de tolérer tout cela, comme il avait
| + | |
− | déjà toléré la grève de janvier, les
| + | |
− | délibérations du Soviet, etc.
| + | |
− | Les attentats politiques se succédaient à une cadence
| + | |
− | accélérée.
| + | |
− | De violentes démonstrations, voire de graves émeutes éclataient
| + | |
− | dans différentes villes. En certains endroits des barricades firent
| + | |
− | leur apparition.
| + | |
− | En maintes provinces, les paysans se soulevaient, déchaînant
| + | |
− | de véritables "jacqueries", brûlant les châteaux, s'emparant
| + | |
− | des terres, chassant et même assassinant les propriétaires.
| + | |
− | D'autre part, on créa ''l'Union des Paysans'' dont le programme
| + | |
− | était socialiste.
| + | |
− | Les ennemis du régime devenaient trop nombreux, trop audacieux.
| + | |
− | Et - surtout - ils avaient raison.
| + | |
− | La défaite militaire du gouvernement et sa pénible situation
| + | |
− | "morale" n'expliquaient pas tout. Mais pour ces raisons, précisément,
| + | |
− | il lui manquait le moyen le plus important pour combattre ce mouvement
| + | |
− | : l'argent. Les pourparlers menés à l'étranger - en
| + | |
− | France notamment - en vue d'un emprunt traînaient en longueur, faute
| + | |
− | de confiance.
| + | |
− | L'été et l'automne 1905 apportèrent des troubles
| + | |
− | graves dans l'armée et dans la marine. La révolte et l'épopée
| + | |
− | très connues du cuirassé ''Prince-Potemkine,'' une des
| + | |
− | meilleures unités de la flotte de la mer Noire, en fut l'épisode
| + | |
− | le plus saillant. Le dernier rempart des régimes déchus :
| + | |
− | la force armée, était entamé.
| + | |
− | Cette fois, le pays entier se dressait, de plus en plus résolument,
| + | |
− | contre le tzarisme.
| + | |
− | En août 1905, cédant à certaines instances, l'empereur
| + | |
− | se décida, enfin, à reconnaître, ''post factum -''
| + | |
− | et, cela va de soi, hypocritement - certaines "libertés". Il promit
| + | |
− | aussi de faire convoquer une sorte d'Assemblée nationale représentative
| + | |
− | ("Douma"), aux droits très limités et selon un système
| + | |
− | électoral fort restreint. Le ministre de l'Intérieur, Boulyguine,
| + | |
− | fut chargé de la préparer et de la réaliser. Mais
| + | |
− | ce pas bien timide, tardif et manifestement hypocrite, ne satisfit personne.
| + | |
− | L'agitation et les troubles continuèrent et cette "Douma" dite "Douma
| + | |
− | de Boulyguine", ne vit jamais le jour. Boulyguine finit par être
| + | |
− | "démissionné" (fin août) et remplacé par Witte,
| + | |
− | ce dernier ayant réussi à convaincre Nicolas II d'accepter
| + | |
− | des concessions plus sérieuses.
| + | |
− | | + | |
− | ===='''La grève générale d'octobre. - Le gouvernement perd pied. - Le manifeste du 17 octobre et ses effets.'''====
| + | |
− | | + | |
− | En attendant, l'inactivité et l'impuissance avouées
| + | |
− | du gouvernement enhardirent les forces de l'opposition et de la Révolution.
| + | |
− | Dès le début d`octobre, on parla d'une grève générale
| + | |
− | du pays comme prélude d'une révolution décisive.
| + | |
− | Cette grève du pays entier - grève formidable, unique
| + | |
− | dans l'histoire moderne - eut lieu à mi-octobre. Elle fut moins
| + | |
− | spontanée que celle de janvier. Envisagée de longue date,
| + | |
− | préparée d'avance, elle fut organisée par le Soviet,
| + | |
− | l' "Union des Unions" et, surtout, par de nombreux comités de grève.
| + | |
− | Usines, chantiers, ateliers, magasins, banques, administrations, chemins
| + | |
− | de fer et toutes les voie de communication, postes et télégraphes
| + | |
− | - tout, absolument tout s'arrêta net. La vie du pays fut suspendue.
| + | |
− | Le gouvernement perdit pied et céda. Le 17 octobre (1905), le
| + | |
− | tzar lança un manifeste - le fameux "Manifeste du 17 octobre" -
| + | |
− | où il déclarait solennellement avoir pris la décision
| + | |
− | d'octroyer à ses "chers et fidèles sujets" toutes les libertés
| + | |
− | politiques et de convoquer, le plus rapidement possible, une sorte d'Etats
| + | |
− | Généraux : "''la Douma d'Etat".'' (Le terme ''Douma''
| + | |
− | fut emprunté aux siècles lointains où l'on appelait
| + | |
− | ''Doumaboyarskaïa''
| + | |
− | un genre de Conseil d'Etat ou de Chambre des Nobles ''(Boyards)'' :
| + | |
− | institution appelée à aider le tzar dans ses fonctions. Plus
| + | |
− | tard, aux XVIe et XVIIe siècles, on appelait ''Zemskaïa Douma''
| + | |
− | des assemblées qui réunissaient des représentants
| + | |
− | de diverses classes : assemblées comparables aux Etats Généraux
| + | |
− | de l'ancienne monarchie française. Enfin, à l'époque
| + | |
− | dont nous parlons, "Gorodskaïa Douma" signifiait : Conseil municipal
| + | |
− | de la ville, "gorode"signifiant "ville". Le mot lui-même : "douma"
| + | |
− | signifie "pensée".) Selon le Manifeste, cette
| + | |
− | ''Douma'' était
| + | |
− | appelée à aider le gouvernement.
| + | |
− | C'était, enfin, la nébuleuse promesse d'un vague régime
| + | |
− | constitutionnel. Certains milieux la prirent au sérieux. Un parti
| + | |
− | "octobriste" se créa aussitôt, déclarant accepter,
| + | |
− | appliquer et défendre les réformes annoncées par le
| + | |
− | Manifeste.
| + | |
− | En réalité, cet acte du gouvernement et du tzar poursuivait
| + | |
− | deux buts n'ayant rien de commun avec une "constitution" :
| + | |
− | 1° Produire un effet à l'étranger ; donner l'impression
| + | |
− | que la Révolution était terminée et que le gouvernement
| + | |
− | redevenait maître de la situation ; influencer avantageusement l'opinion
| + | |
− | publique, particulièrement celle des milieux financiers français,
| + | |
− | afin de ranimer le projet d'emprunt ;
| + | |
− | 2° Tromper les masses, les calmer, barrer la route à la Révolution.
| + | |
− | Les deux buts furent atteints. La grève cessa, l'élan
| + | |
− | révolutionnaire fut brisé. L'impression à l'étranger
| + | |
− | fut tout à fait favorable. On y comprit que, malgré tout,
| + | |
− | le gouvernement du tzar était encore suffisamment fort pour mater
| + | |
− | la Révolution. L'emprunt était assuré.
| + | |
− | Il va de soi que les partis révolutionnaires ne furent pas dupes
| + | |
− | de l'entreprise. Ils virent nettement dans le "Manifeste" une simple manoeuvre
| + | |
− | politique et commencèrent aussitôt à l'expliquer aux
| + | |
− | masses laborieuses. D'ailleurs, celles-ci ne manifestèrent pas non
| + | |
− | plus une confiance excessive. La grève cessa, certes, ''comme si''
| + | |
− | l'on avait obtenu satisfaction, ''comme si'' l'on avait confiance. Mais
| + | |
− | ce fait révéla tout simplement le manque de souffle de la
| + | |
− | Révolution et signifia qu'elle ne pouvait pas encore aller plus
| + | |
− | loin. Aucune expression d'une satisfaction réelle ne se fit jour.
| + | |
− | La population ne se hâtait nullement de faire usage de ses "nouveaux
| + | |
− | droits", sentant intuitivement la duperie. On en eut immédiatement
| + | |
− | la preuve. Dans quelques villes, des manifestations publiques pacifiques
| + | |
− | ; organisées pour fêter "la victoire" et le "nouveau régime"
| + | |
− | promis par le tzar, furent dispersées par la police et suivies de
| + | |
− | pogromes juifs... en dépit du "Manifeste" collé aux murs.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''L'échec de la Révolution ; le bilan de la secousse'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''La révolution est enrayée. - La "Douma". - Les partis politiques. - Le contact entre les milieux avancés et les masses s'établit. - Le " paradoxe russe " commence à s'évanouir.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Vers la fin de l'année 1905, la bourgeoisie française
| + | |
− | se décida et la haute finance accorda l'emprunt. Cette " transfusion
| + | |
− | de sang " sauva le moribond : le régime tzariste.
| + | |
− | D'autre part, le gouvernement réussit à mettre fin Ã
| + | |
− | la guerre par une paix qui ne fut pas trop humiliante.
| + | |
− | Dès lors, la réaction reprit pied. Faisant miroiter aux
| + | |
− | yeux du peuple les futurs bienfaits, elle combattit et enraya la Révolution.
| + | |
− | Du reste, celle-ci s'évanouissait d'elle-même. La grève
| + | |
− | d'octobre marqua son suprême effort, son point culminant. Maintenant
| + | |
− | elle avait besoin, au moins, de " souffler ", de faire une " pause ". Tout
| + | |
− | au plus, elle pouvait compter rebondir plus tard, peut-être sous
| + | |
− | l'impulsion d'une Douma de gauche.
| + | |
− | En attendant, les libertés, prises d'assaut et promises ''post-factum''
| + | |
− | par le tzar dans son Manifeste, furent carrément supprimées.
| + | |
− | Le gouvernement réinterdit la presse révolutionnaire, rétablit
| + | |
− | la censure, procéda à des arrestations en masse, liquida
| + | |
− | toutes les organisations ouvrières ou révolutionnaires qui
| + | |
− | lui tombèrent sous la main, supprima le Soviet, jeta en prison Nossar
| + | |
− | et Trotsky et dépêcha des troupes dans le but d'épurer
| + | |
− | et d'infliger des châtiments exemplaires dans les régions
| + | |
− | où des troubles sérieux avaient eu lieu. Les effectifs militaires
| + | |
− | et policiers furent renforcés un peu partout.
| + | |
− | En fin de compte, il ne resta qu'une seule chose à laquelle le
| + | |
− | gouvernement n'osa toucher : la ''Douma,'' dont la convocation était
| + | |
− | proche.
| + | |
− | Cependant, la Révolution eut encore deux sursauts vigoureux,
| + | |
− | en réponse au raidissement de la réaction.
| + | |
− | Le premier fut une nouvelle révolte dans la flotte de la mer
| + | |
− | Noire, sous la conduite du lieutenant Schmidt. La sédition fut réprimée
| + | |
− | et Schmidt passé par les armes.
| + | |
− | Le second épisode fut l'insurrection armée des ouvriers
| + | |
− | de Moscou, en décembre 1905. Elle tint tête aux forces gouvernementales
| + | |
− | pendant plusieurs jours.
| + | |
− | Pour en venir à bout, le gouvernement dut amener des troupes
| + | |
− | de Saint-Pétersbourg et recourir à l'artillerie.
| + | |
− | Au moment même de cette insurrection, on tenta de provoquer une
| + | |
− | nouvelle grève générale du pays. Si cette grève
| + | |
− | avait réussi, l'insurrection aurait pu vaincre. Or, cette fois bien
| + | |
− | que l'organisation préalable fût pareille à celle d'octobre,
| + | |
− | l'élan nécessaire manqua. La grève ne fut pas générale.
| + | |
− | Le service des postes fonctionna. Les chemins de fer aussi. Le gouvernement
| + | |
− | put transporter ses troupes et resta partout maître de la situation.
| + | |
− | Incontestablement, la Révolution était essoufflée.
| + | |
− | Ainsi, à la fin de 1905, la tempête s'était apaisée,
| + | |
− | sans avoir renversé l'obstacle.
| + | |
− | Mais elle accomplit une oeuvre importante, indispensable : elle balaya
| + | |
− | et prépara le terrain. Elle laissa des traces ineffaçables,
| + | |
− | aussi bien dans la vie du pays que dans la mentalité de la population.
| + | |
− | Voyons quel fut le " bilan " définitif de la secousse.
| + | |
− | Que trouvons-nous à 1' " actif " du compte ?
| + | |
− | Dans le domaine concret, il y avait, tout d'abord, la ''Douma.''
| + | |
− | Momentanément, le gouvernement se vit obligé d'élaborer,
| + | |
− | pour la Douma, une loi électorale assez large afin d'éviter
| + | |
− | des déceptions trop amères et trop rapides. Il ne se sentait
| + | |
− | pas encore tout à fait d'aplomb : lui aussi, il devait " souffler
| + | |
− | " et faire la " pause ".
| + | |
− | La population entière mettait dans la Douma les plus grands espoirs.
| + | |
− | Les élections, fixées au printemps de 1906, suscitèrent
| + | |
− | dans le pays une activité fébrile. Tous les partis politiques
| + | |
− | y prirent part.
| + | |
− | La situation créée par cet état de choses était
| + | |
− | assez paradoxale. Tandis que les partis de gauche déployaient maintenant
| + | |
− | leur propagande électorale ouvertement, légalement (le gouvernement
| + | |
− | ne pouvait la gêner autrement que par des règlements complémentaires
| + | |
− | à la loi et par des embûches sournoises), les prisons regorgeaient
| + | |
− | de membres des mêmes partis, arrêtés lors de la liquidation
| + | |
− | du mouvement ; la presse et la parole restaient muselées ; les organisations
| + | |
− | ouvrières demeuraient interdites.
| + | |
− | Ce paradoxe n'était qu'apparent. Il s'explique facilement. Et
| + | |
− | cette explication nous permettra de comprendre de quelle façon le
| + | |
− | gouvernement envisageait le fonctionnement de la Douma.
| + | |
− | En dépit d'une certaine liberté qu'il dut accorder Ã
| + | |
− | ses sujets en raison des élections, le gouvernement était,
| + | |
− | naturellement, loin d'interpréter la Douma comme une institution
| + | |
− | appelée à se dresser contre l'absolutisme. Selon lui, la
| + | |
− | Douma ne devait être qu'un organe auxiliaire purement consultatif
| + | |
− | et subordonné, bon à assister les autorités dans certaines
| + | |
− | de leurs tâches. Tout en étant obligé de tolérer
| + | |
− | quelque agitation électorale des partis de gauche, le gouvernement
| + | |
− | était bien décidé à l'avance de ne la permettre
| + | |
− | que dans une certaine mesure et de réagir contre toute tentative
| + | |
− | des partis des électeurs ou de la Douma elle-même de prendre
| + | |
− | une attitude frondeuse. Il était donc parfaitement logique que la
| + | |
− | Douma n'ayant, à ses yeux, rien de commun avec la Révolution,
| + | |
− | le gouvernement gardât les révolutionnaires en prison.
| + | |
− | Un autre fait concret, entièrement nouveau dans la vie russe,
| + | |
− | fut, précisément, la formation et l'activité légales
| + | |
− | - ne fût-ce que dans une certaine mesure - de différents partis
| + | |
− | politiques.
| + | |
− | Jusqu'aux événements de 1905, il n'y avait, dans le pays
| + | |
− | que deux partis politiques, tous deux clandestins et plutôt révolutionnaires
| + | |
− | que véritablement " politiques ". C'étaient : le Parti social-démocrate
| + | |
− | et le Parti socialiste-révolutionnaire.
| + | |
− | Le manifeste du 17 octobre, les quelques libertés admises Ã
| + | |
− | sa suite en vue de la campagne électorale, et, surtout, cette campagne
| + | |
− | elle-même, firent naître aussitôt une nichée de
| + | |
− | partis politiques légaux et semi-légaux.
| + | |
− | Les monarchistes invétérés créèrent
| + | |
− | 1' " Union du Peuple russe " : parti ultra-réactionnaire et " pogromiste
| + | |
− | " dont le " programme " portait la suppression de toutes les " faveurs
| + | |
− | promises sous la contrainte de criminelles émeutes " y compris la
| + | |
− | Douma, et l'effacement total des dernières traces des événements
| + | |
− | de 1905.
| + | |
− | Les éléments moins farouchement réactionnaires
| + | |
− | : la plupart des hauts fonctionnaires, gros industriels, banquiers, propriétaires,
| + | |
− | commerçants, agrariens, etc., se groupèrent autour du " Parti
| + | |
− | octobriste " (dit " Union du 17 Octobre ") dont nous avons déjÃ
| + | |
− | parlé.
| + | |
− | Le poids politique de ces deux partis de droite était insignifiant.
| + | |
− | Ils étaient plutôt la risée du pays.
| + | |
− | La majorité des classes aisées et moyennes, ainsi que
| + | |
− | des intellectuels " de marque " s'organisèrent définitivement
| + | |
− | en un grand parti politique du centre, dont la droite se rapprochait des
| + | |
− | " octobristes " et dont la gauche allait jusqu'Ã afficher des tendances
| + | |
− | républicaines. Le gros du parti élabora le programme d'un
| + | |
− | système constitutionnel mettant fin à l'absolutisme : on
| + | |
− | conserverait le monarque, mais on limiterait sérieusement son pouvoir.
| + | |
− | Le parti prit le nom de " Parti constitutionnel-démocrate " (en
| + | |
− | abrégé : parti " Cadet "). Il portait aussi un autre titre
| + | |
− | : " Parti de la Liberté. du Peuple ". Ses leaders se recrutaient
| + | |
− | surtout parmi les gros bonnets municipaux, les avocats, les médecins,
| + | |
− | les personnes exerçant des professions libérales, les universitaires.
| + | |
− | Très influent et bien placé, disposant de fonds considérables
| + | |
− | ; ce parti déploya dès sa création une activité
| + | |
− | étendue et énergique.
