L'anarchie

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L'anarchie

Le mot anarchie vient du grec et signifie, à proprement parler, sans gouvernement : état d'un peuple qui se régit sans autorités constituées, sans gouvernement.

Avant qu'une telle organisation commence à être considérée comme possible et désirable par toute une catégorie de penseurs, et avant qu'elle ne soit prise comme but par un parti qui est désormais devenu l'un des facteurs les plus importants des luttes sociales modernes, le mot anarchie était universellement pris dans le sens de désordre, de confusion ; et il est encore utilisé aujourd'hui dans ce sens par les masses ignorantes et par les adversaires intéressés à déformer la vérité.

Nous n'entrerons pas dans des considérations philologiques, parce que le problème n'est pas d'ordre philologique mais historique. Le sens vulgaire du mot ne méconnaît pas sa signification véritable et étymologique, mais il en est un dérivé, dû à ce préjugé : le gouvernement serait un organe nécessaire à la vie sociale et une société sans gouvernement devrait par conséquent être la proie du désordre, et osciller entre la toute puissance effrénée des uns et la vengeance aveugle des autres.

L'existence de ce préjugé et son influence sur le sens qui a été donné au mot anarchie s'expliquent facilement.

Comme tous les êtres vivants, l'homme s'adapte et s'habitue aux conditions dans lesquelles il vit, et il transmet, par hérédité, les habitudes qu'il a acquises. C'est ainsi qu'étant né et ayant vécu dans les chaînes, et étant l'héritier d'une longue série d'esclaves, l'homme a cru, quand il a commencé à penser, que l'esclavage était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue comme quelque chose d'impossible. De la même façon, contraint depuis des siècles et donc habitué à attendre le travail, c'est-à-dire le pain, du bon vouloir du patron, ainsi qu'à voir sa propre vie perpétuellement à la merci de celui qui possède la terre et le capital, le travailleur a fini par croire que c'est le patron qui lui permet de manger et il se demande naïvement comment on ferait pour vivre si les maîtres n'étaient pas là.

Imaginez quelqu'un qui aurait eu les deux jambes attachées depuis sa naissance, et qui aurait cependant trouvé le moyen de marcher tant bien que mal : il pourrait très bien attribuer cette faculté de se déplacer à ces liens, précisément - qui ne font au contraire que diminuer et paralyser l'énergie musculaire de ses jambes.

Et si aux effets naturels de l'habitude s'ajoute l'éducation donnée par le patron, par le prêtre, par le professeur, etc., qui sont tous intéressés à prêcher que les maîtres et le gouvernement sont nécessaires, s'il s'y ajoute le juge et le policier qui font tout pour réduire au silence quiconque penserait différemment et serait tenté de propager ce qu'il pense, on comprendra comment a pu s'enraciner dans le cerveau peu cultivé de la masse laborieuse le préjugé selon lequel le patron et le gouvernement sont utiles et nécessaires.

Imaginez qu'à cet homme qui a les deux jambes attachées, dont nous parlions, le médecin fasse toute une théorie et expose mille exemples habilement inventés pour le persuader qu'il ne pourrait ni marcher ni vivre si ses deux jambes étaient libres : cet homme défendrait farouchement ses liens et verrait un ennemi en quiconque voudrait les lui détacher.

Puisqu'on croyait que le gouvernement était nécessaire et que sans gouvernement il ne pouvait y avoir que désordre et confusion, il était donc naturel et logique que le mot anarchie, qui signifie absence de gouvernement, apparaisse comme synonyme d'absence d'ordre.

C'est là un fait qui n'est pas sans précédent dans l'histoire des mots. Aux temps et dans les pays où le peuple croyait nécessaire le gouvernement d'un seul (monarchie), le mot république, qui signifie gouvernement de plusieurs, était précisément employé dans le sens de désordre et de confusion, sens qu'on retrouve encore vivace dans la langue populaire de presque tous les pays.

