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NI RÉSISTANCES NI PROGRAMME
Lukas Stella
Stratagèmes du changement, de l'illusion de l'invraissemblable à l'invention des possibles,
chapitre II, août 2008 (Paru aux Éditions Libertaires / Courtcircuit-diffusion).
Résister, du latin « résistarer » qui signifie « s’arrêter », c’est rester intact, ne pas être altéré, endurer, bien supporter, s’opposer, se retenir de faire une offensive, un changement radical.
Après le temps des revendications où l’on quémandait quelques miettes de plus, s’est installé le temps des résistances réactives qui tentent de conserver quelques miettes d’une exploitation sans limite. La résistance aux pressions antisociales et inhumaines est réactionnaire. Elle limite tout désir de changement à une seule réaction, dans les règles du jeu d’une politique d’asservissement, réduite au contexte spectaculaire de sa domination. Une résistance dans la perspective des contraintes n’est qu’une résistance au changement.
La résistance à l’envahisseur étranger, place les résistants dans la marge de la société. Pour considérer les politiques anti-sociales comme envahissantes ils doivent se placer à l’extérieur, et créer ainsi une séparation entre eux et la société. S’excluant de la vie sociale, ils s’économisent toute possibilité de transformation réelle. Les « antis » de tout bord, chacun dans sa spécialité, bien séparés des autres, se placent d’emblée dans une opposition de dépendance, stérile et inopérante.
Par la résistance à une réforme, on fixe le changement à un retour en arrière. Comme but unique à un mouvement, il ne peut que génèrer un problème paradoxal sans fin. La résistance n’a jamais réalisé de la libération que son aspect spectaculaire, réduit à son espace restreint vicié, elle ne peut que conserver l’essentiel de sa servitude aux dimensions de l’exploitation.
Les syndicats "manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est à dire pour l’abolition définitive du salariat." Karl Marx, Salaire, prix et profit, 1865.
Depuis les syndicats sont devenus maîtres en compromissions et divisions, champions en traîtrises. Les dirigeants syndicaux ont bien su défendre leurs intérêts en bloquant la plus grande grève générale sauvage, en mai 68. Leur opposition à tout changement radical leur permet d’être reconnus d’utilité publique par le pouvoir. Certains syndicats qui ne veulent pas jouer leur rôle conservateur sont relégués aux oubliettes du spectacle et condamnés à l’opposition active de tous les syndicats reconnus officiels.
La représentation de la contestation prête une autorité fantasmagorique à un pouvoir qui en est dépourvu. La soumission des révoltes aux modes des résistances, les installe dans un fatalisme où tout changement radical est impossible. Réduites dans leur forme, leur communication et leurs actions à une simple opposition parcellaire, de convenance et d’apparence, les résistances se montent en festival pour terminer en spectacle. C’est une rébellion sans lendemain, pour la forme, sans conséquence sur le fonctionnement du système. Les opposés s’équilibrent, et tout se perpétue dans la continuité de la soumission. Les "contristes" des résistances cherchent à se faire passer pour des experts, s’affichant en tant que spécialistes anticapitalisme, antiG8, antimondialisation, anticroissance, antipollution, antinucléaire, antiOGM, antipub, antifascisme, antiracisme, antisexisme, antirépression, antitout et même anti-anti... La conscience de l’aliénation conforte son emprise quand elle occulte les moyens de s’en émanciper.