| + | |
− | A l'extrême-gauche se trouvaient : le " Parti social-démocrate
| + | |
− | " (dont l'activité électorale était, nous l'avons
| + | |
− | dit, à peu près ouverte et légale, malgré son
| + | |
− | programme nettement républicain et sa tactique révolutionnaire)
| + | |
− | et, enfin, le " Parti socialiste-révolutionnaire " (son programme
| + | |
− | et sa tactique différaient peu - le problème agraire Ã
| + | |
− | part - de ceux du Parti social-démocrate) qui, à l'époque
| + | |
− | de la Douma et afin de pouvoir agir sans entraves, menait les campagnes
| + | |
− | électorales et présentait ses candidats sous le nom de "
| + | |
− | Parti Travailliste " (qui devint par la suite un parti distinct). Il va
| + | |
− | de soi que ces deux derniers partis représentaient surtout les masses
| + | |
− | ouvrières et paysannes ainsi que la vaste couche des travailleurs
| + | |
− | intellectuels.
| + | |
− | Il est indispensable de fournir ici quelques précisions sur les
| + | |
− | programmes et l'idéologie de ces partis.
| + | |
− | En dehors de la question politique, le point le plus important des programmes
| + | |
− | de tous les partis était, incontestablement, le ''problème
| + | |
− | agraire.'' Sa solution efficace s'imposait de toute urgence. En effet,
| + | |
− | l'augmentation de la population paysanne était si rapide que les
| + | |
− | lots de terrain concédés aux paysans affranchis en 1861,
| + | |
− | insuffisants même à cette époque, se réduisirent
| + | |
− | en un quart de siècle, par suite d'un morcellement continu, Ã
| + | |
− | des lopins de famine. " On ne sait même plus où faire courir
| + | |
− | un poussin ", disaient les paysans. L'immense population des champs attendait
| + | |
− | de plus en plus impatiemment une solution juste et effective de ce problème.
| + | |
− | Tous les partis se rendaient compte de son importance.
| + | |
− | Pour le moment, trois solutions se présentaient, à savoir
| + | |
− | :
| + | |
− | → 1° Le parti constitutionnel-démocrate proposait l'augmentation
| + | |
− | des lots par une aliénation d'une partie des grandes propriétés
| + | |
− | privées et de celles de l'Etat : aliénation devant être
| + | |
− | dédommagée graduellement par les paysans, avec l'aide de
| + | |
− | l'Etat, selon une estimation officielle et " juste ".
| + | |
− | → 2° Le parti social-démocrate préconisait une aliénation
| + | |
− | pure et simple, sans dédommagement, des terres indispensables aux
| + | |
− | paysans. Ces terres constitueraient un fonds national distribuable au fur
| + | |
− | et à mesure des besoins (" nationalisation " ou " municipalisation
| + | |
− | " des terres).
| + | |
− | → 3° Enfin, le parti socialiste-révolutionnaire présentait
| + | |
− | la solution la plus radicale : confiscation immédiate et totale
| + | |
− | des terres en propriété privée ; suppression immédiate
| + | |
− | de toute propriété foncière (privée ou d'Etat
| + | |
− | ), mise de toutes les terres à la disposition des collectivités
| + | |
− | paysannes, sous le contrôle de l'Etat (" socialisation " des terres).
| + | |
− | Avant d'aborder toute autre question, la Douma avait à se préoccuper
| + | |
− | de ce problème urgent et compliqué.
| + | |
− | Quelques mots encore sur ''l'idéologie générale''
| + | |
− | des deux partis d'extrême-gauche (social-démocrate et socialiste-révolutionnaire)
| + | |
− | à cette époque.
| + | |
− | Déjà vers 1900, une importante divergence de vues se manifesta
| + | |
− | au sein du Parti social-démocrate russe. Une partie de ses membres,
| + | |
− | se cramponnant au " programme minimum ", estimait que la Révolution
| + | |
− | russe, imminente, serait une révolution bourgeoise, assez modérée
| + | |
− | dans ses résultats. Ces socialistes ne croyaient pas à fa
| + | |
− | possibilité de passer d'un bond, de la monarchie " féodale
| + | |
− | " au régime socialiste. Une république démocratique
| + | |
− | ''bourgeoise,''
| + | |
− | ouvrant les portes à une rapide évolution capitaliste qui
| + | |
− | jetterait les bases du futur socialisme, telle était leur idée
| + | |
− | fondamentale. Une " révolution sociale " en Russie était,
| + | |
− | Ã leur avis, chose impossible pour l'instant.
| + | |
− | De nombreux membres du parti étaient, cependant, d'un autre avis.
| + | |
− | Pour eux, la Révolution prochaine avait déjà toutes
| + | |
− | les chances de devenir une " Révolution Sociale " avec ses conséquences
| + | |
− | logiques. Ces socialistes renonçaient au " programme minimum " et
| + | |
− | se préparaient à la conquête du pouvoir par le parti
| + | |
− | et à la lutte
| + | |
− | ''immédiate et décisive contre le capitalisme.''
| + | |
− | Les leaders du premier courant étaient : Plékhanoff, Martoff
| + | |
− | et autres. Le grand inspirateur du second fut Lénine.
| + | |
− | La scission définitive entre les deux camps eut lieu en 1903,
| + | |
− | au Congrès de Londres. Les sociaux-démocrates de tendance
| + | |
− | léniniste s'y trouvèrent en majorité. " Majorité
| + | |
− | "se disant en russe ''bolchinstvo'' , on appela les partisans de cette
| + | |
− | tendance ''bolchéviki'' (en français, on dirait : ''majoritaires''
| + | |
− | ). " Minorité " se disant
| + | |
− | ''monchinstvo,'' on dénomma
| + | |
− | les autres : ''menchéviki'' (en français : ''minoritaires''
| + | |
− | ). Et quant aux tendances elles-mêmes, l'une reçut le nom
| + | |
− | de ''bolchevisme'' (tendance de la majorité), l'autre celui de
| + | |
− | ''menchévisme''
| + | |
− | (tendance de la minorité).
| + | |
− | Après leur victoire de 1917, les " bolchéviki " se constituèrent
| + | |
− | en " Parti Communiste ", tandis que les " menchéviki " conservèrent
| + | |
− | seuls le titre de " Parti social-démocrate ". Le Parti Communiste
| + | |
− | au pouvoir déclara le " menchévisme " contre-révolutionnaire
| + | |
− | et l'écrasa.
| + | |
− | En ce qui concerne le Parti socialiste-révolutionnaire, il se
| + | |
− | divisa aussi en deux partis distincts : celui des socialistes révolutionnaires
| + | |
− | " de droite ", qui, à l'instar des " menchéviki ", affirmait
| + | |
− | la nécessité de passer, avant tout, par une république
| + | |
− | démocratique bourgeoise, et celui des socialistes révolutionnaires
| + | |
− | " de gauche ", qui prétendait parallèlement au bolchevisme,
| + | |
− | que la Révolution devait être poussée le plus loin
| + | |
− | possible, éventuellement jusqu'à la suppression immédiate
| + | |
− | du régime capitaliste et à l'instauration du socialisme (sorte
| + | |
− | de République sociale).
| + | |
− | (En 1917, les bolcheviks au pouvoir écrasèrent les socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | de droite comme contre-révolutionnaires. Quant aux socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | de gauche, le gouvernement bolcheviste, d'abord, collabora avec eux. Plus
| + | |
− | tard, de graves dissentiments s'étant élevés entre
| + | |
− | les deux partis, les bolcheviks rompirent avec leurs alliés. Finalement,
| + | |
− | ils les mirent hors la loi et les anéantirent.)
| + | |
− | Lors de la Révolution de 1905, l'influence pratique de ces deux
| + | |
− | courants dissidents (le bolchevisme et le socialisme révolutionnaire
| + | |
− | de gauche) fut insignifiante.
| + | |
− | Pour compléter l'exposé des divers courants d'idées
| + | |
− | qui se manifestèrent lors de cette Révolution, signalons
| + | |
− | que le Parti socialiste-révolutionnaire donna naissance, vers la
| + | |
− | même époque, à une troisième tendance qui, s'étant
| + | |
− | détachée du Parti, adopta l'idée de devoir supprimer,
| + | |
− | dans la Révolution en cours, non seulement l'Etat bourgeois, mais
| + | |
− | ''tout
| + | |
− | Etat en général'' (en tant qu'institution politique). Ce
| + | |
− | courant d'idées était connu en Russie sous le nom de ''maximalisme,''
| + | |
− | car ses partisans, ayant rejeté le programme minimum, rompirent
| + | |
− | même avec les socialistes-révolutionnaires de gauche et proclamèrent
| + | |
− | la nécessité de lutter immédiatement pour la réalisation
| + | |
− | totale du programme ''maximum'' , c'est-Ã -dire pour le socialisme
| + | |
− | intégral, édifié sur une base apolitique.
| + | |
− | Les " maximalistes " ne formaient donc pas un parti politique. Ils créèrent
| + | |
− | 1'" Union des socialistes-révolutionnaires maximalistes ". Cette
| + | |
− | " Union " édita quelques brochures exposant son point de vue. Elle
| + | |
− | publia aussi quelques périodiques, de brève durée.
| + | |
− | Ses membres furent, d'ailleurs, peu nombreux. Son influence fut presque
| + | |
− | nulle. Elle développa surtout une forte activité terroriste.
| + | |
− | Mais elle prit part à toutes les luttes révolutionnaires
| + | |
− | et plusieurs de ses membres périrent en véritables héros.
| + | |
− | Par l'ensemble de leurs idées, les maximalistes se rapprochaient
| + | |
− | beaucoup de l'anarchisme. En effet, le maximalisme ne suivait pas aveuglément
| + | |
− | les " marxistes " ; il niait l'utilité des partis politiques ; il
| + | |
− | critiquait vigoureusement l'Etat, l'autorité politique. Toutefois,
| + | |
− | il n'osa pas y renoncer immédiatement et totalement. Il estimait
| + | |
− | impossible de passer tout de suite à une société intégralement
| + | |
− | " anarchiste ". (Il faisait donc une distinction entre le " socialisme
| + | |
− | intégral " et l'anarchisme.) En attendant, il prêchait une
| + | |
− | " République des travailleurs " où les éléments
| + | |
− | d'Etat et d'autorité seraient " réduits au minimum ", ce
| + | |
− | qui permettrait, d'après le maximalisme, leur rapide extinction.
| + | |
− | Le maintien " provisoire " de l'Etat et de l'autorité séparait
| + | |
− | le maximalisme de l'anarchisme.
| + | |
− | (Comme tous les courants d'idées en désaccord avec le
| + | |
− | bolchevisme, le maximalisme a été étouffé par
| + | |
− | ce dernier lors de la révolution de 1917.)
| + | |
− | En ce qui concerne les conceptions ''anarchistes'' et ''syndicalistes''
| + | |
− | (nous nous en occuperons de près dans une autre partie de notre
| + | |
− | étude), elles étaient, à cette époque, presque
| + | |
− | inconnues en Russie.
| + | |
− | Hors de Russie, beaucoup de gens croient que, puisque Bakounine et Kropotkine
| + | |
− | - ces " pères " de l'anarchisme - étaient Russes, la Russie
| + | |
− | était depuis longtemps un pays d'idées et de mouvements anarchistes.
| + | |
− | C'est une profonde erreur. Et Bakounine (1814-1876) et Kropotkine (1842-1921)
| + | |
− | étaient devenus anarchistes ''à l'étranger'' .
| + | |
− | Ni l'un ni l'autre ne militèrent jamais, comme anarchistes, en Russie.
| + | |
− | Et quant à leurs oeuvres, elles paraissaient aussi, jusqu'Ã
| + | |
− | la Révolution de 1917, à l'étranger, souvent même
| + | |
− | en langue étrangère. Seuls quelques extraits de leurs études,
| + | |
− | traduits adaptés ou édités spécialement pour
| + | |
− | la Russie, y étaient introduits clandestinement, difficilement,
| + | |
− | en quantités très restreintes. De plus, la diffusion de ces
| + | |
− | quelques publications à l'intérieur du pays était
| + | |
− | quasi impossible. Enfin toute l'éducation sociale, socialiste et
| + | |
− | révolutionnaire des Russes n'avait ''absolument rien d'anarchiste''
| + | |
− | et, sauf les exceptions, personne dans le pays ne s'intéressait
| + | |
− | aux idées anarchistes.
| + | |
− | Quant au syndicalisme, aucun mouvement ouvrier n'ayant existé
| + | |
− | en Russie avant la Révolution de 1917, la conception syndicaliste
| + | |
− | - quelques intellectuels érudits mis à part - y était
| + | |
− | totalement inconnue. On peut admettre que cette forme russe d'une organisation
| + | |
− | ouvrière : le " Soviet "fut hâtivement trouvée en 1905
| + | |
− | et reprise en 1917, justement ''à cause de l'absence de l'idée
| + | |
− | et du mouvement syndicalistes.'' Sans aucun doute, si le mécanisme
| + | |
− | syndical avait existé, c'est lui qui aurait pris en mains le mouvement
| + | |
− | ouvrier.
| + | |
− | Nous avons déjà dit que quelques petits groupements anarchistes
| + | |
− | existaient à Saint-Pétersbourg, à Moscou, dans l'Ouest
| + | |
− | et dans le Midi. C'était tout. Cependant, les anarchistes de Moscou
| + | |
− | participèrent activement aux événements de 1905 et
| + | |
− | se firent remarquer lors de l'insurrection armée de décembre.
| + | |
− | (Après 1917, les bolcheviks écrasèrent le mouvement
| + | |
− | anarchiste comme tout autre ne s'accordant pas avec le leur. Cependant
| + | |
− | ils n'y parvinrent pas facilement. La lutte entre le bolchevisme et l'anarchisme
| + | |
− | au cours de la Révolution de 1917 - lutte tenace, acharnée
| + | |
− | et pourtant presque totalement inconnue à l'étranger, lutte
| + | |
− | qui dura plus de trois ans et dont le mouvement " makhnoviste " fut l'épisode
| + | |
− | le plus saillant - cette lutte est évoquée dans la dernière
| + | |
− | partie de l'ouvrage.)
| + | |
− | Passons aux conséquences morales, aux ''effets psychologiques''
| + | |
− | de l'épopée de 1905. Leur importance pour l'avenir dépassait
| + | |
− | celle des quelques réalisations concrètes immédiates.
| + | |
− | Tout d'abord - nous l'avons déjà signalé - la "
| + | |
− | légende du tzar " s'évanouit. Les yeux des ''vastes masses''
| + | |
− | s'ouvrirent sur la véritable nature du régime et sur la nécessité
| + | |
− | vitale pour le pays de s'en débarrasser. L'absolutisme et le tzarisme
| + | |
− | furent moralement détrônés.
| + | |
− | Ce n'est pas tout. Du même coup, les masses populaires se tournèrent
| + | |
− | enfin vers les éléments qui, depuis longtemps, combattaient
| + | |
− | ce régime : vers les milieux intellectuels d'avant-garde, vers les
| + | |
− | partis politiques de gauche, vers les révolutionnaires en général.
| + | |
− | Ainsi, un contact solide et assez large s'établit entre les milieux
| + | |
− | avancés et la masse du peuple. Désormais ce contact allait
| + | |
− | pouvoir s'étendre, s'approfondir, se consolider. Le " paradoxe russe
| + | |
− | " avait vécu.
| + | |
− | Deux points capitaux étaient donc acquis. D'une part, il existait
| + | |
− | un élément ''matériel'' auquel une révolution
| + | |
− | éventuelle pouvait " s'accrocher " : c'était la ''Douma.''
| + | |
− | D'autre part, l'obstacle ''moral'' qui barrait la route à toute
| + | |
− | révolte de vaste envergure s'était effondré : ''les
| + | |
− | masses avaient compris le mal'' et allaient enfin rejoindre leurs avant-postes
| + | |
− | dans la lutte pour la libération.
| + | |
− | ''Le terrain pour la prochaine révolution décisive était
| + | |
− | prêt.'' Tel fut l'important " Actif " de la secousse de 1905.
| + | |
− | Hélas ! son " Passif " était également lourd de
| + | |
− | conséquences .
| + | |
− | ''Matériellement -'' et malheureusement - ''le mouvement
| + | |
− | de'' 1905 ''ne put aboutir à la création d'un organisme
| + | |
− | ouvrier de classe'' : ni syndicaliste ni même purement syndical
| + | |
− | ou professionnel. Le droit d'organisation ne fut pas conquis par les masses
| + | |
− | laborieuses. Celles-ci restèrent sans liaison ni organisation.
| + | |
− | ''Moralement,'' cet état de choses les prédisposait
| + | |
− | à devenir, dans la prochaine révolution, ''I'enjeu inconscient
| + | |
− | des partis politiques,'' de leurs néfastes rivalités, de
| + | |
− | leur abominable lutte pour le pouvoir où les travailleurs n'avaient
| + | |
− | rien à gagner ou, plutôt, avaient tout à perdre.
| + | |
− | Ainsi, l'absence, à l'entrée de la Révolution,
| + | |
− | d'un mouvement et d'un organisme ouvriers proprement dits ouvrait toutes
| + | |
− | grandes les portes à la prédominance - que dis-je ? - Ã
| + | |
− | la domination future de tel ou tel autre ''parti politique,'' au détriment
| + | |
− | de la véritable action et de la vraie cause ''des travailleurs
| + | |
− | .''
| + | |
− | Le lecteur verra plus loin que, en effet, le poids énorme de
| + | |
− | ce " Passif " sera fatal pour la Révolution de 1917 : il finira
| + | |
− | par l'écraser.
| + | |
− | Quelques mots sont à dire ici sur le sort personnel de Nossar-Khroustaleff,
| + | |
− | premier président du premier Soviet ouvrier de Saint-Pétersbourg.
| + | |
− | Arrêté lors de la " liquidation " du mouvement (fin 1905),
| + | |
− | Nossar fut jugé et condamné à être exilé
| + | |
− | en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l'étranger.
| + | |
− | Mais, de même que Gapone, il ne sut pas s'adapter à une nouvelle
| + | |
− | existence et encore moins se soumettre à un travail régulier.
| + | |
− | Certes, il ne mena pas une vie de débauche, il ne commit aucun acte
| + | |
− | de trahison. Mais il traîna à l'étranger une existence
| + | |
− | déréglée, misérable, malheureuse.