Changez l'opinion, persuadez le peuple que non seulement le gouvernement n'est pas nécessaire mais qu'il est extrêmement nuisible et, dès lors, le mot anarchie, précisément parce qu'il signifie absence de gouvernement, signifiera pour tous : ordre naturel, harmonie des besoins et des intérêts de tous, liberté totale dans la solidarité totale.

C'est donc bien à tort que certains disent que les anarchistes ont mal choisi leur nom parce que ce nom est compris de façon erronée par les masses et qu'il se prête à une fausse interprétation. L'erreur ne dépend pas du nom mais de la chose; et les difficultés que les anarchistes rencontrent dans leur propagande ne dépendent pas du nom qu'ils se donnent mais de ce que leur conception va à l'encontre de tous les préjugés bien ancrés que le peuple nourrit au sujet du rôle du gouvernement, ou, comme on dit aussi, de l'Etat.

Avant d'aller plus loin, il est bon de s'expliquer sur ce dernier mot qui est vraiment, à notre avis, la source de nombreux malentendus.

Les anarchistes (dont nous-mêmes) se sont servi et se servent couramment du mot Etat, et ils entendent par là cet ensemble d'institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., qui enlèvent au peuple la gestion de ses propres affaires, la détermination de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité pour les confier à un petit nombre. Et, par usurpation ou par délégation de pouvoir, ce petit nombre se trouve investi du droit de faire les lois sur tout et pour tous et de contraindre le peuple à les respecter en se servant au besoin de la force de tous.

En ce sens, le mot Etat signifie gouvernement ; ou encore c'est, si l'on veut, l'expression impersonnelle, abstraite de cette réalité qui s'incarne en la personne du gouvernement. Les expressions abolition de l'Etat, Société sans État, etc., correspondent donc parfaitement à la conception que veulent exprimer les anarchistes : destruction de tout ordre politique fondé sur l'autorité et instauration d'une société d'hommes libres et égaux, fondée sur l'harmonie des intérêts et sur le concours volontaire de tous pour mener à bien les tâches sociales.

Mais le mot Etat a beaucoup d'autres significations, dont certaines prêtent à équivoque, particulièrement quand on s'adresse à des hommes qui, à cause de leur pénible situation sociale, n'ont pas eu le loisir de s'habituer aux subtiles distinctions du langage scientifique ; ou pire encore, quand il s'agit d'adversaires de mauvaise foi qui sont intéressés à jeter la confusion et à ne pas vouloir comprendre.

C'est ainsi que le mot Etat s'emploie fréquemment pour désigner une société donnée, telle ou telle collectivité humaine, groupée sur un territoire donné et constituant ce que l'on appelle une entité morale ; et cela indépendamment de la façon dont les membres de la collectivité en question sont groupés et des rapports qu'ils entretiennent entre eux.

On l'utilise aussi tout simplement comme synonyme de société. C'est à cause de ces significations différentes du mot Etat que nos adversaires croient ou plutôt feignent de croire que les anarchistes veulent abolir tout lien social, tout travail collectif et réduire les hommes à l'isolement, c'est-à-dire à une condition pire que l'état de barbarie.

On entend aussi par Etat l'administration suprême d'un pays, le pouvoir central, distinct du pouvoir au niveau de la province ou de la commune. Ce qui explique que certains s'imaginent que les anarchistes veulent simplement une décentralisation géographique laissant intact le principe de gouvernement : c'est confondre l'anarchie avec le cantonalisme ou le communalisme.

Enfin, le mot Etat signifie aussi condition, façon d'être, régime de vie sociale, etc. Et c'est pourquoi nous disons, par exemple, qu'il faut changer l'état économique de la classe ouvrière, ou que l'état anarchique est le seul état social fondé sur le principe de la solidarité, et autres phrases semblables qui peuvent à première vue paraître bizarres et contradictoires, employées par nous qui disons, par ailleurs et dans un autre sens, que nous voulons abolir l'Etat.