La volonté de pouvoir sur les autres entraîne une surenchère de domination où les forces qui se combattent s’annulent dans une opposition perpétuelle, s’empêchant d’agir autrement, occultant toute possibilité de changement. De l’insatisfaction à la frustration, de la dévalorisation à l’ennui, des comportements tellement prévisibles entretiennent les conflits dans leur permanence immobile. Absorbés par des attitudes répétitives préconçues, les belligérants limitent leur espace de liberté en réduisant leurs possibilités de dépasser ce conditionnement. Croire qu’il n’existe qu’un seul chemin pour atteindre un objectif conduit à une pensée conflictuelle et réductrice. La persistance d’un conflit d’opposition réside dans la rigidité et la perpétuation de la manière linéaire de les appréhender, qui veut qu’il n’y ai qu’un seul coupable et qu’une seule cause. Lutter uniquement contre des objections et des interdits revient à les renforcer, à ramer à contre-courant et à revenir un peu plus en arrière. Il ne s’agit pas d’opposer la force à la force mais de la réorienter dans une direction favorable, en transformant le frein de la résistance en énergie pour le changement.
N’ayant d’existence que dans le domaine du spectacle de l’économie régnante, l’opposition morcelée et divisée s’est réduite à n’exister que dans des réponses limitées aux mesures du pouvoir, sur le terrain de la propagande médiatique, là où elle est sûre de réussir à échouer. Certains s’imaginent dans le rôle de résistant révolutionnaire. Mais se croire révolutionnaire quand il n’y a pas de révolution est une utopie sans devenir, qui crée elle-même son propre malheur. Il s’agit maintenant de sortir de ce cadre réactionnaire préétabli d’opposition en abordant la situation dans un contexte élargi, par un point de vue décalé où tout devient possible. Le « mal à vivre » peut-être appréhendé aujourd’hui dans toutes ses dimensions.
L’immobilisme perpétuel de l’activisme routinier réside dans sa quête de l’idéal. La certitude de l’idéal n’est pas une preuve de vérité. Celui qui pose le bien absolu pose aussi par là même le mal absolu. La poursuite de l’idéal, qu’il soit mystique, spectaculaire, politique ou scientifique, est une force qui cherche toujours le bien ou le vrai et crée toujours le mal ou le faux. L’un est impensable sans l’autre. L’hypothèse de départ qui permet de réussir à échouer, est de croire que le monde est divisé en deux, le bien et le mal, le vrai et le faux. Mais le monde est peuplé de deux sortes de gens : ceux qui croient qu’il existe deux sortes de gens, et ceux qui ne le croient pas. Toute théorie idéale ne donne jamais, au mieux, qu’une image, ou une interprétation figée du monde. Nous sommes dans une situation où la recherche d’une solution crée un problème sans choix possible. En s’efforçant d’atteindre l’inaccessible, l’utopie idéalisée rend impossible ce qui est réalisable. « Le concept d’utopie m’irrite. Ce lieu qui n’est nulle part, je le perçois partout. » Raoul Vaneigem, Journal imaginaire, 2006.
Pour réussir à échouer à tous les coups, il suffit de chercher la solution des solutions, la résolution finale du jour de la révolution où l’on aura gagné lorsque tous les autres auront perdu. La guerre de tous contre tous, résultat de la dénaturation humaine, est un vieux réflexe prédateur qui ne conçoit d’alternative qu’entre écraser ou être écrasé. Les prédateurs se combattent, mais ne combattent jamais la prédation. Les énoncés des problèmes de changement vagues et globaux, qui dépendent entièrement d’un aboutissement fixé dans un futur hypothétique, comme le mythe du Grand Soir, ne trouveront que des solutions falsifiées, car certaines constructions de la réalité ne peuvent qu’enfermer les individus dans l’impasse de leur objectif absolu. Ceux qui croient aux vertus de la révolution l’érigent en profession de foi, appliquant à l’histoire l’aberration de l’au-delà céleste. Une seule règle simple peut mettre fin à ce jeu apparemment interminable, mais cette règle n’appartient pas à ce jeu. La volonté d’émancipation est contagieuse, mais elle ne peut s’imposer.