| + | |
− | Cela continua ainsi jusqu'à la Révolution de 1917. Dès
| + | |
− | le déclenchement de celle-ci, il se précipita - comme tant
| + | |
− | d'autres - en son pays et y participa aux luttes révolutionnaires.
| + | |
− | Il n'y joua, cependant, aucun rôle de premier plan.
| + | |
− | Ensuite, on le perdit de vue. D'après certaines informations,
| + | |
− | d'une source digne de foi, il se dressa finalement contre les bolcheviks
| + | |
− | et fut fusillé par ceux-ci.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''La «Pause» (1905-1907)'''===
| + | |
− | | + | |
− | Les douze années - exactement - qui séparèrent
| + | |
− | la véritable Révolution de son ébauche, ou 1' " explosion"
| + | |
− | de la "secousse", n'apportèrent rien de saillant au point de vue
| + | |
− | révolutionnaire. Au contraire, ce fut la réaction qui triompha
| + | |
− | bientôt sur toute la ligne. Notons, toutefois, quelques grèves
| + | |
− | retentissantes et une tentative de révolte dans la flotte de la
| + | |
− | Baltique, à Cronstadt, sauvagement réprimée.
| + | |
− | Le sort de la Douma fut la manifestation la plus éclatante de
| + | |
− | cette période.
| + | |
− | La Douma commença à siéger en mai 1906, Ã
| + | |
− | Saint-Pétersbourg. Un enthousiasme populaire débordant l'accueillit
| + | |
− | à sa naissance. Malgré toutes les machinations du gouvernement,
| + | |
− | elle s'avéra nettement d'opposition. Le parti constitutionnel-démocrate
| + | |
− | la domina par le nombre et la qualité de ses représentants.
| + | |
− | Le professeur de l'Université de Moscou, S. Mouromtzeff, un des
| + | |
− | membres les plus éminents de ce parti, fut élu président
| + | |
− | de l'Assemblée. Les députés de gauche - sociaux-démocrates
| + | |
− | et socialistes-révolutionnaires " travaillistes " - y formaient
| + | |
− | également un bloc imposant. La population entière suivait
| + | |
− | les travaux de la Douma avec un intérêt passionné.
| + | |
− | Tous les espoirs volaient vers elle. On en attendait au moins des réformes
| + | |
− | larges, justes, efficaces.
| + | |
− | Mais, dès le premier contact, une hostilité - sourde d'abord,
| + | |
− | de plus en plus ouverte par la suite - s'établit entre le " Parlement
| + | |
− | " et le gouvernement. Ce dernier entendait traiter la Douma de haut en
| + | |
− | bas, avec un dédain qu'il ne masquait même pas. Il la tolérait
| + | |
− | à peine. Il l'admettait difficilement même à titre
| + | |
− | d'institution purement consultative. La Douma, elle, cherchait, au contraire,
| + | |
− | à s'imposer comme une institution législative, constitutionnelle.
| + | |
− | Les rapports entre l'un et l'autre devenaient de plus en plus tendus.
| + | |
− | Naturellement, le peuple prenait parti pour la Douma. La situation du
| + | |
− | gouvernement devenait désavantageuse, ridicule, voire dangereuse.
| + | |
− | Toutefois, une révolution immédiate n'était pas Ã
| + | |
− | craindre. Le gouvernement le savait. Et puis, il comptait sur sa police
| + | |
− | et ses troupes. Il se décida donc bientôt à une mesure
| + | |
− | énergique. Le nouveau ministre à poigne, Stolypine, s'en
| + | |
− | chargea. Il prit pour prétexte un projet d' " Appel au Peuple ",
| + | |
− | élaboré par la Douma et se rapportant surtout au problème
| + | |
− | agraire.
| + | |
− | Un beau matin les " députés " trouvèrent les portes
| + | |
− | de la Douma closes et gardées militairement. Police et troupes paradaient
| + | |
− | dans les rues. La Douma - nommée " première Douma " - était
| + | |
− | dissoute. Un décret officiel annonça et " expliqua " ce geste
| + | |
− | à la population, Cela se passait en été 1906.
| + | |
− | A part une longue série d'attentats et quelques émeutes
| + | |
− | éparses dont les plus importantes furent celles de Svéaborg
| + | |
− | et de Cronstadt (la deuxième depuis peu de temps, une première
| + | |
− | ayant eu lieu en octobre 1905 ), le pays resta tranquille.
| + | |
− | Quant aux députés eux-mêmes, ils n'osèrent
| + | |
− | pas résister efficacement. Le fait s'explique aisément. Résister,
| + | |
− | signifiait reprendre l'action révolutionnaire. Or, on sentait partout
| + | |
− | que la Révolution était, pour le moment, impuissante. (D'ailleurs,
| + | |
− | si la situation avait été autre, le gouvernement n'aurait
| + | |
− | pas osé dissoudre la Douma, surtout de cette façon insolente.
| + | |
− | Il se sentait vraiment fort et, pour l'instant, il ne se trompait pas.)
| + | |
− | La bourgeoisie était bien trop faible pour songer à une révolution
| + | |
− | favorable à ses intérêts. Et quant aux masses laborieuses
| + | |
− | et à leurs partis, de ce côté-là on ne se sentait
| + | |
− | pas non plus prêt à affronter une révolution,
| + | |
− | Donc, tous les députés se soumirent à la dissolution.
| + | |
− | D'autant que le décret ne supprimait pas la Douma, mais annonçait
| + | |
− | de nouvelles élections à brève échéance,
| + | |
− | sur des bases quelque peu modifiées. Les " représentants
| + | |
− | du peuple " se bornèrent à lancer une note de protestation
| + | |
− | contre cet acte arbitraire. Pour élaborer cette note en toute liberté,
| + | |
− | les ex-députés - il s'agissait surtout des membres du parti
| + | |
− | constitutionnel-démocrate - se rendirent dans une ville de Finlande
| + | |
− | (où ils étaient plus à l'abri grâce Ã
| + | |
− | une certaine législation indépendante de cette partie de
| + | |
− | l'Empire russe) : la ville de Vyborg, ce qui fit baptiser cette note "
| + | |
− | l'Appel de Vyborg ". Après quoi, ils retournèrent tranquillement
| + | |
− | chez eux.
| + | |
− | Malgré le caractère anodin de leur " révolte ",
| + | |
− | ils furent juges quelque temps après par un tribunal spécial
| + | |
− | et condamnés à des peines d'ailleurs légères,
| + | |
− | (Ils perdirent, toutefois, le droit d'être réélus Ã
| + | |
− | la Douma).
| + | |
− | Un seul député, jeune paysan du département de
| + | |
− | Stavropol, le " travailliste " Onipko, ne se résigna pas. Ce fut
| + | |
− | lui l'animateur du soulèvement de Cronstadt. Saisi sur place, il
| + | |
− | faillit être passé par les armes. Certaines interventions
| + | |
− | et certaines craintes le sauvèrent. Finalement, il fut jugé
| + | |
− | et condamné à l'exil en Sibérie. Il réussit
| + | |
− | à s'évader et se réfugia à l'étranger.
| + | |
− | Il retourna en Russie en 1917. Son sort ultérieur nous est inconnu.
| + | |
− | D'après certaines indications très sérieuses, il continua
| + | |
− | la lutte comme membre du parti socialiste-révolutionnaire de droite,
| + | |
− | se dressa contre les bolchéviks et périt fusillé par
| + | |
− | eux.
| + | |
− | Aussitôt après la dissolution de la " première Douma
| + | |
− | ", le gouvernement remania la loi électorale, recourut sans scrupules
| + | |
− | à d'autres mesures et manoeuvres préventives et convoqua
| + | |
− | la " deuxième Douma ". Beaucoup plus modérée dans
| + | |
− | ses gestes et, surtout, plus médiocre que la première, elle
| + | |
− | parut encore " trop révolutionnaire " au gouvernement. Il est vrai
| + | |
− | que, en dépit de toutes les machinations, elle comptait beaucoup
| + | |
− | de députés de gauche. Elle fut dissoute à son tour.
| + | |
− | Cette fois, la loi électorale fut sensiblement modifiée.
| + | |
− | Du reste, la population perdit bientôt tout intérêt
| + | |
− | à l'activité - ou, plutôt, à l'inactivité
| + | |
− | - de la Douma, sauf à quelques rares moments où une affaire
| + | |
− | passionnante ou un discours retentissant attiraient l'attention pour peu
| + | |
− | de temps.
| + | |
− | La deuxième Douma dissoute, on arriva ainsi à une troisième
| + | |
− | et, enfin, à une quatrième Douma. Cette dernière -instrument
| + | |
− | tout à fait docile entre les mains du gouvernement réactionnaire
| + | |
− | - put traîner sa morne et stérile existence jusqu'Ã
| + | |
− | la Révolution de 1917.
| + | |
− | En tant que réformes, lois utiles, etc., la Douma n'aboutit Ã
| + | |
− | rien. Mais sa présence ne resta pas absolument sans résultat.
| + | |
− | Les discours-critiques de certains députés de l'opposition,
| + | |
− | l'attitude du tzarisme en face des problèmes brûlants de l'heure,
| + | |
− | l'impuissance même du " Parlement " à les résoudre
| + | |
− | tant que l'absolutisme s'obstinerait à rester debout, tous ces faits
| + | |
− | éclairaient de plus en plus les vastes masses de la population sur
| + | |
− | la véritable nature du régime, sur le rôle de la bourgeoisie,
| + | |
− | sur les tâches à remplir, sur les programmes des partis politiques,
| + | |
− | etc. Pour la population russe, toute cette période fut, en somme,
| + | |
− | une longue et féconde " leçon expérimentale ", la
| + | |
− | seule possible en l'absence d'autres moyens d'éducation politique
| + | |
− | et sociale.
| + | |
− | Deux processus parallèles caractérisent surtout la période
| + | |
− | en question : d'une part, la dégénérescence accélérée,
| + | |
− | définitive - la " pourriture " est le vrai mot - du système
| + | |
− | absolutiste ; d'autre part, l'évolution rapide de la conscience
| + | |
− | des masses.
| + | |
− | Les indices incontestables de la décomposition du tzarisme étaient
| + | |
− | connus à l'étranger. L'attitude et le train de vie de la
| + | |
− | Cour Impériale appartenaient à ce genre " classique " qui,
| + | |
− | généralement, précède la chute des monarchies.
| + | |
− | L'incapacité et l'indifférence de Nicolas II, le crétinisme
| + | |
− | et la vénalité de ses ministres et fonctionnaires, le mysticisme
| + | |
− | vulgaire qui s'empara du " monarque " et de sa famille (la fameuse épopée
| + | |
− | du pope Raspoutine, etc. ), cet ensemble de phénomènes n'était
| + | |
− | un secret pour personne à l'étranger.
| + | |
− | Beaucoup moins connus étaient les changements profonds qui s'effectuaient
| + | |
− | dans la psychologie des masses populaires. Et, cependant, l'état
| + | |
− | d'âme d'un homme du peuple de l'an 1912, par exemple, n'avait plus
| + | |
− | rien de commun avec sa mentalité primitive d'avant 1905. Des couches
| + | |
− | populaires tous les jours plus vastes devenaient nettement antitzaristes.
| + | |
− | Seule la réaction féroce, interdisant toute organisation
| + | |
− | ouvrière et toute propagande politique ou sociale, empêchait
| + | |
− | les masses de fixer définitivement leurs idées.
| + | |
− | Ainsi, l'absence de faits révolutionnaires saillants ne signifiait
| + | |
− | nullement un arrêt du processus révolutionnaire. Celui-ci
| + | |
− | continuait sous le manteau, dans les esprits, surtout, d'une façon
| + | |
− | intense.
| + | |
− | En attendant, tous les problèmes vitaux restaient en suspens.
| + | |
− | Le pays se trouvait dans une impasse. ''Une révolution violente
| + | |
− | et décisive devenait inévitable.'' Il ne manquait plus
| + | |
− | que l'impulsion et les armes.
| + | |
− | C'est dans ces conditions qu'éclata la guerre de 1914. Elle offrit
| + | |
− | bientôt aux masses l'impulsion nécessaire et les armes indispensables.
| + | |
− | | + | |
− | =='''L'explosion (1917)'''==
| + | |
− | ==='''Guerre et révolution'''===
| + | |
− | | + | |
− | ===='''Pour la dernière fois le tzarisme et la Révolution sont aux prises.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Tout comme les gouvernements des autres pays, celui du tzar
| + | |
− | réussit à réveiller dans les masses, au début
| + | |
− | de la guerre, toute la gamme des mauvais instincts, des passions dues Ã
| + | |
− | un atavisme animal, des sentiments néfastes tels que : le nationalisme,
| + | |
− | le chauvinisme, etc.
| + | |
− | Comme partout ailleurs, en Russie également, des millions d'hommes
| + | |
− | furent dupés, désorientés, fascinés et contraints
| + | |
− | à courir vers les frontières, tel un troupeau de bêtes
| + | |
− | Ã l'abattoir.
| + | |
− | Les graves, les vrais problèmes de l'heure furent abandonnés,
| + | |
− | oubliés.
| + | |
− | Les quelques premiers " succès " obtenus par les troupes russes
| + | |
− | réchauffèrent davantage encore " le grand enthousiasme du
| + | |
− | peuple ".
| + | |
− | Toutefois, une note particulière se mêlait à ce
| + | |
− | concert artificiel et dirigé ; une " idée " bien ancrée
| + | |
− | dans les esprits se cachait derrière cet " enthousiasme ". C'est
| + | |
− | entendu - raisonnait-on un peu partout, dans le peuple et dans l'armée
| + | |
− | - on se battra et on vaincra. Mais, que le gouvernement ne s'y trompe pas
| + | |
− | ! La guerre terminée, nous lui présenterons la note. En récompense
| + | |
− | de notre dévouement et de nos sacrifices, nous exigerons le changement
| + | |
− | définitif du régime. Nous revendiquerons nos droits, nos
| + | |
− | libertés... Cela ne pourra pas continuer ainsi après la guerre...
| + | |
− | Et les soldats chuchotaient : " La guerre finie, on gardera les armes,
| + | |
− | Ã tout hasard. "
| + | |
− | Cependant, assez rapidement, la face des choses changea en Russie. La
| + | |
− | série des défaites commença et, avec elles, revinrent
| + | |
− | les inquiétudes, les déceptions amères, le mécontentement
| + | |
− | aigu, la colère du peuple.
| + | |
− | La guerre coûtait terriblement cher, en argent et surtout en hommes.
| + | |
− | Des millions de vies humaines durent être sacrifiées, sans
| + | |
− | aucune utilité, sans la moindre compensation. De nouveau, le régime
| + | |
− | témoigna ouvertement de son incapacité, de sa pourriture,
| + | |
− | de sa faillite. De plus, certaines défaites, qui coûtèrent
| + | |
− | pourtant des monceaux de victimes, restèrent inexplicables, mystérieuses,
| + | |
− | suspectes. A travers tout le pays on parla bientôt, non seulement
| + | |
− | de négligences criminelles, d'incapacité flagrante, mais
| + | |
− | surtout de vénalité des autorités, d'espionnage dans
| + | |
− | le commandement suprême, de l'origine allemande de la dynastie et
| + | |
− | de plusieurs chefs, enfin de haute trahison à la Cour même.
| + | |
− | On accusait, presque ouvertement, des membres de la famille impériale
| + | |
− | de nourrir des sympathies pour la cause allemande, de s'entendre directement
| + | |
− | même avec l'ennemi. On appelait l'impératrice presque publiquement,
| + | |
− | avec haine et mépris : " la Boche ". Des bruits alarmants, sinistres,
| + | |
− | couraient dans le peuple.
| + | |
− | La Cour, d'abord, s'en inquiéta peu. Par la suite, quelques mesures
| + | |
− | furent prises - tardivement et maladroitement. Etant, en outre, de pure
| + | |
− | forme, elles restèrent inefficaces, ne satisfirent personne et n'arrangèrent
| + | |
− | rien.
| + | |
− | Pour remonter le moral des troupes et du peuple, Nicolas II assuma lui-même
| + | |
− | le commandement suprême, du moins nominalement. Il se rendit sur
| + | |
− | le front. Mais ce geste ne changea rien à la situation générale
| + | |
− | qui s'aggravait de jour en jour et contre laquelle le tzar, absolument
| + | |
− | incapable et inactif, restait impuissant. Tout se désagrégeait,
| + | |
− | à l'armée et à l'intérieur du pays.
| + | |
− | En désespoir de cause, plusieurs complots furent fomentés
| + | |
− | dans les cercles libéraux et même dans l'entourage immédiat
| + | |
− | du tzar. On envisagea de le faire abdiquer en faveur d'un monarque plus
| + | |
− | " Ã la page " et plus populaire : le grand-duc Nicolas, oncle du
| + | |
− | tzar, par exemple, " pour
| + | |
− | sauver la guerre et aussi la dynastie " dont tout le monde pressentait
| + | |
− | la chute imminente.
| + | |
− | On commença par supprimer le néfaste Raspoutine. Mais
| + | |
− | quant à la suite, on hésita, on traîna, les conspirateurs
| + | |
− | n'arrivant pas à se mettre d'accord.
| + | |
− | Les choses en étaient là lorsque, brutalement, éclata
| + | |
− | l'explosion de février.
| + | |
− | Ce ne furent pas tant les événements d'ordre militaire,
| + | |
− | ni les bruits sur les trahisons et l'attitude de la Cour, ni même
| + | |
− | l'incapacité et l'impopularité personnelles du tzar, qui
| + | |
− | déclenchèrent cette brusque explosion.
| + | |
− | Ce qui désespéra les masses du peuple, ce qui fit déborder
| + | |
− | la coupe, ce fut surtout ''la désorganisation complète de
| + | |
− | la vie économique - voire de la vie tout court - à l'intérieur
| + | |
− | du pays.'' La désorganisation est telle, avoua le ministre Krivochéine
| + | |
− | en parlant des administrations et de tous les services de l'Etat, qu'on
| + | |
− | se dirait dans un asile d'aliénés. " C'est dans ce domaine
| + | |
− | que l'impuissance du gouvernement tzariste et les effets désastreux
| + | |
− | de sa conduite imposèrent aux masses une action urgente et décisive.