Pour toutes ces raisons, nous croyons qu'il vaudrait mieux utiliser le moins possible l'expression abolition de l'Etat et la remplacer par cette autre, plus claire et plus concrète : abolition du gouvernement.

C'est en tout cas ce que nous ferons au cours de ce travail.

  ***

Nous avons dit que l'Anarchie est la société sans gouvernement.

Mais la suppression des gouvernements est-elle possible, souhaitable et prévisible ?

C'est ce que nous allons voir.

Qu'est-ce que le gouvernement ?

Malgré les coups que lui a portés la science positive, la tendance métaphysique est encore solidement enracinée dans l'esprit de la plupart de nos contemporains. Cette tendance métaphysique est une maladie de l'esprit qui fait qu'après avoir extrait les qualités d'un être par un processus logique d'abstraction, l'homme subit une espèce d'hallucination qui lui fait prendre l'abstraction pour un être réel. C'est ainsi que beaucoup voient dans le gouvernement un être moral, doté de certains attributs (la raison, la justice, l'équité), indépendants des personnes qui sont au gouvernement. Pour eux, le gouvernement, et plus abstraitement encore, l'Etat, c'est le pouvoir social abstrait ; c'est le représentant, abstrait toujours, des intérêts généraux; c'est l'expression du droit de tous considéré comme limite aux droits de chacun. Et cette façon de concevoir le gouvernement a le soutien des intéressés pour qui l'important, c'est que le principe d'autorité soit sauf et qu'il survive toujours aux coups que lui portent ceux qui se succèdent dans l'exercice du pouvoir et aux erreurs qu'ils commettent.

Pour nous, le gouvernement, c'est l'ensemble des gouvernants. Et les gouvernants - rois, présidents, ministres, députés, etc. - ce sont ceux qui ont la faculté de faire des lois pour réglementer les rapports des hommes entre eux et de les faire exécuter ; de décréter et de percevoir les impôts ; de contraindre au service militaire ; de juger et de punir ceux qui contreviennent aux lois ; de soumettre à des règles, de superviser les contrats privés et de leur donner une sanction légale ; de monopoliser certaines branches de la production et certains services publics, ou toute la production et tous les services publics s'ils le veulent ; de promouvoir ou d'entraver l'échange de produits ; de faire la guerre aux gouvernants d'autres pays ou de faire la paix avec eux; de concéder ou de retirer des franchises ; etc. Bref, les gouvernants, ce sont ceux qui ont, à un degré plus ou moins élevé, la faculté de se servir de la force sociale - c'est-à-dire de la force physique, intellectuelle et économique de tous - pour obliger tout le monde à faire ce qu'ils veulent, eux. Cette faculté constitue, pour nous, le principe de gouvernement, le principe d'autorité.

Quelle est la raison d'être du gouvernement ?

Pourquoi abdiquer sa propre liberté, sa propre initiative dans les mains d'un petit nombre ? Pourquoi leur donner cette faculté de s'emparer de la force de tous, contre la volonté de chacun ou non, et d'en disposer à leur gré ? Ont-ils donc tant de qualités exceptionnelles qu'ils puissent, avec quelque apparence de raison, se substituer à la masse et s'occuper des intérêts, de tous les intérêts des hommes, mieux que ne sauraient le faire les intéressés ? Sont-ils infaillibles et incorruptibles au point qu'on puisse avec apparemment assez de prudence confier le sort de chacun et de tous à leur science et à leur bonté ?