Un programme politique, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire, se présente comme la solution bienfaitrice qui tend vers la perfection. Un programme se construit sur une interprétation de la réalité qui se prétend vraie. Elle n’est pas la réalité elle-même mais seulement une interprétation parmi d’autres. Ce système interprétatif est difficilement définissable et impossible à contrôler. Il n’est pas perçu comme une interprétation par celui qui interprète mais comme une évidence qui va de soi. L’observateur influe sur son observation d’une réalité qu’il se construit par l’interprétation de ses perceptions.
Construire un programme parfait et définitif n’est qu’une prétention irréalisable. Nous ne pouvons jamais prétendre qu’à des approximations d’une vérité multiple qui reste toujours en partie incompréhensible. Le politicien considère comme inacceptable cette imperfection. Il présente son interprétation du monde comme absolument vraie, ce qui implique que toutes les autres positions sont hérétiques, d’influence maléfique. L’idée d’une interprétation du monde absolument vraie exclut, par définition, la coexistence d’autres interprétations. Aucune autre interprétation n’a le droit d’exister. Posséder l’ultime vérité consiste à s’accrocher à la croyance stupide que la vérité s’imposera d’elle-même un jour ou l’autre. Face à l’adversité, le recours à la force et à la violence contre tous les autres s’auto-autorise paradoxalement, pour le bien de tous. Ce bienfaiteur universel ne veut pas la violence, mais la réalité, celle qu’il a inventée, le contraint malgré-lui à y recourir. La croyance illusoire d’être le seul au monde à détenir la vérité conduit à une paranoïa destructrice et suicidaire. Un programme se construit sur l’uniformisation des personnes et sur la négation de toutes différences, de toutes individualités. La population est dépersonnalisée. Tout programme politique, ne tenant pas compte des individus dans leurs différences et leur socialité, se présente comme une autorité supérieure à laquelle on doit se soumettre. Tout programme, comme prédiction inévitable, tend, par son fonctionnement même, vers une dictature qui s’impose d’elle-même. De son point de vue, quiconque ne l’accepte pas prouve par là sa dépravation et sa sournoiserie maléfique, et doit être converti ou éliminé.
Il serait stupide de croire que tout le monde puisse se convertir à nos convictions. Il est temps de sortir de sa petite famille politique engluée dans ses habitudes compétitives et ses croyances réductrices, et de se remettre en question en se recomposant avec les différences des autres dans une co-dérive structurelle d’où émergeront des changement inévitables. La démocratie sera effectivement l’affaire de tous ou ne sera pas. Ce que le futur sera, on ne le connaît pas. Quand on ne sait pas, il est prudent d’assumer son ignorance. Le futur sera ce que nous en ferons avec tous les autres dont on ne connaît pas encore les réactions et les désirs, dans des situations différentes de celle d’aujourd’hui qu’on ne peut prévoir avec notre manière de voir d’aujourd’hui. Nous ne sommes plus prisonniers du futur du passé, car nous avons choisi de prendre le présent dans son devenir.
La confusion disséminée par le grand spectacle de la marchandise toute puissante a effacé des mémoires reprogrammées tout projet de changement effectif au profit d’investissements dans l’agressivité d’un consumérisme insatisfait. La victoire de cette société apparaît dans son entreprise de saccage de la planète qui a réussi à infecter ses ennemis de cette rage de tout dévaster, déshumanisant les forces vives qui veulent l’anéantir, en les réduisant à une résistance destructrice et inefficace. La rage contre l’autorité est rongée par l’autoritarisme. Le nihilisme, l’inertie du désespoir se faisant passer pour lucidité de la souffrance, tient pour aveuglement surréel l’émergence du bonheur possible, sans laquelle les tentatives de changement n’auraient pas bouleversé le cours de l’histoire. Chercher à détruire un monde qui se nourrit de ses propres ruines sans chercher à en construire un nouveau, travaille effectivement à conforter celui qu’on voudrait éradiquer. Ce qui ne s’implique pas totalement dans la vie et son incessante invention aboutit à cette destruction, qu’est le changement dans l’impossibilité de changer, là où tout devient interchangeable.
