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Catégorie:Textes de Bakounine

LE PATRIOTISME PHYSIOLIGIQUE OU NATUREL
Edition traduite du russe - 1869


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J'ai montré dans ma précédente lettre comment le patriotisme en tant que qualité ou passion naturelle procède d'une loi physiologique, de celle précisément qui détermine la séparation des êtres vivants en espèces, en familles et en groupes.

La passion patriotique est évidemment une passion solidaire. Pour la retrouver plus explicite et plus clairement déterminée dans le monde animal, il faut donc la chercher surtout parmi les espèces d'animaux qui, comme l'homme, sont doués d'une nature éminemment sociable ; parmi les fourmis, par exemple, les abeilles, les castors et bien d'autres qui ont des habitations communes stables, aussi bien que parmi les espèces qui errent en troupeaux ; les animaux à domicile collectif et fixe, représentant, toujours au point de vue naturel, la patriotisme des peuples agriculteurs, et les animaux vagabonds en troupeaux, celui des peuples nomades.

Il est évident que le premier est plus complet que ce dernier, qui n'implique, lui, que la solidarité des individus dans le troupeau, tandis que le premier y ajoute encre celle des individus avec le sol ou le domicile qu'ils habitent. L'habitude qui, pour les animaux aussi bien que pour l'homme, constitue une seconde nature, certaines manières de vivre, sont beaucoup mieux déterminées, plus fixées parmi les animaux collectivement sédentaires, que parmi les troupeaux vagabonds, et les habitudes différentes, ces manières particulières d'exister, constituent un élément essentiel du patriotisme.

On pourrait définir le patriotisme naturel ainsi : c'est un attachement instinctif, machinal et complètement dénué de critique pour des habitudes d'existence collectivement prises et héréditaires ou traditionnelles, et une hostilité tout aussi instinctive et machinale contre toute autre manière de vivre. C'est l'amour des siens et du sien et la haine de tout ce qui porte un caractère étranger. La patriotisme, c'est donc un égoïsme collectif d'un côté et la guerre de l'autre.

Ce n'est point une solidarité assez puissante pour qu'au besoin, les individus membres d'une collectivité animale ne s'entre-dévorent pas mutuellement ; mais elle est assez forte pourtant pour que tous ces individus, oubliant leurs discordes civiles, s'unissent contre chaque intrus qui leur arriverait d'une collectivité étrangère.

Voyez les chiens d'un village, par exemple. Les chiens ne forment point naturellement de république collective ; abandonnés à leurs propres instincts, ils vivent en troupeaux errants, comme les loups, et ce n'est que sous l'influence de l'homme qu'ils deviennent des animaux sédentaires. Mais une fois établis, ils constituent dans chaque village une sorte de république non communautaire, mais fondée sur la liberté individuelle, selon la formule tant aimée des économistes bourgeois : chacun pour soi et le diable attrape le dernier. C'est un laissez-faire et laissez-aller sans limite, une concurrence, une guerre civile sans merci et sans trêve, où le plus fort mord toujours le plus faible — tout à fait comme dans les républiques bourgeoises. Maintenant qu'un chien d'un village voisin vienne à passer seulement dans leur rue, et vous voyez aussitôt tous ces citoyens en discorde se ruer en masse contre le malheureux étranger.

Je le demande, n'est-ce pas la copie fidèle, ou plutôt l'original des copies qui se répètent chaque jour dans l'humaine société ? N'est-ce pas une manifestation parfaite de ce patriotisme naturel duquel j'ai dit et j'ose encore répéter, qu'il n'est rien qu'une passion toute bestiale ? Bestial, il l'est sans doute, puisque les chiens incontestablement sont des bêtes, et que l'homme, animal comme le chien et comme tous les autres animaux sur la terre, mais animal doué de la faculté physiologique de penser et de parler, commence son histoire par la bestialité pure pour arriver à travers tous les siècles à la conquête et à la constitution plus parfaite de son humanité.

Une fois cette origine de l'homme connue, il n'est plus besoin de s'étonner de sa bestialité, qui est un fait naturel parmi d'autres faits naturels, ni même de s'indigner contre elle, d'où il ne résulte pas du tout qu'il ne faille la combattre avec la plus grande énergie, puisque toute la vie humaine de l'homme n'est rien qu'un combat incessant contre sa bestialité naturelle au profit de son humanité.