Et quand bien même il existerait des hommes dont la bonté et le savoir seraient infinis, quand bien même le pouvoir gouvernemental irait aux plus capables et aux meilleurs - et c'est là une hypothèse que l'Histoire n'a jamais confirmée, et dont nous pensons qu'il est impossible qu'elle soit jamais confirmée - est-ce que le fait d'avoir en main le gouvernement ajouterait quoi que ce soit à leur capacité de faire le bien ou est-ce qu'au contraire cette capacité ne s'en trouverait pas paralysée et détruite par la nécessité où se trouvent les hommes qui sont au gouvernement de s'occuper de multiples choses auxquelles ils n'entendent rien, et surtout de gaspiller le meilleur de leur énergie pour se maintenir au pouvoir, contenter leurs amis, tenir les mécontents en bride et mâter les rebelles ?

De plus, qui désigne les gouvernants, bons ou pas, savants ou ignorants, à cette haute fonction ? S'imposent-ils d'eux-mêmes par droit de guerre, de conquête ou de révolution ? Mais alors, quelle garantie peut-on avoir que c'est bien l'intérêt commun qui les inspire ? Ce n'est alors qu'une question d'usurpation, tout simplement, et à ceux qui sont dominés, aux mécontents, il ne reste plus qu'à faire appel à la force pour secouer le joug. Sont-ils choisis par telle ou telle classe, par tel ou tel parti ? Alors, ce seront sans aucun doute les intérêts et les idées de cette classe ou de ce parti qui triompheront, et la volonté et les intérêts des autres seront sacrifiés. Sont-ils élus au suffrage universel ? Mais alors, le seul critère, c'est le nombre, qui n'est certes pas une preuve de raison, de justice ou de capacité. Seront élus ceux qui savent le mieux emberlificoter la masse; et la minorité, qui peut très bien être la moitié moins un, sera sacrifiée. Sans compter que l'expérience a démontré qu'il est impossible de trouver un mécanisme électoral qui permette aux élus d'être, à tout le moins, les représentants réels de la majorité.

Les théories qui ont essayé d'expliquer et de justifier l'existence du gouvernement sont aussi nombreuses que variées. Mais elles sont toutes fondées sur cette idée préconçue, avouée ou non: les hommes ont des intérêts contraires et il faut une force extérieure et supérieure pour obliger les uns à respecter les intérêts des autres, en prescrivant et en imposant la règle de conduite qui fera s'harmoniser au mieux les intérêts en lutte et permettra à chacun de trouver le maximum possible de satisfaction avec le minimum possible de sacrifices.

Si les intérêts, les tendances, les désirs d'un individu sont en opposition avec ceux d'un autre individu ou, éventuellement, de la société tout entière, qui aura le droit et la force d'obliger l'un à respecter les intérêts de l'autre ? Qui pourra empêcher tel ou tel citoyen de violer la volonté générale ? La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres; mais qui fixera ces limites, et qui les fera respecter ? Les antagonismes naturels des intérêts et des passions rendent le gouvernement nécessaire et justifient l'autorité qui intervient dans la lutte sociale en tant que modératrice, et assigne les limites des droits et des devoirs de chacun. Voilà ce que disent le théoriciens de l'autoritarisme.

Ceci, pour la théorie. Mais pour être justes, les théories doivent être fondées sur les faits et les expliquer ; et on sait trop bien comment, en économie sociale, les théories sont trop souvent inventées pour justifier les faits, autrement dit pour défendre le privilège et le faire accepter sans histoire par ceux-là même qui en sont les victimes.

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Tout au long de l'Histoire, tout comme à l'époque actuelle, le gouvernement est soit la domination brutale, violente, arbitraire d'un petit nombre sur les masses; soit un instrument destiné à garantir leur domination et le privilège à ceux qui par force, ruse ou héritage, ont accaparé tous les moyens d'existence, dont la terre d'abord, et s'en servent pour tenir le peuple en esclavage et le faire travailler pour leur propre compte.