Ni soumission, ni résistance, ni programme, ni utopie, ni oui, ni non, sont la base d’un recadrage nécessaire pour devenir opérationnel, pour jouer un autre jeu qui s’amuse avec les règles tout en allant dans le sens où ça va bien, où c’est facile, par plaisir, là où on peut prendre et donner sans rien attendre.
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L'INVENTION DE LA CRISE, escroquerie sur un futur en perdition
GUERRE OUVERTE
Lukas Stella, extrait de "L'INVENTION DE LA CRISE, escroquerie sur un futur en perdition" Aux Éditions L'Harmattan, janvier 2012 ISBN : 978-2-296-56906-5
« Nous sommes la proie de gestionnaires de faillite, avides d’engranger des derniers profits à court terme en surexploitant des citoyens, invités à combler, au prix d’une vie de plus en plus précaire, le gouffre sans fond du déficit creusé par les malversations bancaires. »
Raoul Vaneigem, L’État n’est plus rien, soyons tout
L’escroquerie du temps décompté se précipite, l’espace se restreint aux marchandages et aux spéculations, notre survie s’amenuise dans la restriction. Crever d’une lente agonie ou s’insurger sans savoir où l’on va, il semble qu’il n’y aurait plus d’autre choix. Si le temps n’est que le déroulement d’un film dont la réalisation serait programmée par le scénario d’une catastrophe annoncée, tout libre choix ne serait qu’illusion. Si le temps coule librement, dérivant au gré des situations, où chaque moment contient toutes les éventualités concevables de choix, alors il peut y avoir un nombre infini de mondes réalisables. Quand tout va mal, c’est la faute à la crise, à la fatalité de mauvaises conditions qu’on espère temporaires, la faute à la technostructure, aux vices cachés d’un système toujours perfectible. Il n’y a plus de coupable car plus personne n’est responsable de quoi que ce soit. On voudrait nous faire croire que ceux qui ont pris les décisions qui nous ont amenés à cette situation n’auraient pas eu le choix, que tout cela était inévitable. Personne ne croit plus à un avenir acceptable. Et comme le prédisaient les punk, il n’y a plus de futur sinon catastrophique. En état de crise, on nous dit que c’est la faute aux banques si tout va mal, mais qu’il faut absolument les sauver sinon tout s’écroulera, et qu’il ne faut absolument pas les réguler si l’on veut qu’elles restent compétitives. Les banques sont devenues de grands groupes financiers, machines de guerre de première ligne, centre d’un système financier hypertrophié extrêmement opaque, dont personne ne connaît précisément l’ampleur.
« Jamais un groupe d’intérêt aussi puissant que celui qui s’est constitué autour de la finance ne renoncera de lui-même au moindre de ses privilèges, seule peut le mettre à bas la force d’un mouvement insurrectionnel – puisqu’il est bien clair par ailleurs qu’aucun des partis de gouvernement, nulle part, n’a le réel désir de l’attaquer. » Frédéric Lordon
Les gouvernants tentent de sauver les apparences en ruinant un peu plus l’avenir. Ils voudraient nous faire croire qu’ils peuvent encore tout sauver, alors que tout semble déjà compromis. Taxer les transactions financières ne servirait à rien car cela les ferait disparaître dans l’illégalité. La plupart des flux financiers internationaux sont invisibles, non taxables, non imposables, non contrôlables. Ils transitent de gré à gré via des paradis fiscaux. Tout au long de la crise, plus de 14 000 milliards de dollars ont été empruntés au futur, et devront être remboursés par les populations. Aucune mesure efficace n’a été prise pour contrôler les fonds spéculatifs, ni pour réguler l’évasion fiscale. Les puissances financières dictent leur loi et imposent aux populations toujours plus d’austérité et de régression, afin d’augmenter sans fin leurs profits démesurés. Avec la mondialisation et l’informatisation générale du système, l’aristocratie financière s’est accaparé, avec l’aide des États, tous les pouvoirs sur la société devenue planétaire. Il y aurait actuellement plusieurs millions de milliard de Dollars de transactions financières spéculatives sur le marché des changes et produits dérivés de gré à gré. Un trou noir de dettes sans fin qui représente des volumes entre vingt et cinquante fois le PIB mondial, et peut-être bien plus car la grande majorité de ces transactions s’effectuent par l’intermédiaire de plusieurs paradis fiscaux et judiciaires, rendues ainsi indétectables. Ces spéculations démesurées échappent de la sorte à tout contrôle et à toute comptabilité.