J'ai tenu seulement à constater que le patriotisme, que les poètes, les mystiques, les politiciens de toutes les écoles, les gouvernements et toutes les classes privilégiées nous vantent comme une vertu idéale et sublime, prend ses racines non dans l'humanité de l'homme, [mais] dans sa bestialité.

Et en effet, c'est à l'origine de l'histoire et, actuellement, c'est dans les parties les moins civilisées de l'humaine société, que nous voyons le patriotisme naturel régner sans partage. — Il constitue dans les collectivités humaines un sentiment sans doute beaucoup plus compliqué que dans les autres collectivités animales, par cette seule raison que la vie de l'homme, animal pensant et parlant, embrasse incomparablement plus d'objets que celle des animaux des autres espèces : aux habitudes et aux traditions toutes physiques viennent encore se joindre chez lui les traditions plus ou moins abstractives, intellectuelles et morales, une foule d'idées et de représentations fausses ou vraies, avec différentes coutumes religieuses, économiques, politiques et sociales. — Tout cela constitue autant d'éléments du patriotisme naturel de l'homme, en tant que toutes ces choses, se combinant d'une façon ou d'une autre, forment, pour une collectivité particulière quelconque, un mode particulier d'existence, une manière traditionnelle de vivre, de penser et d'agir autrement que les autres.

Mais quelque différence qu'il y ait entre le patriotisme naturel des collectivités humaines et celui des collectivités animales, sous le rapport de la quantité et même de la qualité des objets qu'ils embrassent, ils ont ceci de comment qu'ils sont également des passions instinctives, traditionnelles, habituelles, collectives et que l'intensité de l'un aussi bien que de l'autre ne dépend aucunement de la nature de leur contenu. On pourrait dire au contraire que moins ce contenu est compliqué, plus il est simple, et plus intense et plus énergiquement exclusif est le sentiment patriotique qui le manifeste et l'exprime.

L'animal est évidemment beaucoup plus attaché aux coutumes traditionnelles de la collectivité dont il fait partie que l'homme ; chez lui cet attachement patriotique est fatal et, incapable de s'en défaire par lui-même, il ne s'en délivre parfois que sous l'influence de l'homme. De même, dans les collectivités humaines, moins grande est la civilisation, moins compliqué et plus simple est le fond même de la vie sociale, et plus le patriotisme naturel, c'est-à-dire l'attachement instinctif des individus pour toutes les habitudes matérielles, intellectuelles et morales qui constituent la vie traditionnelle et coutumière d'une collectivité particulière, aussi bien que leur haine pour tout ce qui en diffère, pour tout ce qui y est étranger, se montrent intenses. — D'où il résulte que le patriotisme naturel est en raison même de l'humanité dans les sociétés humaines.

Personne ne contestera que le patriotisme instinctif ou naturel des misérables populations des zones glacées, que la civilisation humaine a à peine effleurées et où la vie matérielle elle-même est si pauvre, ne soit infiniment plus fort ou exclusif que le patriotisme d'un Français, d'un Anglais ou d'un Allemand, par exemple. L'Allemand, l'Anglais, le Français peuvent vivre et s'acclimater partout, — tandis que l'habitant des régions polaires mourrait bientôt du mal du pays, si on l'en tenait éloigné. Et pourtant, quoi de plus misérable et de moins humain que son existence ! Ce qui prouve encore une fois que l'intensité du patriotisme naturel n'est point une preuve d'humanité, mais de bestialité.

A côté de cet élément positif du patriotisme, qui consiste dans l'attachement instinctif des individus pour le mode particulier d'existence de la collectivité dont ils sont les membres, il y a encore l'élément négatif, tout aussi essentiel que le premier et qui en est inséparable : c'est l'horreur également instinctive pour tout de qui y est étranger — instinctive et par conséquent tout à fait bestiale ; oui, réellement bestiale, car cette horreur est d'autant plus énergique et plus invincible que celui qui l'éprouve a moins pensé et compris, est moins homme.