On opprime les hommes de deux façons : soit directement, par la force brutale, par la violence physique ; soit indirectement, en leur enlevant les moyens de subsistance et en les réduisant ainsi à discrétion. La première façon est à l'origine du pouvoir, c'est-à-dire du privilège politique ; et la seconde à l'origine de la propriété, c'est-à-dire du privilège économique. On peut aussi opprimer les hommes en agissant sur leur intelligence et sur leurs sentiments : c'est là le pouvoir religieux ou universitaire ; mais comme l'esprit n'est jamais que la résultante des forces matérielles, le mensonge et les corps constitués pour le propager n'ont de raison d'être qu'autant qu'ils sont la conséquence des privilèges politiques et économiques, et un moyen pour les défendre et les consolider.

Dans les sociétés primitives, peu populeuses et dans lesquelles les rapports sociaux ne sont pas très compliqués, les deux pouvoirs, politique et économique, se trouvent réunis dans les mêmes mains, qui peuvent être celles d'une seule et même personne ; ceci, quand une circonstance quelconque a empêché que ne s'établissent des habitudes, des coutumes de solidarité, ou qu'elle a détruit celles qui existaient et établi la domination de l'homme sur l'homme. Ceux qui, par la force, ont vaincu et terrorisé les autres disposent des personnes et des choses des vaincus, les contraignent à les servir, à travailler pour eux et à faire en tout leur volonté à eux. Ils sont tout à la fois propriétaires, législateurs, rois, juges et bourreaux.

Mais les sociétés s'agrandissent, les besoins augmentent, les rapports sociaux se compliquent et il devient impossible qu'un despotisme de ce type se prolonge davantage. Pour des raisons de sécurité, de commodité et parce qu'il leur est impossible de faire autrement, les dominateurs se trouvent placés devant une double nécessité : d'une part, s'appuyer sur une classe privilégiée, c'est-à-dire sur un certain nombre d'individus co-intéressés à leur domination ; et d'autre part, laisser chacun subvenir comme il peut à ses propres besoins et se réserver la domination suprême qui est le droit d'exploiter tout le monde au maximum et une façon de satisfaire cette vanité : commander. Et c'est ainsi que se développe la richesse privée, autrement dit la classe des propriétaires : à l'ombre du pouvoir, sous sa protection et avec sa complicité, et souvent à son insu et pour des raisons qui échappent à son contrôle. En concentrant peu à peu dans leurs mains les moyens de production, les vraies sources de la vie -l'agriculture, l'industrie, les échanges, etc. - ces propriétaires finissent par constituer un pouvoir en soi, et ce pouvoir, à cause de la supériorité de ses moyens et de la grande quantité d'intérêts qu'il recouvre, finit toujours par soumettre plus ou moins ouvertement le pouvoir politique, autrement dit le gouvernement, et à faire de lui un gendarme à son service.

Ce phénomène s'est reproduit maintes fois au cours de l'Histoire. Chaque fois que la violence physique, brutale, a pris le dessus dans une société, à la suite d'une invasion ou d'une quelconque entreprise militaire, les vainqueurs ont clairement tendu à concentrer dans leurs mains le gouvernement et la propriété. Cependant, la nécessité pour le gouvernement de se gagner la complicité d'une classe puissante, les exigences de la production, l'impossibilité dans laquelle il se trouve de pouvoir tout surveiller et tout diriger, tout cela a toujours rétabli la propriété privée, la division des deux pouvoirs, et par-là même, la dépendance effective de ceux qui ont en main la force, les gouvernements, envers ceux qui ont en main les sources mêmes de la force, les propriétaires. Le gouvernant finit toujours, fatalement, par être le gendarme au service du propriétaire.