| + | |
− | Tous les pays belligérants éprouvèrent
| + | |
− | vers la même époque de grandes difficultés, d'ordre
| + | |
− | économique et financier, résultant de la nécessité
| + | |
− | de nourrir et de ravitailler en toutes matières des millions d'hommes
| + | |
− | sur l'immensité démesurée des fronts et d'assurer,
| + | |
− | en même temps, la vie normale à l'intérieur. Partout
| + | |
− | cette double tâche exigea une grande tension de forces. Mais partout
| + | |
− | - même en Allemagne où la situation était particulièrement
| + | |
− | difficile - elle fut résolue avec plus ou moins de succès.
| + | |
− | Partout, sauf en Russie où l'on ne sut rien prévoir rien
| + | |
− | prévenir, rien organiser.'''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%286%29 (6)]'''
| + | |
− | Ajoutons que les effets terribles de cette désagrégation
| + | |
− | totale du Pouvoir et de l'Etat se seraient manifestés plus tôt
| + | |
− | si les efforts déployés par certaines forces vives du pays,
| + | |
− | telles que : " l'Union des villes ", le " Comité de l'Industrie
| + | |
− | de guerre " et autres, surgies de leur propre initiative, n'étaient
| + | |
− | arrivés à pourvoir, dans une certaine mesure, aux besoins
| + | |
− | les plus pressants de l'armée et du pays.
| + | |
− | L'activité énergique et heureuse de ces organismes ainsi
| + | |
− | que des " zemstvos ", des municipalités, etc., - activité
| + | |
− | qui, soulignons-le, se déployait et s'imposait d'elle-même,
| + | |
− | à l'encontre des lois et des résistances bureaucratiques
| + | |
− | - apporta aussi un résultat ''moral'' très important.
| + | |
− | Tous les jours, à l'armée comme à l'intérieur,
| + | |
− | on se rendait pratiquement compte, non seulement de la faillite totale
| + | |
− | du tzarisme, mais encore ''de la présence d'éléments
| + | |
− | parfaitement capables de le remplacer,'' et aussi de la façon
| + | |
− | ignoble dont le régime agonisant, craignant ces éléments,
| + | |
− | gênait leur action, entraînant ainsi le pays entier vers une
| + | |
− | catastrophe.
| + | |
− | Quotidiennement, le peuple et l'armée voyaient de leurs propres
| + | |
− | yeux que c'étaient bien ces Comités et ces Unions libres
| + | |
− | qui, par leur initiative et avec un dévouement sublime, assuraient
| + | |
− | la production, organisaient les transports, surveillaient les stocks, garantissaient
| + | |
− | les arrivages et les distributions de vivres et des munitions, etc. Et,
| + | |
− | quotidiennement, le peuple et l'armée voyaient le gouvernement ''s'opposer''
| + | |
− | à cette activité indispensable et ''l'empêcher,''
| + | |
− | sans aucun souci des intérêts du pays.
| + | |
− | Cette dernière " préparation morale " de l'armée
| + | |
− | et de la population à la chute du tzarisme et à son remplacement
| + | |
− | par d'autres éléments eut une immense portée. Elle
| + | |
− | acheva le processus pré-révolutionnaire. Elle mit la dernière
| + | |
− | main à l'oeuvre préparatoire.
| + | |
− | En janvier 1917 la situation devint intenable. Le chaos économique,
| + | |
− | la misère de la population travailleuse, la désorganisation
| + | |
− | sociale atteignirent un point tel que les habitants de quelques grandes
| + | |
− | villes - Pétrograd, notamment - commencèrent à manquer
| + | |
− | non seulement de combustibles, de vêtements, de viande, de beurre,
| + | |
− | de sucre, etc., mais même de pain.
| + | |
− | Dans le courant du mois de février cette situation s'aggrava
| + | |
− | encore. En dépit des efforts déployés par la Douma,
| + | |
− | les " zemstvos ", les municipalités, les Comités et les Unions,
| + | |
− | non seulement la population des villes se vit vouée à la
| + | |
− | famine, mais encore l'approvisionnement de l'armée devint tout Ã
| + | |
− | fait défectueux. Et, en même temps, la débâcle
| + | |
− | militaire s'avérait complète.
| + | |
− | Fin février, ''il était absolument et définitivement
| + | |
− | impossible pour le pays - impossible matériellement et moralement
| + | |
− | - de continuer 1e guerre.'' Et il était absolument et définitivement
| + | |
− | impossible pour la population laborieuse des villes de se procurer des
| + | |
− | vivres.
| + | |
− | Le tzarisme ne voulait rien savoir. Aveuglément, il s'obstinait
| + | |
− | à faire tourner la vieille machine, complètement détraquée
| + | |
− | Et en guise de remède, il recourait, comme toujours, à la
| + | |
− | répression, à la violence contre les hommes actifs ou les
| + | |
− | militants des partis politiques.
| + | |
− | C'est de l'impossibilité, pour le peuple, de continuer la guerre
| + | |
− | et de traîner une existence de famine, d'une part, et de l'obstination
| + | |
− | aveugle du tzarisme, d'autre part, que naquit la Révolution, deux
| + | |
− | ans et demi après " le grand enthousiasme ".
| + | |
− | Le 24 février des troubles commencèrent à Pétrograd.
| + | |
− | Provoqués surtout par le manque de vivres, ils ne paraissaient pas
| + | |
− | devoir s'aggraver. Mais le lendemain, 25 février 1917 (vieux style),
| + | |
− | les événements prirent une tournure aiguë : les ouvriers
| + | |
− | de la capitale, se sentant solidaires avec le pays entier, se trouvant
| + | |
− | en extrême agitation depuis des semaines, affamés et ne recevant
| + | |
− | même plus de pain, descendirent en masse dans les rues, manifestèrent
| + | |
− | bruyamment et refusèrent net de se disperser.
| + | |
− | Ce premier jour, toutefois, les manifestations restèrent prudentes
| + | |
− | et inoffensives. En masses compactes, les ouvriers, avec leurs femmes et
| + | |
− | enfants, remplissaient les rues et criaient : " Du pain ! Du pain ! Nous
| + | |
− | n'avons rien à manger ! Qu'on nous donne du pain ou qu'on nous fusille
| + | |
− | tous ! Nos enfants meurent de faim ! Du pain ! Du pain ! "
| + | |
− | Le gouvernement dépêcha contre les manifestants, en plus
| + | |
− | de la police, débordée, des détachements de troupes
| + | |
− | à cheval, des cosaques. Or, il y avait peu de troupes à Pétrograd
| + | |
− | (sauf des réservistes, peu sûrs). Ensuite, les ouvriers ne
| + | |
− | furent nullement effrayés : ils offraient aux soldats leurs poitrines
| + | |
− | ; ils prenaient ''leurs'' enfants ''sur les'' bras et criaient aux
| + | |
− | soldats : " Tuez-nous tous si vous l'osez ! Mieux vaut mourir d'une balle
| + | |
− | que crever de faim !... " Enfin - et ce fut le point capital dans l'affaire
| + | |
− | - presque partout les soldats, sourire aux lèvres, trottaient prudemment
| + | |
− | à travers la foule, sans faire usage de leur armes, sans écouter
| + | |
− | le commandement des officiers. Ceux-ci d'ailleurs n'insistaient pas. Par
| + | |
− | endroits, les soldats fraternisaient avec les ouvriers, allant même
| + | |
− | jusqu'à leur remettre leurs fusils, descendre de cheval et se mêler
| + | |
− | au peuple. Naturellement, cette attitude des troupes encouragea les masses.
| + | |
− | Çà et là , pourtant, la police et les cosaques chargèrent
| + | |
− | des groupes de manifestants porteurs de drapeaux rouges. Il y eut quelques
| + | |
− | tués et blessés.
| + | |
− | Dans les casernes de la capitale et de la banlieue les régiments
| + | |
− | en garnison hésitaient encore à prendre parti pour la Révolution.
| + | |
− | Et le gouvernement de son côté, hésitait à les
| + | |
− | faire sortir pour la combattre.
| + | |
− | Le 26 février au matin un fait nouveau se produisit : par décret,
| + | |
− | le gouvernement déclara la Douma dissoute.
| + | |
− | Ce fut une sorte de déclic que tout le monde semblait attendre
| + | |
− | pour passer à une action décisive. La nouvelle, connue partout
| + | |
− | en un clin d'oeil, éperonna les événements. A partir
| + | |
− | de ce moment, les manifestations tournèrent nettement en mouvement
| + | |
− | révolutionnaire. Des cris : " A bas le tzarisme ! A bas la guerre
| + | |
− | ! Vive la Révolution ! " retentirent dans la foule dont l'attitude
| + | |
− | devenait maintenant d'heure en heure plus décidée et menaçante.
| + | |
− | Un peu partout, les manifestants attaquaient résolument la police.
| + | |
− | Plusieurs édifices administratifs furent incendiés notamment
| + | |
− | le Palais de Justice. Les rues se hérissèrent de barricades.
| + | |
− | Bientôt apparurent de nombreux drapeaux rouges. Les soldats gardaient
| + | |
− | toujours une neutralité bienveillante ; mais, de plus en plus fréquemment,
| + | |
− | ils se mêlaient à la foule. Le gouvernement pouvait de moins
| + | |
− | en moins compter sur ses troupes.
| + | |
− | Il lança alors contre les rebelles toutes les forces policières
| + | |
− | de la capitale. Les policiers formèrent à la hâte des
| + | |
− | détachements d'attaque massive. Ils installèrent des mitrailleuses
| + | |
− | en plusieurs endroits sur les toits des maisons et même sur quelques
| + | |
− | églises. Ils occupèrent tous les points stratégiques.
| + | |
− | Ensuite ils commencèrent une offensive générale contre
| + | |
− | les masses en émeute.
| + | |
− | La lutte fut chaude durant toute cette journée du 26 février.
| + | |
− | En beaucoup d'endroits la police fut délogée, ses agents
| + | |
− | massacrés et ses mitrailleuses réduites au silence.
| + | |
− | Mais ailleurs, les forces policières résistaient avec
| + | |
− | acharnement.
| + | |
− | Le tzar, qui se trouvait sur le front, fut prévenu télégraphiquement
| + | |
− | de la gravité des événements. En attendant, ''la
| + | |
− | Douma décida de siéger en permanence et de ne pas céder
| + | |
− | aux tentatives de dissolution.''
| + | |
− | | + | |
− | ==='''Le triomphe de la révolution'''===
| + | |
− | | + | |
− | L'action décisive se joua le 27 février.
| + | |
− | Dès le matin, des régiments entiers de la garnison cessant
| + | |
− | toute hésitation, se mutinèrent, sortirent de leurs casernes,
| + | |
− | armes à la main, et occupèrent en ville certains points stratégiques,
| + | |
− | après de brèves escarmouches avec la police. La Révolution
| + | |
− | gagnait du terrain.
| + | |
− | A un moment donné, une masse épaisse de manifestants,
| + | |
− | particulièrement menaçante, décidée et partiellement
| + | |
− | armée, se rassembla sur la place dite " Znamenskaïa " et aux
| + | |
− | abords de la gare " Nicolaïevsky ". Le gouvernement envoya deux régiments
| + | |
− | de cavalerie de la Garde Impériale, les seuls dont il pouvait encore
| + | |
− | disposer, ainsi que de forts détachements de police à pied
| + | |
− | et à cheval. Les troupes devaient appuyer et achever l'action des
| + | |
− | policiers.
| + | |
− | Après les sommations d'usage, l'officier de la police donna l'ordre
| + | |
− | de charger. Mais alors se produisit ce nouveau et dernier " miracle " :
| + | |
− | l'officier commandant les régiments de la Garde leva son sabre et,
| + | |
− | au cri de : " Chargeons la police, en avant ! ", lança les deux
| + | |
− | régiments contre les forces policières. En un clin d'oeil
| + | |
− | celles-ci furent culbutées, renversées, écrasées.
| + | |
− | Bientôt, la dernière résistance de la police fut
| + | |
− | brisée. Les troupes révolutionnaires s'emparèrent
| + | |
− | de l'arsenal et occupèrent tous les points vitaux de la ville. Entourés
| + | |
− | d'une foule en délire, des régiments se rendirent, drapeaux
| + | |
− | déployés, au Palais de Tauride où siégeait
| + | |
− | la Douma - la pauvre " quatrième Douma " - et se mirent Ã
| + | |
− | sa disposition.
| + | |
− | Un peu plus tard, les derniers régiments de la garnison de Pétrograd
| + | |
− | et de la banlieue se joignirent au mouvement. Le tzarisme n'avait plus
| + | |
− | de force armée à lui dans la région de la capitale.
| + | |
− | La population était libre. La Révolution triomphait.
| + | |
− | Les événements qui suivirent sont suffisamment connus.
| + | |
− | Un gouvernement provisoire, comprenant des membres influents de la Douma,
| + | |
− | fut formé et acclamé frénétiquement par le
| + | |
− | peuple.
| + | |
− | La province se joignit avec enthousiasme à la Révolution.
| + | |
− | Quelques troupes prélevées en hâte sur le front,
| + | |
− | et envoyées sur l'ordre du tzar contre la capitale rebelle, ne purent
| + | |
− | y parvenir : d'une part, les cheminots, Ã l'approche de la ville,
| + | |
− | refusèrent de les transporter ; d'autre part, les soldats cessèrent
| + | |
− | toute obéissance aux officiers et passèrent à la Révolution.
| + | |
− | Les uns retournèrent au front, d'autres se dispersèrent,
| + | |
− | tout simplement, Ã travers le pays.
| + | |
− | Le tzar lui-même, qui se rendait à la capitale par chemin
| + | |
− | de fer, vit son train s'arrêter à la station de Dno et rebrousser
| + | |
− | chemin jusqu'à Pskov. Là il fut rejoint par une délégation
| + | |
− | de la Douma et par des personnages militaires ralliés à la
| + | |
− | Révolution. Il fallait se rendre à l'évidence. Après
| + | |
− | quelques péripéties de détail, Nicolas-II signa son
| + | |
− | abdication, pour lui-même et pour son fils Alexis (le 2 mars).
| + | |
− | Un moment, le gouvernement provisoire songea à faire monter sur
| + | |
− | le trône le frère de l'ex-empereur : le grand-duc Michel.
| + | |
− | Mais celui-ci déclina l'offre. Il déclara que le sort du
| + | |
− | pays et de la dynastie devait être remis entre les mains d'une Assemblée
| + | |
− | Constituante régulièrement convoquée.
| + | |
− | Le front acclama la Révolution accomplie.
| + | |
− | Le tzarisme était tombé. L'Assemblée Constituante
| + | |
− | fut inscrite à l'ordre du jour. En attendant sa convocation, le
| + | |
− | gouvernement provisoire devenait l'autorité officielle, " reconnue
| + | |
− | et responsable ". Le premier acte de la Révolution victorieuse était
| + | |
− | terminé.
| + | |
− | Si nous avons raconté les faits de cette Révolution de
| + | |
− | février d'une façon assez détaillée, c'est
| + | |
− | pour en faire ressortir le point capital que voici :
| + | |
− | Une fois de plus, ''l'action des masses fut une action spontanée
| + | |
− | qui couronna logiquement, fatalement, une longue période d'expériences
| + | |
− | vécues et de préparation morale. Cette action ne fut ni organisée
| + | |
− | ni guidée par aucun parti politique. Soutenue par le peuple en armes
| + | |
− | - l'armée - elle fut victorieuse.'' L'élément
| + | |
− | ''d'organisation''
| + | |
− | devait intervenir - et intervint - immédiatement après.
| + | |
− | (Du reste, à cause de la répression, tous les organismes
| + | |
− | centraux des partis politiques de gauche, ainsi que leur leaders, se trouvaient,
| + | |
− | au moment de la Révolution, loin de Russie. Martoff, du parti social-démocrate
| + | |
− | ; Tchernoff, du parti socialiste-révolutionnaire ; Lénine,
| + | |
− | Trotsky, Lounatcharsky, Losovsky, Rykoff, Boukharine, etc., tous ces hommes
| + | |
− | vivaient à l'étranger. Ce ne fut qu'après la Révolution
| + | |
− | de février qu'ils regagnèrent leur pays.)
| + | |
− | Un autre point important est à dégager des événements
| + | |
− | :
| + | |
− | Une fois de plus, ''l'impulsion immédiate et concrète
| + | |
− | fut donnée à la Révolution par l'impossibilité
| + | |
− | absolue pour le pays de continuer la guerre :'' impossibilité
| + | |
− | qui, naturellement, se heurta à l'obstination du gouvernement.
| + | |
− | ''Cette
| + | |
− | impossibilité résulta de la désorganisation totale,
| + | |
− | du chaos inextricable où la guerre plongea le pays.''
| + | |
− | | + | |
− | ==='''Vers la Révolution sociale'''===
| + | |
− | ===='''Le Gouvernement Provisoire et les problèmes de la Révolution.'''====
| + | |
− | | + | |
− | Le gouvernement provisoire formé par la Douma était,
| + | |
− | bien entendu, nettement bourgeois et conservateur. Ses membres : Prince
| + | |
− | Lvoff, Goutchkoff, Milioukov et autres, appartenaient presque tous (sauf
| + | |
− | Kérensky, vaguement socialiste), politiquement au parti constitutionnel
| + | |
− | démocrate, socialement aux classes privilégiées. Pour
| + | |
− | eux, une fois l'absolutisme par terre, la Révolution était
| + | |
− | terminée. (En réalité, elle ne faisait que commencer.
| + | |
− | Maintenant, il s'agissait de " rétablir l'ordre ", d'améliorer
| + | |
− | peu à peu la situation générale à l'intérieur
| + | |
− | du pays sur le front, de " pousser " la guerre plus activement que jamais,
| + | |
− | lui insufflant un nouvel élan, et surtout de préparer tranquillement
| + | |
− | la convocation de l'Assemblée Constituante, laquelle devrait établir
| + | |
− | les nouvelles lois fondamentales du pays, le nouveau régime politique,
| + | |
− | le nouveau mode de gouvernement, etc. D'ici là , le peuple n'avait
| + | |
− | qu'à attendre patiemment, sagement, en bon enfant qu'il était,
| + | |
− | les faveurs que ses nouveaux maîtres voudraient bien lui octroyer.)