Aujourd'hui, on ne trouve cette horreur patriotique pour l'étranger que chez les peuples sauvages ; on la retrouve en Europe au milieu des populations à demi sauvages que la civilisation bourgeoise n'a point daigné éclairer, — mais qu'elle n'oublie jamais d'exploiter. Il y a dans les plus grandes capitales d'Europe, à Paris même, et à Londres surtout, des rues abandonnées à une population misérable et qu'aucune lumière n'a jamais éclairée. — Il suffit qu'un étranger s'y présente pour qu'une foule d'êtres humains misérables, hommes, femmes, enfants, à peine vêtus et portant sur leurs figures et sur toute leur personne les signes de la misère la plus affreuse et de la plus profonde abjection, l'entourent, l'insultent et quelquefois même le maltraitent, seulement parce qu'il est étranger. — Ce patriotisme brutal et sauvage n'est-il donc point la négation la plus criante de tout ce qui s'appelle : humanité ?

Et pourtant, il est des journaux bourgeois très éclairés, comme le Journal de Genève, par exemple, qui n'éprouvent aucune honte en exploitant ce préjugé si peu humain et cette passion toute bestiale. Je veux pourtant leur rendre justice et je reconnais volontiers qu'ils les exploitent sans les partager en aucune manière, et seulement parce qu'ils trouvent intérêt à les exploiter, de même que font aujourd'hui à peu près tous les prêtres de toutes les religions, qui prêchent les niaiseries religieuses sans y croire, et seulement parce que qu'il est évidemment dans l'intérêt des classes privilégiées que les masses populaires continuent, elles, d'y croire.

Lorsque le Journal de Genève se trouve à bout d'arguments et de preuves, il dit : c'est une chose, une idée, un homme étrangers, et il a une si petite idée de ses compatriotes, qu'il espère qu'il lui suffira de proférer ce mot terrible d'étranger pour qu'oubliant tout, et sens commun et humanité et justice, ils se mettent tous de son côté.

Je ne suis point genevois, mais j'ai trop de respect pour les habitants de Genève, pour ne pas croire qu'il [le Journal de Genève] se trompe. Ils ne voudront sans doute pas sacrifier l'humanité à la bestialité exploitée par l'astuce.

J'ai dit que le patriotisme en tant qu'instinctif ou naturel, ayant toutes ses racines dans la vie animale, ne présente rien en plus qu'une combinaison particulière d'habitudes collectives : matérielles, intellectuelles et morales, économiques, politiques, religieuses et sociales, développées par la tradition ou par l'histoire, dans une société humaine restreinte. Ces habitudes, ai-je ajouté, peuvent être bonnes ou mauvaises, le contenu ou l'objet de ce sentiment instinctif n'ayant aucune influence sur le degré de son intensité ; et même si l'on devait admettre sous ce dernier rapport une différence quelconque, elle pencherait plutôt en faveur des mauvaises habitudes que des bonnes. Car — à cause même de l'origine animale de toute humaine société, et par l'effet de cette force d'inertie, qui exerce une action tout aussi puissante dans le monde intellectuel et moral que dans le monde matériel — dans chaque société qui ne dégénère pas encore, mais qui progresse et marche en avant, les mauvaises habitudes, ayant toujours pour elles la priorité du temps, sont plus profondément enracinées que les bonnes. Ceci nous explique pourquoi, sur la somme totale des habitudes collectives actuelles, dans les pays les plus avancés du monde civilisé, les neuf dixièmes au moins ne valent rien.

Qu'on ne s'imagine pas que je veuille déclarer la guerre à l'habitude qu'ont généralement la société et les hommes de se laisser gouverner par l'habitude. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, ils ne font que fatalement obéir à une loi naturelle, et il serait absurde de se révolter contre des lois naturelles. L'action de l'habitude dans la vie intellectuelle et morale des individus aussi bien que des sociétés est la même que celle de l'action végétative dans la vie animale. L'une et l'autre sont des conditions d'existence et de réalité. Le bien aussi bien que le mal, pour devenir une chose réelle, doit passer en habitude soit dans l'homme pris individuellement, soit dans la société. Tous les exercices, toutes les études auxquels les hommes se livrent n'ont point d'autre but, et les meilleures choses ne s'enracinent dans l'homme, au point de devenir sa seconde nature, que par cette puissance d'habitude. Il ne s'agit donc pas de se révolter follement contre elle, puisque c'est une puissance fatale, qu'aucune intelligence ni volonté humaine ne sauraient renverser. Mais si, éclairés par la raison du siècle et par l'idée que nous nous formons à la vraie justice, nous voulons sérieusement devenir des hommes, nous n'avons qu'une chose à faire : c'est d'employer constamment la force de volonté, c'est-à-dire l'habitude de vouloir, que des circonstances indépendantes de notre vouloir ont développées en nous, à l'extirpation de nos mauvaises habitudes et à leur remplacement par des bonnes. Pour humaniser une société tout entière, il faut détruire sans pitié toutes les causes, toutes les conditions économiques, politique et sociales qui produisent dans les individus la tradition du mal, et à les remplacer par des conditions qui auraient pour conséquence nécessaire d'engendrer dans ces mêmes individus la pratique et l'habitude du bien.