Ce phénomène n'a jamais été aussi accentué qu'à l'époque moderne. Grâce au développement de la production, à l'extension énorme des affaires, à la puissance démesurée que l'argent a acquis, et à toutes les données économiques qu'ont apporté la découverte de l'Amérique, l'invention des machines, etc., la classe capitaliste s'est assurée une telle suprématie qu'elle ne s'est plus contentée de disposer de l'appui du gouvernement : elle a voulu que le gouvernement soit issu d'elle-même. Un gouvernement qui tirait son origine du droit de conquête (droit divin, comme disaient les rois et leurs prêtres) était bien soumis par les circonstances à la classe capitaliste, mais il gardait toujours une attitude hautaine et méprisante envers ses anciens esclaves désormais enrichis, et il montrait des velléités d'indépendance et de domination. Un tel gouvernement était bien le défenseur des propriétaires, le gendarme à leur service, mais il était de ces gendarmes qui se croient quelqu'un et qui se montrent brutaux envers ceux qu'ils sont chargés d'escorter et de défendre, quand ils ne les dévalisent ou ne les massacrent pas au détour du chemin. La classe capitaliste s'en est débarrassée et s'en débarrasse par des moyens plus ou moins violents pour le remplacer par un gouvernement choisi par elle, composé de membres de sa classe, continuellement sous son contrôle et spécialement organisé pour la défendre contre les revendications possibles des déshérités.

C'est de là que vient le système parlementaire moderne.

Le gouvernement est, aujourd'hui, composé de propriétaires et de gens à la dévotion des propriétaires ; il est tout entier à la disposition des propriétaires, à tel point que les plus riches dédaignent souvent d'en faire partie : Rothschild n'a pas besoin d'être député ou ministre, il lui suffit de tenir députés et ministres sous sa dépendance.

Dans beaucoup de pays, le prolétariat participe plus ou moins a l'élection du gouvernement, mais il y participe d'une façon purement formelle. C'est une concession que la bourgeoisie a fait pour utiliser le concours du peuple dans sa lutte contre le pouvoir royal et l'aristocratie, et aussi pour détourner le peuple de penser à s'émanciper : elle lui donne une souveraineté apparente. Que la bourgeoisie l'ait ou non prévu quand elle a concédé pour la première fois au peuple le droit de vote, il n'en est pas moins certain que ce droit de vote s'est révélé parfaitement dérisoire et tout juste bon à consolider le pouvoir de la bourgeoisie en donnant à la partie la plus énergique du prolétariat l'espoir, vain, d'arriver un jour au pouvoir.

Même avec le suffrage universel, et nous pourrions dire particulièrement avec le suffrage universel, le gouvernement est resté le serviteur de la bourgeoisie et le gendarme à son service. S'il en était autrement, si le gouvernement menaçait de devenir hostile à la bourgeoisie, si la démocratie pouvait un jour être autre chose qu'un leurre pour tromper le peuple, la bourgeoisie menacée dans ses intérêts s'empresserait de se révolter et emploierait toute la force et toute l'influence qui lui viennent de ce qu'elle possède la richesse pour rappeler le gouvernement à son rôle de simple gendarme à son service.

Quel que soit le nom que prend le gouvernement, quelles que soient son origine et son organisation, son rôle essentiel est partout et toujours d'opprimer et d'exploiter les masses, et de défendre les oppresseurs et les exploiteurs. Et ses rouages principaux, caractéristiques, indispensables, sont le policier et le percepteur, le soldat et le garde-chiourme, auxquels s'ajoute immanquablement le marchand de mensonges, qu'il soit prêtre ou professeur, appointé et protégé par le gouvernement pour asservir les esprits et les rendre dociles au joug.

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Certes, à ce rôle fondamental du gouvernement et à ces rouages essentiels se sont ajoutés d'autres rôles et d'autres rouages au cours de l'Histoire. Admettons même que, dans un pays quelque peu civilisé, il n'ait jamais, ou presque jamais, pu exister de gouvernement qui ne se soit attribué des rôles utiles ou indispensables à la vie sociale, en plus de son rôle d'oppresseur et de spoliateur. Loin d'infirmer ce qui suit, cela le confirme et l'aggrave : c'est un fait que le gouvernement est, par nature, oppressif et spoliateur ; et de par son origine et sa situation, il est fatalement porté à défendre et à renforcer la classe dominante.