| + | |
− | Ces nouveaux maîtres, le gouvernement provisoire se les représentait,
| + | |
− | naturellement, comme de bons bourgeois modérés dont le pouvoir
| + | |
− | n'aurait rien à envier à ceux des autres pays " civilisés
| + | |
− | ".
| + | |
− | Les visées politiques du gouvernement provisoire ne dépassaient
| + | |
− | guère une bonne monarchie constitutionnelle. A la rigueur, certains
| + | |
− | de ses membres prévoyaient peut-être, timidement, une république
| + | |
− | bourgeoise très modérée.
| + | |
− | Le problème agraire, la question ouvrière, etc., devaient
| + | |
− | être résolus, par le futur gouvernement définitif,
| + | |
− | d'après les modèles occidentaux, lesquels " avaient fait
| + | |
− | leurs preuves ".
| + | |
− | En fin de compte, le gouvernement provisoire était plus ou moins
| + | |
− | sûr de pouvoir utiliser la période préparatoire, en
| + | |
− | l'allongeant au besoin, pour réduire au calme, à la discipline
| + | |
− | et à l'obéissance les masses populaires, au cas où
| + | |
− | ces dernières auraient manifesté trop violemment leur désir
| + | |
− | de dépasser les limites ainsi prévues. Il s'agissait ensuite
| + | |
− | d'assurer, par des manoeuvres de coulisse, des élections " normales
| + | |
− | ", pour aboutir, au moment voulu, à une Assemblée Constituante
| + | |
− | sage et droite, bourgeoise bien entendu.
| + | |
− | Il est plaisant de constater à quel point les " réalistes
| + | |
− | ", les hommes politiques " éprouvés ", les érudits,
| + | |
− | les économistes et les sociologues s'étaient trompés
| + | |
− | dans leurs prévisions et calculs. ''La réalité leur
| + | |
− | échappa complètement.''
| + | |
− | Je me rappelle avoir assisté à New-York, en avril ou mai
| + | |
− | 1917, à une grande conférence russe d'un honorable professeur
| + | |
− | qui fit une copieuse analyse de la composition et de l'action probables
| + | |
− | de la prochaine Assemblée Constituante. Je posai au respectable
| + | |
− | professeur une seule question : ''Que prévoyait-il pour le cas
| + | |
− | où la Révolution russe se passerait d'une Assemblée
| + | |
− | Constituante ?'' Assez dédaigneusement, assez ironiquement, l'éminent
| + | |
− | professeur dit, pour toute réponse, qu'il était, lui, " réaliste
| + | |
− | ", et que son contradicteur était certainement " un anarchiste dont
| + | |
− | l'hypothèse fantaisiste ne l'intéressait pas ". L'avenir
| + | |
− | démontra bientôt que le docte professeur se trompait magistralement
| + | |
− | et que ce fut précisément lui le " fantaisiste ". Dans son
| + | |
− | exposé de deux heures, il n'avait omis d'analyser qu'une seule éventualité
| + | |
− | : ''celle, précisément, qui devint réalité
| + | |
− | quelques mois après !...''
| + | |
− | Qu'il me soit permis de formuler, à ce propos. ici même,
| + | |
− | quelques appréciations personnelles.
| + | |
− | En 1917, MM. les " réalistes ", les hommes politiques, les écrivains,
| + | |
− | les professeurs - russes et étrangers - ont, à de très
| + | |
− | rares exceptions près, dédaigneusement et magistralement
| + | |
− | omis de prévoir le triomphe du ''bolchévisme'' dans la
| + | |
− | Révolution russe. De nos jours, ce bolchévisme triomphant
| + | |
− | étant - momentanément et pour un bref délai, historiquement
| + | |
− | parlant - un fait accompli, beaucoup de ces messieurs veulent bien l'admettre,
| + | |
− | s'y intéressent et s'en occupent. Ils admettent même - se
| + | |
− | trompant à nouveau magistralement - sa " grande importance positive
| + | |
− | " et " son triomphe mondial définitif ".
| + | |
− | Je suis absolument sûr qu'avec le même " réalisme
| + | |
− | ", la même " clairvoyance ", le même dédain d'abord,
| + | |
− | et le même savoir-faire ensuite, ces mêmes messieurs manqueront
| + | |
− | de prévoir à temps, pour l'accepter après coup, ''le
| + | |
− | triomphe - véritable et définitif - de l'idée libertaire
| + | |
− | dans la Révolution Sociale mondiale.''
| + | |
− | Le gouvernement provisoire ne se rendait certainement pas compte des
| + | |
− | obstacles insurmontables qui fatalement allaient se dresser devant lui.
| + | |
− | L'obstacle le plus sérieux était le caractère même
| + | |
− | des problèmes dont le gouvernement provisoire avait à se
| + | |
− | préoccuper avant la convocation de ''l'Assemblée Constituante.''
| + | |
− | (D'ailleurs, il n'envisageait nullement que le peuple travailleur pourrait
| + | |
− | ne pas vouloir attendre cette convocation et que c'était parfaitement
| + | |
− | son droit.)
| + | |
− | D'abord, le ''problème de la guerre.''
| + | |
− | Le peuple, désabusé, épuisé, continuait
| + | |
− | la guerre à contre-coeur ou, du moins, s'en désintéressait
| + | |
− | complètement. Et quant à l'armée, elle était
| + | |
− | à bout, physiquement et moralement. D'une part, l'état misérable
| + | |
− | où se trouvait le pays d'autre part la Révolution, l'ébranlèrent
| + | |
− | définitivement.
| + | |
− | Deux solutions se présentaient à l'esprit : soit cesser
| + | |
− | la guerre, conclure une paix séparée, démobiliser
| + | |
− | l'armée et se consacrer entièrement aux problèmes
| + | |
− | intérieurs ; soit faire l'impossible pour maintenir le front, sauvegarder
| + | |
− | la discipline, " remonter " le moral de l'armée et continuer la
| + | |
− | guerre coûte que coûte, au moins jusqu'à la convocation
| + | |
− | de l'Assemblée Constituante.
| + | |
− | La première solution était, évidemment, inadmissible
| + | |
− | pour un gouvernement bourgeois, " patriotique ", allié Ã
| + | |
− | d'autres belligérants et considérant comme un " déshonneur
| + | |
− | national " la rupture éventuelle de cette alliance. De plus, en
| + | |
− | tant que gouvernement " provisoire ", il se voyait obligé de suivre
| + | |
− | strictement la formule : pas de changement important avant la convocation
| + | |
− | de l'Assemblée Constituante qui aura pleins droits pour prendre
| + | |
− | toute décision.
| + | |
− | Le gouvernement provisoire adopta donc la seconde solution. Or, dans
| + | |
− | les conditions existantes, celle-ci était irréalisable.
| + | |
− | Il faut insister sur ce point qu'on ne met généralement
| + | |
− | pas assez en relief.
| + | |
− | Ni physiquement ni moralement la Russie ne pouvait continuer la guerre.
| + | |
− | L'obstination du gouvernement tzariste à ne pas comprendre ce fait
| + | |
− | fut la cause immédiate de la Révolution. Et puisque cette
| + | |
− | impossibilité persistait, tout gouvernement qui n'en tiendrait pas
| + | |
− | compte serait, en toute logique, renversé comme le fut le tzar.
| + | |
− | Certes, le gouvernement provisoire espérait pouvoir changer l'état
| + | |
− | de choses : faire cesser le chaos, réorganiser le pays, lui inspirer
| + | |
− | un nouveau souffle, etc. C'étaient là des illusions : ni
| + | |
− | le temps disponible, ni la situation générale, ni l'état
| + | |
− | d'esprit des masses ne le permettaient.
| + | |
− | La machine qui s'appelle " Etat bourgeois " fut brisée, en Russie,
| + | |
− | en février 1917. Ses buts et son activité furent toujours
| + | |
− | contraires aux intérêts et aux aspirations du peuple. Celui-ci
| + | |
− | étant devenu, pour l'instant, maître de ses destinées,
| + | |
− | elle ne pouvait plus être réparée et remise en fonctionnement.
| + | |
− | Car ''c'est le peuple qui -'' sous contrainte ou librement - ''fait
| + | |
− | fonctionner " la machine ",'' et non pas les gouvernants. L'appareil
| + | |
− | cassé ne pouvait ni exercer ni rétablir la contrainte. Or,
| + | |
− | ''librement,''
| + | |
− | le peuple ne " marchait " plus pour des buts qui n'étaient pas les
| + | |
− | siens.
| + | |
− | Il fallait ''remplacer'' l'appareil cassé par un autre, adapté
| + | |
− | Ã la nouvelle situation, au lieu de perdre du temps et des forces
| + | |
− | en de vaines tentatives pour le remettre en marche et le faire servir de
| + | |
− | nouveau.
| + | |
− | Le gouvernement bourgeois et nationaliste ne pouvait comprendre cela.
| + | |
− | Il insistait pour maintenir et " la machine " et le maudit héritage
| + | |
− | du régime déchu : la guerre. De ce côté déjà ,
| + | |
− | il se rendait de plus en plus impopulaire. Et, la machine étant
| + | |
− | brisée, il se trouva impuissant à passer outre, Ã
| + | |
− | ''imposer''
| + | |
− | sa volonté guerrière.
| + | |
− | Ce premier problème de l'heure - le plus grave, le plus immédiat
| + | |
− | - était ainsi fatalement voué à rester sans solution
| + | |
− | possible pour le gouvernement provisoire.
| + | |
− | Le deuxième probleme épineux était ''le problème
| + | |
− | agraire.''
| + | |
− | Les paysans - 85 pour 100 de la population - aspiraient à la
| + | |
− | possession de la terre. La Révolution donna à ces aspirations
| + | |
− | un élan irrésistible. Réduites à l'impuissance,
| + | |
− | exploitées et dupées depuis des siècles, les masses
| + | |
− | paysannes ne voulaient plus rien savoir, plus rien entendre. Il ''leur
| + | |
− | fallait la terre, coûte que coûte, et tout de suite, sans procédure
| + | |
− | ni cérémonie.''
| + | |
− | Déjà en novembre 1905, au Congrès paysan convoqué
| + | |
− | quelque peu après le Manifeste du 17 octobre (lorsque les " libertés
| + | |
− | " existaient encore), en prévision de la convocation de la Douma,
| + | |
− | nombreux furent les délégués porte-parole de ces aspirations.
| + | |
− | " Toute allusion à un rachat des terres, disait à ce Congrès
| + | |
− | le délégué des paysans de la région de Moscou,
| + | |
− | me révolte. On propose de dédommager les esclavagistes d'hier
| + | |
− | qui, même encore de nos jours, aidés des fonctionnaires, font
| + | |
− | de notre vie une course d'obstacles ! Ne les avons-nous pas déjÃ
| + | |
− | richement dédommagés par le fermage ? Impossible de compter
| + | |
− | les tonneaux de notre sang avec lequel nous avons arrosé la terre.
| + | |
− | Il y a mieux : c'est avec le lait de leurs seins que nos grand'mères
| + | |
− | élevaient des chiens de chasse pour ces messieurs. Ne serait-ce
| + | |
− | pas du rachat, ça ? Durant des siècles, nous n'étions
| + | |
− | que des grains de sable, jouets du vent. Et le vent, c'était eux.
| + | |
− | Et maintenant il faut les payer à nouveau ? Ah, non ! Pas besoin
| + | |
− | de pour-parlers diplomatiques : une seule voie est bonne - la voie révolutionnaire.
| + | |
− | Sinon, on nous trompera une fois de plus. Rien que parler d'un " rachat
| + | |
− | " est un compromis. Camarades, ne répétez pas l'erreur de
| + | |
− | vos pères ! En 1861 on a été plus malin que nous,
| + | |
− | et on nous a eus : on nous donna un petit peu pour que le peupIe ne prît
| + | |
− | pas tout. "
| + | |
− | " Nous ne leur avons jamais vendu la terre, disaient les paysans de
| + | |
− | la région d'Orel : nous n'avons donc pas à la racheter. Nous
| + | |
− | leur avons déjà assez payé en travaillant pour un
| + | |
− | prix inhumainement bas. Non ! en aucun cas, pas de rachat ! Monsieur n'a
| + | |
− | pas amené ses terres de la lune, ses grands-pères s'en étaient
| + | |
− | emparés "
| + | |
− | " Un rachat serait une injustice flagrante vis-Ã -vis du peuple,
| + | |
− | disaient les paysans de la région de Kazan : il faudrait même
| + | |
− | rendre au peuple, en même temps que la terre les redevanees payées.
| + | |
− | Car, au fond, ces messieurs n'ont jamais acheté la terre : ils ont
| + | |
− | su s'en saisir pour la vendre plus tard. C'est du vol ".
| + | |
− | " Comment - disaient des paysans à l'éminent savant N.
| + | |
− | Roubakine, entre 1897 et 1906 - comment, tous ces messieurs : Orloff, Demidoff,
| + | |
− | Balachoff, ont reçu leurs terres gratuitement des tzars et des tzarines
| + | |
− | en guise de cadeaux. Et il nous faut les racheter maintenant à de
| + | |
− | semblables prix ? Ce n''est pas seulement de l'injustice, c'est une franche
| + | |
− | volerie. "
| + | |
− | Voilà pourquoi les paysans ne voulaient plus attendre. Un peu
| + | |
− | partout, ils s'emparaient carrément des terres, chassant les propriétaires
| + | |
− | qui ne s'étaient pas déjà enfuis. Ils résolvaient
| + | |
− | ainsi " le problème agraire " à leur façon et de leur
| + | |
− | chef, sans se soucier des délibérations, des machinations
| + | |
− | et des décisions du gouvernement ou de la Constituante.
| + | |
− | L'armée, composée surtout de paysans, était certainement
| + | |
− | prête à soutenir cette action directe.
| + | |
− | Le gouvernement provisoire se vit acculé, soit à s'incliner
| + | |
− | devant cet état de choses, soit à résister, c'est-à -dire
| + | |
− | lutter contre les paysans en révolte et aussi, presque certainement,
| + | |
− | contre l'armée. Naturellement, il adopta la tactique de l'attente,
| + | |
− | espérant, comme pour le problème de la guerre, pouvoir arranger
| + | |
− | les choses en manoeuvrant avec intelligence et habileté. Il adjurait
| + | |
− | les paysans d'attendre patiemment la Constituante qui, disait-il, aurait
| + | |
− | le droit d'établir toute loi et donnerait certainement toute satisfaction
| + | |
− | aux paysans. Mais il n'y avait rien à faire. Ces appels restaient
| + | |
− | plus ou moins vains, et cette tactique n'avait aucune chance de succès. | + | |
− | Le paysan n'avait pas la moindre confiance dans les paroles des " seigneurs
| + | |
− | " au pouvoir. Il avait été assez trompé pour ne plus
| + | |
− | croire ! Il se sentait maintenant assez fort pour pouvoir ''prendre''
| + | |
− | la terre. Pour lui, ce n'était que justice. Et si, parfois, il hésitait
| + | |
− | encore, c'était uniquement par peur d'être puni en proportion
| + | |
− | des actes commis.
| + | |
− | ''Le problème ouvrier'' était aussi insoluble pour
| + | |
− | un gouvernement bourgeois que celui des paysans. Les masses ouvrières
| + | |
− | cherchaient à obtenir de la Révolution le maximum de bien-être
| + | |
− | et de droits. Or, le gouvernement s'évertuait, naturellement, Ã
| + | |
− | réduire ces droits au minimum. Des luttes immédiates et très
| + | |
− | graves étaient également à prévoir sur ce champ
| + | |
− | de bataille. Et par quels moyens le gouvernement provisoire pouvait-il
| + | |
− | faire prévaloir ses thèses ?
| + | |
− | ''Le problème purement économique'' était, lui
| + | |
− | aussi, des plus redoutables, parce que étroitement lié aux
| + | |
− | autres problèmes, d'une part, et ne pouvant souffrir aucun délai,
| + | |
− | d'autre part. En pleine guerre et en pleine révolution, dans une
| + | |
− | situation chaotique et dans un pays bouleversé, il fallait organiser
| + | |
− | à nouveau la production, les transports, les échanges, les
| + | |
− | finances, etc.
| + | |
− | Restait, enfin, ''le problème politique.'' Dans les conditions
| + | |
− | données, il ne présentait lui non plus aucune solution valable.
| + | |
− | Le gouvernement provisoire se chargeait, bien entendu, de convoquer au
| + | |
− | plus tôt l'Assemblée Constituante. Mais, pour mille raisons,
| + | |
− | cette tâche ne pouvait réussir. Et, avant tout, il devait
| + | |
− | nécessairement ''redouter'' cette Assemblée. Contrairement
| + | |
− | à ses promesses, son désir intime était de ''reculer''
| + | |
− | la convocation le plus loin possible et de chercher à installer
| + | |
− | en attendant, par un coup de main heureux, une monarchie " constitutionnelle
| + | |
− | ". Or, " en attendant ", d'autres obstacles périlleux se dressèrent
| + | |
− | devant lui.
| + | |
− | Le plus sérieux fut ''la résurrection des Soviets ouvriers,''
| + | |
− | notamment de celui de Pétrograd. Celui-ci fut remis sur pied dans
| + | |
− | les tout premiers jours de la Révolution - par tradition et aussi,
| + | |
− | comme en 1905, à défaut d'autres organismes ouvriers. Certes,
| + | |
− | à ce moment-là , les ouvriers y déléguèrent
| + | |
− | des socialistes modérés (menchéviks et socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | de droite). Mais, tout de même, son idéologie et son programme
| + | |
− | étaient absolument contraires aux projets du gouvernement provisoire,
| + | |
− | et, naturellement, l'influence morale et l'activité du Soviet de
| + | |
− | Pétrograd parvinrent rapidement à rivaliser avec celles du
| + | |
− | gouvernement, au désavantage de ce dernier.
| + | |
− | Le Soviet de Pétrograd fut pour le pays une sorte de second gouvernement.