Au point de vue de la conscience moderne, de l'humanité et de la justice, telles que, grâce aux développements passés de l'histoire, nous sommes enfin parvenus à comprendre, le patriotisme est une mauvaise, étroite et funeste habitude, puisqu'elle est la négation de l'égalité et de la solidarité humaines. La question sociale, posée pratiquement aujourd'hui par le monde ouvrier de l'Europe et de l'Amérique, et dont la solution n'est possible que par l'abolition des frontières des États, tend nécessairement à détruire cette habitude traditionnelle dans la conscience des travailleurs de tous les pays. Je montrerai plus tard comment, dès le commencement de ce siècle, elle a été déjà fortement ébranlée dans la conscience de la haute bourgeoisie financière, commerçante et industrielle, par le développement prodigieux et tout international de sa richesse et de ses intérêts économiques. Mais il faut que je montre d'abord comment, bien avant cette révolution bourgeoise, le patriotisme naturel, instinctif et qui par sa nature même ne peut être qu'un sentiment très étroit, très restreint et une habitude collective toute locale, a été, dès le début de l'histoire, profondément modifié, dénaturé et diminué par la formation successive des États politiques.

En effet, le patriotisme en tant que sentiment tout à fait naturel, c'est-à-dire produit par la vie réellement solidaire d'une collectivité et encore point ou peu affaibli par la réflexion ou par l'effet des intérêts économiques et politiques, aussi bien que par celui des abstractions religieuses ; ce patriotisme sinon tout à fait, du moins en grande partie animal, ne peut embrasser qu'un monde très restreint : une tribu, une commune, un village. Au commencement de l'histoire, comme aujourd'hui chez les peuples sauvages, il n'y avait point de nation, ni de langue nationale ni de culte national , — il n'y avait donc pas de patrie dans le sens politique de ce mot. Chaque petite localité, chaque village avait sa langue particulière, son dieu, son prêtre ou son sorcier, et n'était rien qu'une famille multipliée, élargie, qui s'affirmait en vivant, et qui, en guerre avec toutes les autres tribus, niait par son existence tout le reste de l'humanité. Tel est le patriotisme naturel dans son énergique et naïve crudité.

Nous retrouverons encore des restes de ce patriotisme même dans quelques-uns des pays les plus civilisés de l'Europe, en Italie, par exemple, surtout dans les provinces méridionales de la péninsule italienne, où la configuration du sol, les montagnes et la mer, créant des barrières entre les vallées, les communes et les villes, les sépare, les isole et les rend à peu près étrangères l'une à l'autre. Proudhon, dans sa brochure sur l'unité italienne, a observé avec beaucoup de raison que cette unité n'était encore qu'une idée, une passion toute bourgeoise et nullement populaire ; que les populations des campagnes au moins y sont restées jusqu'à cette heure en très grande partie étrangères, et j'ajouterai hostiles, parce que cette unité se met en contradiction, d'un côté, avec leur patriotisme local ; de l'autre, ne leur a rien apporté jusqu'ici qu'une exploitation impitoyable, l'oppression et la ruine.

Même en Suisse, surtout dans les cantons primitifs, ne voyons-nous pas très souvent le patriotisme local lutter contre le patriotisme cantonal et ce dernier contre le patriotisme politique, national de la Confédération républicaine tout entière ?

Pour me résumer, je conclus que le patriotisme en tant que sentiment naturel, étant dans son essence et dans sa réalité un sentiment essentiellement tout local, est un empêchement sérieux à la formation des États, et par conséquent ces derniers, et avec eux la civilisation, n'ont pu s'établir qu'en détruisant sinon tout à fait, au moins à un degré considérable, cette passion animale.

Michel Bakounine