De fait, le gouvernement se donne la peine de protéger, plus ou moins, la vie des citoyens contre les attaques directes et brutales. Il reconnaît et légalise un certain nombre de droits et devoirs primordiaux, ainsi que d'us et coutumes sans lesquels il est impossible de vivre en société. Il organise et dirige certains services publics, comme la poste, le réseau routier, la santé publique, la distribution de l'eau, l'assainissement des terres, la protection des forêts, etc. Il ouvre des orphelinats et des hôpitaux et souvent il aime à jouer au protecteur et au bienfaiteur des pauvres et des faibles - ce n'est qu'apparence, bien sûr. Mais il suffit d'observer comment et dans quel but il remplit ces rôles pour y trouver la preuve expérimentale, pratique, que tout ce que fait le gouvernement est toujours inspiré par l'esprit de domination et qu'il le fait pour défendre, agrandir et perpétuer ses propres privilèges et ceux de la classe dont il est le représentant et le défenseur.

Un gouvernement ne saurait tenir longtemps s'il ne masque pas sa nature propre derrière le prétexte de l'intérêt commun ; il ne peut faire respecter la vie des privilégiés s'il ne se donne pas l'air de vouloir respecter celle de tous ; il ne peut pas faire accepter les privilèges d'un petit nombre s'il ne feint pas d'être le gardien du droit de tous. "La loi - dit Kropotkine (et naturellement ceux qui l'ont faite, c'est-à-dire le gouvernement - note de Malatesta) - a utilisé les sentiments sociaux de l'homme pour faire passer, avec des préceptes de morale que l'homme acceptait, des ordres utiles à la minorité des spoliateurs contre lesquels il se serait révolté."1

Un gouvernement ne peut pas vouloir que la société se disloque, parce qu'alors lui et la classe dominante auraient moins de matériaux à exploiter. Et il ne peut pas non plus laisser la société se régir elle-même, sans ingérences officielles, parce qu'alors le peuple aurait tôt fait de se rendre compte que le gouvernement ne sert qu'à défendre les propriétaires qui le font mourir de faim et il s'empresserait de se débarrasser et du gouvernement et des propriétaires.

Aujourd'hui, face aux réclamations insistantes et menaçantes du prolétariat, les gouvernements montrent une tendance à s'entremettre dans les rapports entre patrons et ouvriers. Ils essayent ainsi de dévoyer le mouvement ouvrier et d'empêcher, par des réformes trompeuses, que les pauvres ne prennent eux-mêmes tout ce qui leur revient, c'est-à-dire une part de bien-être égale à celle dont les autres jouissent.

Il faut en outre tenir compte des deux faits suivants : d'une part les bourgeois, c'est-à-dire les propriétaires, sont perpétuellement en train de se faire la guerre et de se dévorer entre eux ; d'autre part, le gouvernement issu de la bourgeoisie est bien son serviteur et son protecteur dans cette mesure-là, mais, comme tout serviteur et tout protecteur, il tend aussi à s'émanciper et à dominer celui qu'il protège. D'où ces jeux de balançoire, ces louvoiements, ces concessions faites et retirées, cette recherche d'alliés chez le peuple contre les conservateurs et chez les conservateurs contre le peuple, qui sont la science des gouvernants et font illusion aux yeux des naïfs et des indolents toujours prêts à attendre que le salut leur vienne d'en haut.