| + | |
− | Il donnait le ton à tout le vaste réseau des Soviets de la
| + | |
− | province et coordonnait leur action. S'appuyant ainsi sur toute la masse
| + | |
− | laborieuse du pays, il devint vite puissant. Il en imposait aussi de plus
| + | |
− | en plus à l'armée. Bientôt, les ordres et les instructions
| + | |
− | des Soviets commencèrent à l`emporter, et de loin, sur ceux
| + | |
− | du gouvernement provisoire. Dans ces conditions, ce dernier était
| + | |
− | bien obligé de compter avec les Soviets.
| + | |
− | Il va de soi que le gouvernement aurait préféré
| + | |
− | leur faire la guerre. Mais, entreprendre pareille action contre les ouvriers
| + | |
− | organisés au lendemain d'une révolution qui proclamait hautement
| + | |
− | la liberté absolue de parole, de toute organisation et de toute
| + | |
− | action sociale, était chose impossible. Et puis, sur quelle force
| + | |
− | réelle pouvait-il s'appuyer pour mener cette lutte ? Il n'en avait
| + | |
− | point.
| + | |
− | Le gouvernement fut donc contraint de faire bonne mine à mauvais
| + | |
− | jeu, de tolérer son redoutable concurrent et même de " flirter
| + | |
− | " avec lui. Il sentait bien, lui gouvernement officiel, la fragilité
| + | |
− | des sympathies qui montaient vers lui de la masse travailleuse et de l'armée.
| + | |
− | Il se rendait bien compte qu'au premier conflit social sérieux,
| + | |
− | ces deux forces décisives se rangeraient infailliblement du côté
| + | |
− | des Soviets.
| + | |
− | Il " espérait ", comme par ailleurs. Il cherchait à gagner
| + | |
− | du temps. Mais la présence de ce second " directoire ", non officiel,
| + | |
− | si gênant, et avec lequel il fallait traiter, formait pour le " gouvernement
| + | |
− | provisoire " - officiel mais impuissant - un des plus gros obstacles Ã
| + | |
− | surmonter.
| + | |
− | ''La critique violente, la propagande vigoureuse de tous les partis
| + | |
− | socialistes et surtout des éléments d'extrême gauche''
| + | |
− | (socialistes-révolutionnaires de gauche, bolchéviks, anarchistes)
| + | |
− | n'étaient pas non plus à dédaigner. Car, naturellement,
| + | |
− | le gouvernement ne pouvait songer à recourir à des mesures
| + | |
− | répressives contre la liberté de parole. Et s'il l'osait,
| + | |
− | quelles seraient les forces qui exécuteraient ses ordres ? Il n'en
| + | |
− | avait aucune à sa disposition !
| + | |
− | Même une bourgeoisie puissante, organisée et fortement
| + | |
− | trempée, ayant déjà soutenu plus d'un combat contre
| + | |
− | les éléments adverses et possédant une grande force
| + | |
− | matérielle (armée, police, argent, etc.), aurait eu du fil
| + | |
− | à retordre pour arriver à une solution satisfaisante d'un
| + | |
− | tel ensemble de problèmes et imposer sa volonté, son pouvoir
| + | |
− | et son " programme " dans de telles conditions. Or, ''une pareille bourgeoisie
| + | |
− | faisait défaut en Russie.'' En tant que ''classe'' ayant conscience
| + | |
− | d'elle-même, la classe capitaliste russe était à peine
| + | |
− | à ses débuts. Faible, non organisée, sans tradition
| + | |
− | ni expérience historique, elle ne pouvait espérer aucun succès.
| + | |
− | Aussi n'exerçait-elle aucune activité.
| + | |
− | Devant représenter " en principe " une bourgeoisie à peu
| + | |
− | près inexistante et inopérante, le gouvernement provisoire | + | |
− | était fatalement condamné à oeuvrer dans le vide.
| + | |
− | Et ce fut sans doute la cause primordiale de sa faillite.
| + | |
− | | + | |
− | ==='''Vers un gouvernement socialiste ? La misère du socialisme'''===
| + | |
− | | + | |
− | Le premier " gouvernement provisoire ", essentiellement bourgeois,
| + | |
− | fut donc fatalement et rapidement réduit à une impuissance
| + | |
− | manifeste, ridicule, mortelle. Le pauvre faisait ce qu'il pouvait pour
| + | |
− | se maintenir : il louvoyait, il tergiversait, il " traînait "...
| + | |
− | En attendant, tous les problèmes brûlants " traînaient
| + | |
− | " aussi. La critique et ensuite la colère générale
| + | |
− | contre ce gouvernement fantôme prenaient tous les jours de l'ampleur.
| + | |
− | Bientôt, on lui rendit l'existence impossible. A peine soixante jours
| + | |
− | après sa solennelle installation, il dut, sans lutte, céder
| + | |
− | la place, le 6 mai, Ã un gouvernement dit " de coalition " (avec
| + | |
− | une participation socialiste) dont le membre le plus influent était
| + | |
− | A. Kérensky, socialiste-révolutionnaire (ou, plutôt,
| + | |
− | socialiste " indépendant ") très modéré.
| + | |
− | Ce gouvernement socialo-bourgeois pouvait-il espérer arriver
| + | |
− | à de meilleurs résultats ? Certes non. Car les conditions
| + | |
− | de son existence et l'impuissance de son action devaient être fatalement
| + | |
− | les mêmes que celles du premier gouvernement provisoire. Obligé
| + | |
− | de s'appuyer sur la bourgeoisie impuissante, forcé de continuer
| + | |
− | la guerre, incapable d'apporter une solution réelle aux problèmes
| + | |
− | de plus en plus urgents, attaqué vigoureusement par les gauches
| + | |
− | et se débattant parmi les difficultés de toutes sortes et
| + | |
− | de toute heure ce deuxième gouvernement provisoire périt
| + | |
− | sans gloire, de même que le premier, et à peu près
| + | |
− | dans le même délai (le 2 juillet), pour céder sa place
| + | |
− | à un troisième gouvernement non moins " provisoire ", composé
| + | |
− | essentiellement de socialistes, avec quelques éléments bourgeois.
| + | |
− | C'est à ce moment que Kérensky, maître et chef suprême
| + | |
− | de ce troisième puis, enfin, d'un quatrième gouvernement
| + | |
− | (à peu près pareil au précédent) devint, pour
| + | |
− | quelque temps, une sorte de ''duce'' du pays, et que le parti socialiste-révolutionnaire,
| + | |
− | en collaboration étroite avec les menchéviks, parut devoir
| + | |
− | l'emporter définitivement, comme maître de la Révolution.
| + | |
− | Encore un pas - et le pays aurait eu un gouvernement socialiste pouvant
| + | |
− | s'appuyer sur des forces très réelles : la paysannerie, la
| + | |
− | masse ouvrière, une grande partie de la couche intellectuelle, les
| + | |
− | Soviets, l'armée, etc.
| + | |
− | Pourtant, il n'en fut rien.
| + | |
− | A son arrivée au pouvoir, le dernier gouvernement de Kérensky
| + | |
− | paraissait très fort. Et, en effet, il ''pouvait le devenir.''
| + | |
− | Kérensky lui-même, avocat et député de tendance
| + | |
− | socialiste, jouissait d'une très grande popularité, même
| + | |
− | auprès de vastes masses et à l'armée. Ses discours
| + | |
− | à la Douma, à la veille de la Révolution, remportaient
| + | |
− | des succès retentissants. Son avènement au pouvoir suscita
| + | |
− | d'immenses espoirs dans le pays. Il pouvait s'appuyer, sans réserve,
| + | |
− | sur les Soviets - donc, sur toute la classe laborieuse - car, Ã
| + | |
− | ce moment, l'écrasante majorité des délégués
| + | |
− | était socialiste et les Soviets se trouvaient entièrement
| + | |
− | entre les mains des socialistes-révolutionnaires de droite et des
| + | |
− | social-démocrates menchéviks.
| + | |
− | Dans les premières semaines du ministère Kerensky, il
| + | |
− | était dangereux de critiquer son chef publiquement, tant il avait
| + | |
− | la confiance du pays. Quelques agitateurs d'extrême gauche l'apprirent
| + | |
− | à leurs dépens, en voulant parler contre Kérensky
| + | |
− | sur des places publiques. Il y eut même des cas de lynchage.
| + | |
− | Pour mettre à profit tous ces remarquables avantages il fallait
| + | |
− | que Kérensky remplît - mais remplît effectivement en
| + | |
− | actes - ''une seule condition'' : celle préconisée jadis
| + | |
− | par Danton. Il lui fallait ''de l'audace, encore de l'audace et toujours
| + | |
− | de l'audace.''
| + | |
− | Eh bien, c'était justement la qualité qui lui manquait
| + | |
− | totalement !
| + | |
− | Dans la situation donnée, " de l'audace " signifiait pour lui
| + | |
− | : 1° l'abandon immédiat de la guerre (sous une forme qu'il avait
| + | |
− | à trouver) ; 2° la rupture décisive avec le régime
| + | |
− | capitaliste et bourgeois (donc, formation d'un gouvernement entièrement
| + | |
− | socialiste) ; 3° l'orientation immédiate de toute la vie économique
| + | |
− | et sociale du pays vers un système franchement socialiste.
| + | |
− | Tout cela eût été, d'ailleurs, parfaitement logique
| + | |
− | et " indiqué " pour un gouvernement à tendance ''socialiste,''
| + | |
− | avec une majorité socialiste, avec un chef socialiste... Eh bien,
| + | |
− | non ! Comme toujours, comme partout ailleurs, les socialistes russes et
| + | |
− | Kérensky lui-même, au lieu de comprendre la nécessité
| + | |
− | historique, de saisir le moment propice, d'aller de l'avant et de remplir,
| + | |
− | enfin, leur véritable programme, restèrent prisonniers de
| + | |
− | leur " programme " bâtard (dit " minimum ") qui leur prescrivait
| + | |
− | immuablement la lutte ''pour une république démocratique
| + | |
− | bourgeoise.''
| + | |
− | Au lieu de se mettre franchement au service des masses laborieuses et
| + | |
− | de leur émancipation, les socialistes et Kérensky, prisonniers
| + | |
− | de leur molle idéologie, ne trouvèrent rien de mieux que
| + | |
− | de faire le jeu du capitalisme russe et international.
| + | |
− | Kérensky n'osa ni abandonner la guerre, ni, tournant le dos Ã
| + | |
− | la bourgeoisie, s'appuyer fermement sur les classes travailleuses, ni même,
| + | |
− | simplement, continuer la Révolution ! (Il n'osa même pas hâter
| + | |
− | la convocation de l'Assemblée Constituante.)
| + | |
− | Il voulait, lui, continuer la guerre ! A tout prix et par tous les moyens
| + | |
− | !
| + | |
− | Ce qu'il ''osa'' , ce fut, d'abord, un ensemble de reformes Ã
| + | |
− | rebours : rétablissement de la peine de mort et des conseils de
| + | |
− | guerre sur le front ; mesures répressives à l'arrière
| + | |
− | ; ce fut, ensuite, une longue série de promenades sur le front pour
| + | |
− | y prononcer des discours et des harangues enflammées qui devaient,
| + | |
− | d'après lui, faire renaître chez les soldats l'enthousiasme
| + | |
− | guerrier des premiers jours. Il se rendait compte que la guerre continuait
| + | |
− | uniquement par la force de l'inertie Et il voulait lui donner une impulsion
| + | |
− | nouvelle avec des paroles et des punitions, ne tenant aucun compte des
| + | |
− | réalités.
| + | |
− | Il discourait tant, que son titre de " commandant en chef " (il l'était
| + | |
− | en même temps que président du conseil des ministres) fut
| + | |
| | | |
− | vite modifié par le public en celui de " harangueur en chef".
| |
− | Environ deux mois suffirent pour que sa popularité tombât
| |
− | au plus ; bas, surtout parmi les travailleurs et les soldats qui finirent
| |
− | par se moquer de ses discours. Ils voulaient des ''actes,'' eux, des
| |
− | actes de paix et de ''Révolution sociale.'' Ils voulaient aussi
| |
− | la convocation rapide de la Constituante. (L'obstination avec laquelle
| |
− | tous les gouvernements retardèrent cette convocation fut l'une des
| |
− | raisons de leur impopularité. Les bolchéviks surent bien
| |
− | en profiter, promettant, entre autres, la convocation de l'Assemblée
| |
− | Constituante aussitôt qu'ils seraient au pouvoir.)
| |
− | En somme, les raisons de la faillite du gouvernement Kérensky
| |
− | furent les mêmes qui provoquèrent l'échec des gouvernements
| |
− | précédents : l'impossibilité pour les socialistes
| |
− | modérés de cesser la guerre ; l'impuissance lamentable de
| |
− | ce quatrième gouvernement à résoudre les problèmes
| |
− | du moment ; son intention d'emprisonner la Révolution dans les limites
| |
− | d'un régime bourgeois.
| |
− | Plusieurs circonstances et événements - suites logiques
| |
− | de ces insuffisances fatales - vinrent aggraver la situation et précipiter
| |
− | la chute de Kérensky.
| |
− | D'abord, le parti bolchéviste, ayant rassemblé Ã
| |
− | cette époque ses meilleures forces et possédant ainsi un
| |
− | puissant organisme de propagande et d'action, déversait quotidiennement
| |
− | Ã travers le pays, par des milliers de voix et d'articles, des critiques,
| |
− | adroites, substantielles, vigoureuses, contre la politique, l'attitude
| |
− | et toute l'activité du gouvernement (et aussi de tous les socialistes
| |
− | modérés ) . Il prêchait la cessation immédiate
| |
− | de la guerre, la démobilisation, la continuation de la Révolution.
| |
− | Il diffusait, avec la dernière énergie, ses idées
| |
− | sociales et révolutionnaires. Il répétait tous les
| |
− | jours ses promesses de convoquer immédiatement la Constituante et
| |
− | de résoudre enfin, rapidement et avec succès, tous les problèmes
| |
− | de l'heure ''s'il arrivait au pouvoir.'' Il " tapait " journellement,
| |
− | sans se lasser ni se laisser intimider, sur le même clou : le ''Pouvoir
| |
− | !'' " Tout le Pouvoir aux Soviets ! " clamait-il du matin au soir et
| |
− | du soir au matin. Le pouvoir politique au pouvoir bolchéviste, et
| |
− | tout sera arrangé, résolu, réalisé.
| |
− | De plus en plus écouté et suivi par les travailleurs intellectuels,
| |
− | par les masses ouvrières et par l'armée ; multipliant, avec
| |
− | une rapidité vertigineuse, le nombre de ses adhérents et
| |
− | pénétrant ainsi dans toutes les usines et entreprises, le
| |
− | parti bolchéviste disposait déjà en juin, de cadres
| |
− | imposants de militants, d'agitateurs, de propagandistes, d'écrivains,
| |
− | d'organisateurs et d'hommes d'action. Il disposait aussi de fonds considérables.
| |
− | Et il avait à sa tête un comité central valeureux,
| |
− | dirigé par Lénine. Il déploya une activité
| |
− | farouche, fébrile, foudroyante et se sentit bientôt, au moins
| |
− | moralement, maître de la situation. Ceci d'autant plus qu'il n'avait
| |
− | pas de rivaux à l'extrême-gauche : le Parti " socialiste-révolutionnaire
| |
− | de gauche ", beaucoup plus faible, ne pouvait faire que figure de satellite
| |
− | ; le mouvement anarchiste était à peine à ses débuts
| |
− | ; et quant au mouvement syndicaliste révolutionnaire, il était,
| |
− | nous le savons, inexistant.
| |
− | Kérensky, se sentant de moins en moins solide, ''n'osait''
| |
− | attaquer les bolchéviks résolument, de front. Il recourait,
| |
− | d'une manière décousue, à des demi-mesures qui, insuffisantes
| |
− | pour abattre l'adversaire, lui faisaient, au contraire, de la publicité,
| |
− | attirant sur lui l'attention, l'estime et enfin la confiance des masses.
| |
− | En fin de compte, ces timides réactions renforçaient l'ennemi
| |
− | au lieu de l'affaiblir. Et puis, comme tant d'autres, Kérensky ne
| |
− | voyait pas le danger. A ce moment-là , presque personne ne croyait
| |
− | à une victoire bolchéviste. (Il est notoire qu'au sein même
| |
− | du parti, Lénine avait à peu près seul la certitude
| |
− | de vaincre et insistait presque seul sur l'opportunité de préparer
| |
− | l'insurrection.)
| |
− | Ensuite Kérensky, poussé par les alliés, fasciné
| |
− | par ses rêves guerriers et, probablement, par ses propres harangues,
| |
− | eut le malheur de déclencher, le 18 juin, sa fameuse offensive sur
| |
− | le front allemand : offensive qui échoua lamentablement et porta
| |
− | un coup terrible à sa popularité. Déjà le 3
| |
− | juillet éclata à Pétrograd une émeute armée
| |
− | contre le gouvernement, avec participation des troupes (particulièrement
| |
− | des marins de Cronstadt), aux cris de : " A bas Kérensky ! Vive
| |
− | la Révolution sociale ! Tout le pouvoir aux Soviets ! " Cette fois,
| |
− | Kérensky put encore - mais difficilement - maîtriser la tempête.
| |
− | Toutefois il perdit l'ombre même de son influence de jadis.
| |
− | Enfin, un événement particulier lui porta le coup de grâce.
| |
− | Désespéré par la marche ascendante de la Révolution
| |
− | et l'indécision de Kérensky, un général " blanc
| |
− | ", Korniloff, préleva sur le front quelques milliers de soldats
| |
− | (appartenant pour la plupart à des troupes caucasiennes, sortes
| |
− | de troupes coloniales, plus facilement maniables et " dupables "), les
| |
− | trompa sur ce qui se passait dans la capitale et les envoya sur Pétrograd,
| |
− | sous la conduite d'un général dévoué, soi-disant
| |
− | " pour en finir ''avec les bandes de criminels'' ''armés,''
| |
− | et défendre le gouvernement impuissant à les exterminer ".
| |
− | Pour des raisons qu'on saura peut-être un jour exactement, Kérensky
| |
− | ne livra à Korniloff qu'une résistance molle, de pure apparence.
| |
− | La capitale fut sauvée uniquement grâce à un élan
| |
− | fougueux, à un effort prodigieux et à un esprit de sacrifice
| |
− | sublime des ouvriers eux-mêmes. Avec l'aide de la gauche du Soviet
| |
− | de Pétrograd, quelques milliers d'ouvriers s'armèrent en
| |
− | toute hâte et partirent de leur propre initiative " sur le front
| |
− | ", contre Korniloff. Une bataille, à proximité de Pétrograd
| |
− | déjà , resta indécise. Les ouvriers ne cédèrent
| |
− | pas un pouce de terrain. Mais ils y laissèrent de nombreux cadavres
| |
− | et ils n'étaient pas sûrs d'avoir le lendemain assez d'hommes
| |
− | et de munitions. Cependant, grâce à une action rapide et énergique
| |
− | des cheminots et des employés du télégraphe, aidés
| |
− | vigoureusement par des comités de soldats au front, le quartier
| |
− | général de Korniloff fut isolé du front et du pays.
| |
− | D'autre part, la nuit, les soldats de Korniloff, surpris de la résistance
| |
− | héroïque des " bandits ", des " criminels " et des " fainéants
| |
− | ", et flairant la duperie, voulurent examiner les corps. Ils constatèrent
| |
− | que les cadavres avaient, tous, les mains calleuses de travailleurs authentiques.
| |
− | Enfin, quelques groupements socialistes du Caucase à Pétrograd
| |
− | réussirent à faire passer une délégation au
| |
− | camp des troupes de Korniloff. La délégation s'aboucha avec
| |
− | les soldats, les mit au courant de la véritable situation, détruisit
| |
− | définitivement la fable des " bandits " et les persuada d'abandonner
| |
− | la lutte fratricide. Le lendemain matin les soldats de Korniloff déclarèrent
| |
− | qu'ils avaient été trompés, refusèrent de se
| |
− | battre contre leurs frères ouvriers et retournèrent au front.
| |
− | L'aventure échoua.
| |
− | Dès le lendemain, l'opinion publique accusa Kérensky d'avoir
| |
− | été secrètement de connivence avec Korniloff. Vraie
| |
− | ou non, cette version s'accrédita. Moralement, c'en était
| |
− | fait du gouvernement Kérensky et, en général, des
| |
− | socialistes modérés. Le chemin était déblayé
| |
− | pour une offensive résolue du parti bolchéviste.
| |
− | Alors se produisit encore un fait dont le rôle fut capital dans
| |
− | la suite des événements. Aux nouvelles élections des
| |
− | délégués (aux Soviets, aux Comités d'usines,
| |
− | aux cellules de l'armée etc.), ''les bolchéviks remportèrent
| |
− | une victoire écrasante sur les socialistes modérés.''
| |
− | Ainsi, le parti bolchéviste s'empara définitivement de toute
| |
− | l'action ouvrière et révolutionnaire. Avec le concours des
| |
− | socialistes-révolutionnaires de gauche, il gagna ainsi de vastes
| |
− | sympathies chez les paysans. D'excellentes positions stratégiques
| |
− | pour une attaque décisive étaient maintenant entre ses mains.
| |
− | Dés ce moment, Lénine envisagea la convocation d'un Congrès
| |
− | panrusse des Soviets qui devait s'insurger contre le pouvoir de Kérensky,
| |
− | le renverser avec l'aide de l'armée et inaugurer celui du parti
| |
− | bolchéviste.
| |
− | Les préparatifs pour l'exécution de ce plan commencèrent
| |
− | tout de suite, en partie ouvertement, en partie sous le manteau. Lénine,
| |
− | obligé de se cacher, dirigeait les opérations à distance.
| |
− | Kérensky, tout en flairant le danger, était impuissant Ã
| |
− | le conjurer. Les événements se précipitaient Le dernier
| |
− | acte du drame allait se jouer.
| |
− | Résumons.
| |
− | ''Tous les gouvernements conservateurs ou modérés qui
| |
− | se suivirent, de février à octobre'' 1917, ''prouvèrent
| |
− | leur impuissance à résoudre, dans les conditions données,
| |
− | les problèmes d'une gravité et d'une acuité exceptionnelles,
| |
− | posés devant le pays par la Révolution : telle fut la raison
| |
− | principale'' pour laquelle ce pays jeta successivement à terre,
| |
− | dans le court espace de huit mois, le gouvernement bourgeois conservateur
| |
− | d'allure constitutionnelle, la démocratie bourgeoise et, enfin,
| |
− | le pouvoir socialiste modéré.
| |
− | Deux faits, surtout, marquèrent cette impuissance : 1° l'impossibilitépour le pays de continuer la guerre, et, pour les gouvernements en question,
| |
− | de la cesser ; 2° l'urgence que le pays prêtait à la convocation
| |
− | de l'Assemblée Constituante et l'impossibilité où
| |
− | se trouvaient ces gouvernements de la convoquer.
| |
− | La propagande vigoureuse de l'extrême-gauche pour l'arrêt
| |
− | immédiat de la guerre, pour la convocation rapide de la Constituante
| |
− | et pour la Révolution sociale intégrale comme seul moyen
| |
− | de salut, avec d'autres facteurs de moindre importance, animèrent
| |
− | cette marche foudroyante de la Révolution.
| |
− | Ainsi la Révolution russe, déclenchée fin février
| |
− | 1917 contre le tzarisme, brûla rapidement les étapes d'une
| |
− | révolution politique bourgeoise : démocratique et socialiste
| |
− | modérée.
| |
− | En octobre, le chemin étant déblayé de tous les
| |
− | obstacles, la Révolution se plaça, effectivement et définitivement,
| |
− | sur le terrain de la ''Révolution sociale.'' Et il fut tout Ã
| |
− | fait logique et naturel que, après la faillite de tous les gouvernements
| |
− | et partis politiques modérés, les masses laborieuses se tournassent
| |
− | vers le dernier parti existant, le seul qui restât debout, le seul
| |
− | qui envisageât sans crainte la Révolution sociale, le seul
| |
− | qui promît, à condition d'arriver au pouvoir, la solution
| |
− | rapide et heureuse de tous les problèmes : ''le parti bolchéviste.''
| |
− | Le mouvement ''anarchiste'' , répétons-le, était
| |
− | encore bien trop faible pour avoir une influence immédiate et concrète
| |
− | sur les événements. Et le mouvement ''syndicaliste'' n'existait
| |
− | pas.
| |
− | Du point de vue ''social,'' la situation était la suivante
| |
− | :
| |
− | Trois éléments fondamentaux se trouvaient en présence
| |
− | : 1° la bourgeoisie ; 2° la classe ouvrière ; 3° le
| |
− | parti bolchéviste, figurant comme idéologue et " avant-garde
| |
− | ".
| |
− | La ''bourgeoisie,'' le lecteur le sait, était faible. Le parti
| |
− | bolchéviste n'eut pas trop de difficulté à l'écraser.
| |
− | ''La classe ouvrière, elle aussi, était faible.'' Non
| |
− | organisée (dans le vrai sens du terme), inexpérimentée
| |
− | et, au fond, inconsciente de sa véritable tâche, elle ne sut
| |
− | agir aussitôt ''elle-même,'' pour son propre compte.
| |
− | ''Elle
| |
− | s'en remit au parti bolchéviste, qui s'empara de l'action.''
| |
− | Ajoutons-y une note qui, certes, anticipera quelque peu sur les faits,
| |
− | mais qui permettra au lecteur de mieux les suivre, de mieux les comprendre.
| |
− | ''Cette insuffisance de la classe ouvrière russe au début
| |
− | de la Révolution sera fatale pour la suite des événements
| |
− | et aussi pour la Révolution tout entière.'' (Nous avons
| |
− | parlé de ce néfaste " Passif " de la Révolution avortée
| |
− | de 1905-06 : ''la classe ouvrière ne conquit pas le droit de s'organiser
| |
− | ;'' elle resta éparpillée. En 1917 elle s'en ressentira.)
| |
− | Le parti bolchéviste, disons-nous, s'empara
| |
− | de l'action. Et, au lieu de prêter simplement main-forte aux travailleurs,
| |
− | dans leurs efforts pour achever la Révolution et pour s'émanciper;au lieu de les ''aider'' dans leur lutte, rôle que dans leur pensée
| |
− | les ouvriers lui assignaient, rôle qui, normalement devrait être
| |
− | celui de tous les idéologues révolutionnaires et qui n'exige
| |
− | nullement la prise ni l'exercice du " pouvoir politique "'''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#n%287%29 (7)]''',
| |
− | au lieu de remplir ce rôle, le parti bolchéviste, une fois
| |
− | au pouvoir, s'y installa naturellement, ''en maître absolu ;''
| |
− | il s'y corrompit vite ; il s'organisa en une caste privilégiée
| |
− | et, par la suite, il ''écrasa et subjugua la classe ouvrière
| |
− | pour l'exploiter, sous des formes nouvelles, dans ses propres intérêts.''
| |
− | De ce fait, toute la Révolution sera faussée, déviée,
| |
− | égarée. Car, lorsque les masses populaires se seront rendu
| |
− | compte de l'erreur et du péril, il sera trop tard : après
| |
− | une lutte entre elles et les nouveaux maîtres, solidement organisés
| |
− | et disposant de forces matérielles, administratives, militaires
| |
− | et policières suffisantes, - lutte âpre, mais inégale,
| |
− | qui durera quelque trois ans et restera longtemps quasi ignorée
| |
− | hors de Russie - le peuple succombera. La véritable Révolution
| |
− | émancipatrice sera une fois de plus étouffée, par
| |
− | les " révolutionnaires " eux-mêmes.
| |
| | | |
− | ==='''La révolution bolcheviste'''=== | + | ==Liens== |
− | ===='''La chute du gouvernement Kérensky. - La victoire du parti bolcheviste.'''====
| + | *[[Voline]] |
| + | *Le livre complet par B@[bel] chez [http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm bibliolib] |
| | | |
− | A partir d'octobre, le dénouement approche. Les masses
| + | {{extraitdelivre}} |
− | sont prêtes à une nouvelle révolution. Quelques soulèvements
| + | |
− | spontanés depuis juillet (celui déjà cité de
| + | |
− | Pétrograd, celui de Kalouga, celui de Kazan ) et d'autres mouvements
| + | |
− | de masses et de troupes, çà et là , le prouvent suffisamment.
| + | |
− | Le parti bolcheviste se voit, d'ores et déjà , en mesure
| + | |
− | de s'appuyer sur deux forces réelles : la confiance des vastes masses
| + | |
− | et une forte majorité de l'armée. Il passe à l'action
| + | |
− | et prépare fébrilement la bataille décisive qu'il
| + | |
− | veut mener pour son compte. Son agitation fait rage. Il met la dernière
| + | |
− | main à la formation des cadres ouvriers et militaires pour le combat
| + | |
− | décisif. Il organise aussi, définitivement, ses propres cadres
| + | |
− | et dresse, pour le cas de succès, la liste éventuelle du
| + | |
− | nouveau gouvernement bolcheviste, Lénine en tête. Ce dernier
| + | |
− | surveille les événements de près et passe ses dernières
| + | |
− | instructions. Trotsky, bras droit très actif de Lénine, rentré
| + | |
− | depuis plusieurs mois des Etats-Unis, où il séjournait en
| + | |
− | dernier lieu après son évasion de la Sibérie, participera
| + | |
− | au pouvoir en bonne place.
| + | |
− | Les socialistes-révolutionnaires de gauche agissent d'accord
| + | |
− | avec les bolcheviks.
| + | |
− | Les anarcho-syndicalistes et les anarchistes, peu nombreux et mal organisés,
| + | |
− | mais très actifs aussi, font, de leur côté, tout ce
| + | |
− | qu'ils peuvent pour soutenir et encourager l'action des masses contre Kérensky.
| + | |
− | Toutefois, ils s'efforcent d'orienter la nouvelle Révolution non
| + | |
− | pas sur la voie politique, vers la conquête du pouvoir par un parti,
| + | |
− | mais sur le chemin véritablement social : vers une organisation
| + | |
− | et une collaboration libres, d'esprit libertaire.
| + | |
− | La suite des événements est à peu près connue.
| + | |
− | Citons les faits, brièvement.
| + | |
− | La faiblesse extrême du gouvernement Kérensky une fois
| + | |
− | constatée, la sympathie d'une majorité écrasante des
| + | |
− | masses laborieuses acquise, le soutien actif de la flotte de Cronstadt
| + | |
− | - toujours à l'avant-garde de la Révolution - et de la majorité
| + | |
− | des troupes de Pétrograd assuré, le Comité Central
| + | |
− | du parti bolcheviste fixa l'insurrection au 25 octobre (7 novembre, nouveau
| + | |
− | style). Le Congrès panrusse des Soviets fut convoqué Ã
| + | |
− | la même date.
| + | |
− | Dans l'esprit des membres du Comité Central, ce Congrès
| + | |
− | - l'écrasante majorité des délégués
| + | |
− | étant bolcheviste et suivant aveuglément les directives du
| + | |
− | parti - devait, au besoin, proclamer et appuyer la Révolution, rallier
| + | |
− | toutes les forces révolutionnaires du pays, faire face Ã
| + | |
− | la résistance éventuelle de Kérensky, etc.
| + | |
− | L'insurrection se produisit, effectivement, le 26 octobre au soir. Le
| + | |
− | Congrès des Soviets se réunit à Pétrograd le
| + | |
− | même jour. Mais il n'eut pas à intervenir.
| + | |
− | Il n'y eut, non plus, ni combats de rues, ni barricades : aucune lutte
| + | |
− | de vaste envergure.
| + | |
− | Tout se passa d'une façon simple et rapide.
| + | |
− | Abandonné par tout le monde, le gouvernement Kérensky,
| + | |
− | se cramponnant à des chimères, siégeait au Palais
| + | |
− | d'Hiver. Ce dernier était défendu par un bataillon " d'élite
| + | |
− | ", un bataillon de femmes et une poignée de jeunes officiers aspirants.
| + | |
− | Des détachements de troupes acquises aux bolcheviks, agissant
| + | |
− | d'après un plan établi en liaison étroite avec le
| + | |
− | Congrès des Soviets et le Comité Central du parti, cernèrent
| + | |
− | le Palais et attaquèrent ses défenseurs. L'action des troupes
| + | |
− | fut soutenue par des navires de guerre de la flotte baltique, venus de
| + | |
− | Cronstadt et alignés sur la Néva, face au Palais. Il y avait
| + | |
− | notamment le croiseur ''Avrora.''
| + | |
− | Après une courte escarmouche et quelques coups de canon tirés
| + | |
− | du croiseur, les troupes bolchévistes s'emparèrent du Palais.
| + | |
− | Entre temps, Kérensky réussit à fuir. Les autres
| + | |
− | membres de son gouvernement furent arrêtés.
| + | |
− | Ainsi, à Pétrograd, l' " insurrection " se limita Ã
| + | |
− | une petite opération militaire, menée par le parti bolcheviste.
| + | |
− | Le siège du gouvernement devenu vide, le Comité Central du
| + | |
− | parti s'y installa en vainqueur. Ce fut presque une révolution de
| + | |
− | palais.
| + | |
− | Une tentative de Kerensky de marcher sur Pétrograd avec quelques
| + | |
− | troupes prélevées sur le front (des cosaques et, encore,
| + | |
− | la division caucasienne) échoua - grâce à une vigoureuse
| + | |
− | intervention armée des masses ouvrières de la capitale et
| + | |
− | surtout, à nouveau, des marins de Cronstadt, venus en hâte
| + | |
− | à la rescousse. Dans une bataille près de Gatchina, aux environs
| + | |
− | de Pétrograd, une partie des troupes de Kérensky fut battue
| + | |
− | ; une autre passa au camp révolutionnaire. Kérensky se sauva
| + | |
− | et gagna l'étranger.
| + | |
− | A Moscou et ailleurs, la prise du pouvoir par le parti bolcheviste s'effectua
| + | |
− | avec moins de facilité.
| + | |
− | Moscou vécut dix jours de combats acharnés entre les forces
| + | |
− | révolutionnaires et celles de la réaction. Il y eut beaucoup
| + | |
− | de victimes. Plusieurs quartiers de la ville furent fortement endommagés
| + | |
− | par le feu de l'artillerie. Finalement, la Révolution l'emporta.
| + | |
− | Dans certaines autres villes, également, la victoire fut arrachée
| + | |
− | de haute lutte.
| + | |
− | La campagne, d'une façon générale, resta calme
| + | |
− | ou plutôt indifférente. Les paysans étaient trop absorbés
| + | |
− | par leurs préoccupations locales : depuis longtemps, ils étaient
| + | |
− | en train de résoudre eux-mêmes " le problème agraire
| + | |
− | ". Au demeurant, ils ne voyaient aucun inconvénient à ce
| + | |
− | que les bolcheviks prissent le pouvoir. Du moment qu'ils avaient la terre
| + | |
− | et ne redoutaient pas le retour du " pomestchik ", ils étaient Ã
| + | |
− | peu près satisfaits et se souciaient peu des tenants du trône.
| + | |
− | Ils ne s'attendaient à rien de mauvais de la part des bolcheviks.
| + | |
− | Et ils avaient entendu dire que ceux-ci voulaient faire cesser la guerre,
| + | |
− | ce qui leur paraissait parfaitement juste et concevable. Ils n'avaient
| + | |
− | donc aucune raison de combattre la nouvelle révolution.
| + | |
− | La façon dont cette révolution fut accomplie illustre
| + | |
− | on ne peut mieux l'inutilité d'une lutte autour du " pouvoir politique
| + | |
− | ". Si, pour telle ou telle raison, celui-ci est soutenu par une forte partie
| + | |
− | de la population et surtout par l'armée il est impossible de l'abattre
| + | |
− | ; donc, ce n'est pas la peine de s'y attaquer. Si, au contraire, il est
| + | |
− | abandonné par la majorité et par l'armée - ce qui
| + | |
− | se produit lors d'une véritable révolution - alors ce n'est
| + | |
− | pas la peine de s'en occuper spécialement : au moindre geste du
| + | |
− | peuple en armes, il tombe comme un château de cartes. Il faut s'occuper,
| + | |
− | non pas du pouvoir " ''politique ",'' mais ''du pouvoir réel
| + | |
− | de la révolution,'' de ses inépuisables forces spontanées,
| + | |
− | potentielles, de son irrésistible élan, des immenses horizons
| + | |
− | qu'elle ouvre, en bref, de toutes les énormes possibilités
| + | |
− | qu'elle porte dans son sein.