Tout cela ne change en rien la nature du gouvernement. S'il devient le régulateur et le garant des droits et devoirs de chacun, il pervertit le sens de la justice : il qualifie de délit et punit tout acte qui heurte ou menace les privilèges des gouvernants et des propriétaires ; et il qualifie de juste, de légale, la plus terrible exploitation des miséreux, ce lent et continu assassinat moral et matériel perpétré par celui qui possède contre celui qui n'a rien. S'il devient administrateur des services publics, il n'a en vue que les intérêts des gouvernants et des propriétaires, encore et toujours ; et il ne s'occupe des intérêts de la masse des travailleurs que dans la seule mesure où cela est nécessaire pour que la masse consente à payer. S'il enseigne, il fait obstacle à la propagation de la vérité et tend à préparer l'esprit et le coeur des jeunes pour qu'ils deviennent soit des tyrans implacables, soit des esclaves dociles, selon la classe à laquelle ils appartiennent. Dans les mains du gouvernement, tout devient un moyen pour exploiter, tout devient une institution policière utile pour tenir le peuple en bride.

Et il ne peut en être autrement. Si, pour les hommes, vivre c'est lutter les uns contre les autres, il y a naturellement des vainqueurs et des perdants : le prix de la lutte, c'est le gouvernement qui est un moyen pour garantir aux vainqueurs les résultats de la victoire et les perpétuer; et il est bien certain que jamais il n'ira à ceux qui auront perdu, que la lutte ait lieu sur le terrain de la force physique ou intellectuelle, ou qu'elle ait lieu sur le terrain économique. Quant à ceux qui ont lutté pour vaincre, c'est-à-dire pour s'assurer des conditions meilleures que celles des autres et pour conquérir privilèges et domination, ils ne vont pas se servir du gouvernement pour défendre les droits des vaincus et imposer des limites à leur bon plaisir ou à celui de leurs amis et partisans.

Le gouvernement ou, comme on dit, l'Etat, juge ; l'Etat, modérateur de la lutte sociale ; l'Etat, administrateur impartial des intérêts du public, tout cela est mensonge, illusion, utopie jamais réalisée et qui ne se réalisera jamais.

Si vraiment les intérêts des hommes devaient être contraires les uns aux autres ; si vraiment la lutte entre les hommes était nécessairement la loi des sociétés humaines et que la liberté de chacun devait trouver ses limites dans la liberté des autres, alors chacun chercherait toujours à faire triompher ses propres intérêts sur ceux des autres ; chacun chercherait à augmenter sa propre liberté aux dépens de celle des autres ; et il y aurait un gouvernement non pas parce qu'il serait plus ou moins utile à la totalité des membres d'une société qu'il y en ait un, mais parce que les vainqueurs voudraient s'assurer les fruits de la victoire en soumettant solidement les vaincus, et se libérer de l'ennui d'être perpétuellement prêts à se défendre en chargeant de les défendre des hommes entraînés à cet effet au métier de gendarmes. Alors l'humanité serait destinée à périr ou à se débattre à tout jamais entre la tyrannie des vainqueurs et la révolte des vaincus.

Mais heureusement, l'avenir de l'humanité est plus souriant parce que la loi qui la gouverne est plus douce.

Cette loi, c'est la SOLIDARITE.

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Il y a nécessairement en l'homme deux instincts fondamentaux: l'instinct de sa propre conservation, sans lequel aucun être ne pourrait exister; et l'instinct de conservation de l'espèce, sans lequel aucune espèce n'aurait pu se former et durer. L'homme est naturellement porté à défendre envers et contre tout et tous l'existence et le bien-être de sa propre personne et de sa propre progéniture.

Dans la nature, les êtres vivants peuvent assurer leur existence et la rendre plus agréable de deux façons: d'une part, la lutte individuelle contre les éléments et contre les autres individus, de la même espèce ou d'une autre espèce ; d'autre part, l'appui mutuel, la coopération qu'on peut également appeler l'association pour la lutte contre tous les facteurs naturels contraires à l'existence, au développement et au bien-être des associés.

Quelle part ont eu respectivement dans l'évolution du règne organique ces deux principes : la lutte d'une part, la coopération d'autre part ? Il est inutile de le chercher dans ces pages : nous ne pourrions l'exposer, pour des raisons d'espace.

Qu'il nous suffise de constater comment la coopération (forcée ou volontaire) est devenue, chez les