| + | |
− | Cependant, comme on sait, dans plusieurs régions - notamment
| + | |
− | Ã l'Est et dans le Midi - la victoire des bolcheviks ne fut pas
| + | |
− | complète. Des mouvements contre-révolutionnaires se dessinèrent
| + | |
− | bientôt ; ils se précisèrent, prirent de l'importance
| + | |
− | et aboutirent à une véritable guerre civile qui dura jusqu'Ã
| + | |
− | la fin de l'année 1921.
| + | |
− | L'un de ces mouvements, dirigé par le général Dénikine
| + | |
− | (1919), prit les proportions d'un soulèvement très dangereux
| + | |
− | pour le pouvoir bolcheviste. Parti des profondeurs de la Russie méridionale
| + | |
− | (région du Don et du Kouban, Ukraine, Crimée, Caucase), l'armée
| + | |
− | de Dénikine arriva, en été 1919, presque aux portes
| + | |
− | de Moscou. (Le lecteur apprendra par ailleurs les raisons qui firent la
| + | |
− | force de ce mouvement ainsi que la façon dont ce danger imminent
| + | |
− | put être écarté, ''une fois de plus en dehors du "
| + | |
− | pouvoir politique " bolcheviste,'' prêt à lâcher pied.)
| + | |
− | Très dangereux fut, également, le soulèvement déclenché
| + | |
− | plus tard par le général Wrangel, dans les mêmes parages.
| + | |
− | Assez menaçant fut, auparavant, le mouvement commandé
| + | |
− | militairement par l'amiral Koltchak, dans l'Est.
| + | |
− | D'autres rebellions contre-révolutionnaires, par-ci par-là ,
| + | |
− | furent de moindre importance.
| + | |
− | La plupart de ces mouvements ont été, dans une certaine
| + | |
− | mesure, soutenus et alimentés par des interventions étrangères.
| + | |
− | Certains ont été épaulés et même politiquement
| + | |
− | dirigés par les socialistes modérés : les socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | de droite et les mencheviks.
| + | |
− | D'autre part, le pouvoir bolcheviste dut soutenir une lutte, longue
| + | |
− | et difficile : 1° contre ses ex-partenaires, les socialistes-révolutionnaires
| + | |
− | de gauche ; 2° ''contre les tendances et le mouvement anarchistes.''
| + | |
− | Naturellement, ces mouvements de gauche combattirent les bolcheviks, non
| + | |
− | pas du côté contre-révolutionnaire, mais, au contraire,
| + | |
− | au nom de la " véritable Révolution sociale " trahie, Ã
| + | |
− | leur sens, par le parti bolcheviste au pouvoir.
| + | |
− | Nous reparlerons de tous ces mouvements, d'une manière plus détaillée,
| + | |
− | dans la dernière partie de notre ouvrage. Mais, notons ici même
| + | |
− | que la naissance, et, surtout, l'ampleur et la vigueur de ces mouvements
| + | |
− | contre-révolutionnaires furent le résultat fatal de la carence
| + | |
− | du pouvoir bolcheviste, de son impuissance à organiser la vie économique
| + | |
− | et sociale nouvelle. Le lecteur verra par la suite quelle a été
| + | |
− | l'évolution ''réelle'' de la Révolution d'octobre,
| + | |
− | et aussi quels furent les moyens par lesquels le nouveau pouvoir sut, finalement,
| + | |
− | s'imposer, se maintenir, maîtriser la tempête et " résoudre
| + | |
− | " à sa façon les problèmes de la Révolution.
| + | |
− | En somme, c'est à partir de l'année 1922 seulement que
| + | |
− | le parti bolcheviste au pouvoir put se sentir définitivement - au
| + | |
− | moins pour un moment historique donné - maître de la situation.
| + | |
− | L'explosion et ses effets immédiats prirent fin. Sur les ruines
| + | |
− | du tzarisme et du système féodalo-bourgeois, il fallait maintenant
| + | |
− | commencer à édifier la société nouvelle.
| + | |
− | '''NOTES'''
| + | |
| | | |
− | <br />'''(1)''' — On peut trouver quelque analogie entre
| + | [[Catégorie:Révolution russe|Révolution inconnue, de Voline]] |
− | cette situation en Russie au XIXe siècle, jusqu'aux approches de
| + | [[Catégorie:Textes de Voline|Révolution inconnue, La]] |
− | la Révolution de 1917 et celle de la France au XVIIIe siècle,
| + | |
− | avant la Révolution de 1789. Mais, naturellement, certaines particularités
| + | |
− | sont spécifiquement russes. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%281%29 "Retour au texte"]'''
| + | |
− | '''(2)''' — Le célèbre procès
| + | |
− | monstre des "193" couronna cette répression. '''[Retour
| + | |
− | au texte]'''
| + | |
− | '''(3)''' — Lénine, dans ses oeuvres, et
| + | |
− | Boukharine, dans son "ABC du Communisme", constatent bien, en passant,
| + | |
− | que les "Soviets" furent créés spontanément par les
| + | |
− | ouvriers, en 1905 ; mais ils ne donnent aucune précision, et ils
| + | |
− | laissent supposer que ces ouvriers étaient des bolcheviks
| + | |
− | ou, au moins, des "sympathisants". '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%283%29 "Retour au texte"]'''
| + | |
− | '''(4)''' — Je dois formuler une certaine réserve.
| + | |
− | J'ai cité les faits dans une brève étude sur la Révolution
| + | |
− | russe, publiée par Sébastien Faure dans "l'Encyclopédie | + | |
− | Anarchiste ", au mot : Révolution. Par la suite, S. Faure édita
| + | |
− | un volume, sous le titre : La véritable Révolution Sociale
| + | |
− | , où il réimprima quelques études parues dans l'Encyclopédie,
| + | |
− | y compris la mienne. Le "grand public" ne lisant pas la littérature
| + | |
− | libertaire, les faits cités restèrent à peu près
| + | |
− | inaperçus. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%284%29 "Retour au texte"]'''
| + | |
− | '''(5) '''— Nossar avait une femme, dont le
| + | |
− | sort ultérieur m'est inconnu, et un jeune frère, Stéphan.
| + | |
− | Je retrouvai celui-ci, plus tard, en prison. Par la suite, je le perdis
| + | |
− | de vue. Mon récit pourrait être confirmé par ces personnes | + | |
− | si elles sont encore en vie. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%285%29 "Retour au texte"]'''
| + | |
− | '''(6)''' — Le lecteur ne s étonnera pas
| + | |
− | de cette faillite. Il ne perdra pas de vue qu'en Russie, la bourgeoisie
| + | |
− | - faible, inorganisée et maintenue totalement en marge de
| + | |
− | la vie de l'Etat - n'avait aucune initiative, ne possédait aucune
| + | |
− | force réelle, ne remplissait aucun rôle organisateur dans
| + | |
− | l'économie nationale ; que l'ouvrier et le paysan - esclaves sans
| + | |
− | voix ni droits - étaient moins que rien dans l'organisation économique
| + | |
− | du pays et se moquaient pas mal de l'Etat tzariste ; qu'ainsi tout le mécanisme
| + | |
− | : politique, économique et social se trouvait, en fait, entre les
| + | |
− | mains de la classe des fonctionnaires tzaristes. Dès que la guerre
| + | |
− | désorienta cette classe et dérégla ce mécanisme
| + | |
− | sénile ; tout s'écroula. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%286%29 "Retour au texte"]'''
| + | |
− | '''(7)''' — Le " pouvoir politique " n'est
| + | |
− | pas une force " en soi ". Il est " fort " tant qu'il peut s'appuyer sur
| + | |
− | le capital, sur l'armature de l'Etat, sur l'armée, sur la police.
| + | |
− | Faute de ces appuis, il reste " suspendu dans le vide ", impuissant et
| + | |
− | inopérant. La Révolution russe nous en donne la preuve formelle
| + | |
− | : la bourgeoisie russe, tout en ayant eu mains le " pouvoir politique "
| + | |
− | après février 1917, fut impuissante, et son " pouvoir " tomba
| + | |
− | de lui-même deux mois plus tard ; car, à la suite de sa carence,
| + | |
− | elle ne disposait plus d'aucune force réelle : ni d'un capital productif,
| + | |
− | ni d'une masse confiante, ni d'un solide appareil d'Etat, ni d'une armée
| + | |
− | à elle. Le deuxième et le troisième " gouvernements
| + | |
− | provisoires " tombèrent de même et pour la même raison.
| + | |
− | Et il est fort probable que si les bolcheviks n'avaient pas précipité
| + | |
− | les événements, le gouvernement de Kerensky aurait subi le
| + | |
− | même sort un peu plus tard.
| + | |
− | Il s'ensuit que, si la Révolution sociale est en passe de l'emporter
| + | |
− | (de sorte que le capital - sol, sous-sol, usines, moyens de communication,
| + | |
− | argent, etc. - commence à passer au peuple, et l'armée fait
| + | |
− | cause commune avec ce dernier), il n'y a pas lieu de se préoccuper
| + | |
− | du " pouvoir politique ". Si les classes battues tentaient, par tradition,
| + | |
− | d'en former un, quelle importance cela pourrait-il avoir ? Même si
| + | |
− | elles réussissaient, ce serait un gouvernement fantôme, inefficace
| + | |
− | et facilement supprimable par le moindre effort du peuple armé.
| + | |
− | Et quant à la révolution , quel besoin aurait-elle d'un "
| + | |
− | gouvernement " d'un " pouvoir politique "? Elle n'aurait qu'une seule
| + | |
− | tâche à remplir : celle d'avancer par la même route
| + | |
− | populaire, de s'organiser, de se consolider, de se perfectionner économiquement,
| + | |
− | de se défendre si besoin était, de s'étendre, de construire
| + | |
− | la vie sociale nouvelle des vastes masses, etc. Tout ceci n'a rien Ã
| + | |
− | faire avec un " pouvoir politique ". Car, tout ceci est fonction normale
| + | |
− | du peuple révolutionnaire lui-même , de ses multiples organismes
| + | |
− | économiques ou sociaux et de leurs fédérations coordinatrices,
| + | |
− | de ses formations de défense, etc.
| + | |
− | Qu'est-ce, au fond, qu'un " pouvoir politique " ? Qu'est-ce qu'une activité
| + | |
− | " politique " ? Combien de fois posai-je cette question aux membres des
| + | |
− | partis politiques de gauche sans jamais pouvoir obtenir une réponse
| + | |
− | ni une définition intelligibles ! Comment pourrait-on définir
| + | |
− | l'activité politique en tant qu'une activité " en soi " ,
| + | |
− | spécifique et utile pour la communauté, ayant à desservir
| + | |
− | un rayon déterminé ? On peut se représenter et définir,
| + | |
− | plus ou moins nettement, l'activité sociale, économique,
| + | |
− | administrative, juridique, diplomatique, culturelle... Mais une activité
| + | |
− | " politique " ? Qu'est-ce ? On prétend désigner sous ce nom,
| + | |
− | précisément, une activité administrative centrale
| + | |
− | , indispensable pour un ensemble de vaste étendue : un pays. Mais
| + | |
− | alors, " pouvoir politique " signifierait " pouvoir administratif "? Il
| + | |
− | est aisé de voir que ces deux notions ne sont nullement identiques.
| + | |
− | Sciemment ou inconsciemment, on confond ainsi pouvoir et administration
| + | |
− | (de même qu'on confond couramment Etat et Société).
| + | |
− | De fait l'activité " administrative " n'est pas séparée
| + | |
− | - ni à séparer - de n'importe quelle branche de l'activité
| + | |
− | humaine : elle en est partie intégrante ; elle fonctionne pour toute
| + | |
− | activité, en tant que principe d'organisation, de coordination,
| + | |
− | de centralisation normale (dans la mesure du besoin, fédérativement
| + | |
− | : de la périphérie au centre). Pour certaines branches de
| + | |
− | l'activité humaine, on peut concevoir une administration générale.
| + | |
− | Dans chaque domaine - ou dans un ensemble de domaines - des hommes
| + | |
− | possédant le don et le savoir d'organisation doivent exercer normalement
| + | |
− | la fonction d'organisateurs, d'" administrateurs ": fonction qui, simplement,
| + | |
− | fait partie de toute l'activité dans le domaine en question. Ces
| + | |
− | hommes, travailleurs comme les autres, doivent assurer ainsi 1'" administration
| + | |
− | des choses " (liaison cohésion, équilibre, etc.), sans qu'il
| + | |
− | soit nécessaire pour cela d'ériger un " pouvoir politique
| + | |
− | " rigide en soi. Et le " pouvoir politique "comme tel comme " chose
| + | |
− | à part ", reste indéfinissable, car il ne correspond Ã
| + | |
− | aucune activité humaine normale, réelle, concrète.
| + | |
− | Et voilà pourquoi un " pouvoir politique " se vide et tombe de lui-même
| + | |
− | quand les fonctions réelles sont remplies normalement, par les services
| + | |
− | correspondants. " Comme tel ", il ne peut exister, car il n'y a pas de
| + | |
− | fonction " politique " spécifique dans une communauté humaine.
| + | |
− | M. Goldenweiser, juriste russe raconte dans ses souvenirs (Archives
| + | |
− | de la Révolution russe , revue des émigrés réfugiés
| + | |
− | avant la guerre à Berlin) qu'il habitait, lors de la Révolution,
| + | |
− | une ville d'Ukraine, dans une zone très mouvementée. Par
| + | |
− | le jeu des événements, la ville resta quelque temps sans
| + | |
− | " pouvoir " (ni blanc, ni rouge). Et, avec étonnement M. Goldenweiser
| + | |
− | constate que, durant toute cette période, la population vivait,
| + | |
− | travaillait et vaquait à ses besoins aussi bien - et même
| + | |
− | mieux - que lorsque le " pouvoir " y était. M. Goldenweiser n'est
| + | |
− | pas le seul à constater ce fait. Ce qui est étonnant, c'est
| + | |
− | que M. Goldenweiser en soit surpris. Serait-ce le " pouvoir " qui ferait
| + | |
− | vivre, agir et s'entendre les hommes pour satisfaire leurs besoins ? Y
| + | |
− | eut-il, au cours de l'histoire humaine, un " pouvoir " qui aurait rendu
| + | |
− | la société bien organisée, harmonieuse, heureuse ?
| + | |
− | C'est le contraire que l'histoire nous enseigne : les sociétés
| + | |
− | humaines se trouvaient - dans la mesure où c'était historiquement
| + | |
− | possible - heureuses, harmonieuses et progressives toujours aux époques
| + | |
− | où le " pouvoir politique " était faible (ancienne Grèce,
| + | |
− | certaines périodes du Moyen-Age, etc.) et où la population
| + | |
− | se trouvait plus ou moins abandonnée à elle-même. Et
| + | |
− | vice versa : un " pouvoir politique "fort, vrai, n'apportait jamais aux
| + | |
− | peuples autre chose que malheurs guerres, misère, stagnation et
| + | |
− | absence de progrès. Le pouvoir " politique " prit pied dans l'évolution
| + | |
− | des sociétés humaines pour des raisons historiques déterminées
| + | |
− | qui, de nos jours, n'existent plus . Nous ne pouvons pas nous en occuper
| + | |
− | ici, cela nous éloignerait trop de notre sujet. Bornons-nous Ã
| + | |
− | constater qu'au fond, depuis des millénaires, le " pouvoir " ne
| + | |
− | sut jamais rien faire d'autre que des guerres. Les manuels scolaires
| + | |
− | en font foi. Et l'époque actuelle en témoigne d'une façon
| + | |
− | éclatante
| + | |
− | On prétend que, pour pouvoir " administrer ", il faut pouvoir
| + | |
− | imposer, commander, recourir à des mesures coercitives. Un " pouvoir
| + | |
− | politique " serait donc une administration centrale d'un vaste ensemble
| + | |
− | (pays), disposant de moyens coercitifs. Mais, au besoin, un service administratif
| + | |
− | populaire peut recourir, comme tel, Ã des mesures de ce genre sans
| + | |
− | qu'il soit nécessaire d'installer, pour cela, un " pouvoir politique
| + | |
− | " spécifique permanent, et même plus efficacement que ce dernier.
| + | |
− | On prétend encore que les masses populaires sont incapables de
| + | |
− | s'organiser et de créer elles-mêmes une administration efficace.
| + | |
− | Au cours de cet ouvrage le lecteur trouvera, je l'espère, des preuves
| + | |
− | suffisantes du contraire.
| + | |
− | Si, en pleine Révolution sociale, les divers partis politiques
| + | |
− | veulent s'amuser à " organiser le pouvoir ", le peuple n'a qu'Ã
| + | |
− | poursuivre sa besogne révolutionnaire, laissant ces partis dans
| + | |
− | l'isolement : ce jeu inutile les lassera vite Si, après février,
| + | |
− | et surtout après octobre 1917, les travailleurs russes, au lieu
| + | |
− | de se créer de nouveaux maîtres, avaient tout simplement continué
| + | |
− | leur tâche, aidés par tous les révolutionnaires, défendus
| + | |
− | par leur armée, soutenus par le pays entier, l'idée même
| + | |
− | d'un " pouvoir politique " aurait bientôt disparu à tout jamais.
| + | |
− | Au cours de cet ouvrage, le lecteur trouvera de nombreux faits, jusqu'Ã
| + | |
− | présent inconnus, qui confirment ces thèses.
| + | |
− | Espérons que la prochaine révolution pourra entrevoir
| + | |
− | le vrai chemin et ne se laissera pas égarer par des " révolutionnaires
| + | |
− | en chambre " politique. '''[http://fra.anarchopedia.org/index.php/#%287%29 "Retour au texte"]'''
| + | |