Les ultra-riches, trafiquants mondiaux de la haute finance toute puissante, utilisent la crise qu’ils ont provoquée pour désindustrialiser l’occident, détruire l’Europe pour se l’approprier, appauvrir les classes moyennes et prolétariser toutes les couches de population, excepté leur petite caste de quelques centaines de d’usurpateurs qui profitent du trouble pour rafler tout ce qui peut-être ramassé. Ils appellent ça la révolution finale. Ils ne veulent ni stabilité ni prospérité ni autosuffisance, mais un contrôle généralisé des populations appauvries. Ils veulent que vous soyez entièrement occupés à travailler pour les plus puissantes des multinationales, et complètement préoccupés à essayer de survivre sans jamais défier leur pouvoir absolu sur le monde.
Barack Obama compare la situation actuelle à un « Armagedon financier », terme biblique mentionné dans le livre de l’Apocalypse, c’est un lieu symbolique du combat final entre le Bien et le Mal, batailles catastrophiques d’ampleur planétaire. La crise c’est la guerre ouverte de la haute bourgeoisie, seul maître de la finance mondiale, contre toutes les autres couches de la population, y compris la petite bourgeoisie qui paye déjà le prix de la récession économique, qui n’en n’est pourtant qu’à ses débuts. Cette aristocratie financière ne se laissera pas contrôler par des États esclaves de leurs dettes, emprunts dont elle est elle-même le créditeur, et se battra jusqu’au bout pour défendre ses privilèges sans limite, car elle en a les moyens, tant que le système fonctionne encore, un tant soit peu. Après avoir donné toutes les libertés aux trafiques financiers, hors de tout contrôle, les États ont pu volontairement s’endetter à des taux prohibitifs, auprès de ces mêmes financiers, ce qui les a placé en position de dépendance envers leurs créditeurs. Maintenant proches de la faillite, les États ont perdu leur pouvoir de décision, dépendant du bon vouloir des agences de notation, qui ne sont en fait que des instruments aux mains de la haute finance. La menace d’une faillite généralisée oblige les États à imposer une politique d’état d’urgence, balayant la démocratie parlementaire au passage, appliquant une dictature mondiale qui instaure cette nouvelle forme de capitalisme financier, construit sur l’illusion d’une crise perpétuelle.
Tout espoir de reprise économique mondiale significative et durable s’est dorénavant évanoui. Il n’y a effectivement pas d’alternative à la récession si l’on reste soumis à l’emprise des marchés financiers où certains gagnent des fortunes en spéculant sur les dettes, et en pariant sur la confusion et l’incertitude. Les dettes des États sont des inventions conçues pour que les dettes des banques deviennent les dettes des populations. La réalité de la crise est une réalité virtuelle conçue pour faire accepter l’état d’urgence, décrété pour généraliser la soumission volontaire aux nouvelles contraintes indispensables à la restructuration du capitalisme financier triomphant. Comme une nouvelle guerre virtuelle contre un ennemi invisible, la crise mondiale nous menacerait, la nation serait en péril, des mesures exceptionnelles sont prises pour sauver le pays, les droits et les libertés peuvent être restreints, l’unité de la nation contre le spectre de la crise est devenue obligatoire. La « règle d’or » est le mot d’ordre d’État auquel tout le monde doit se plier, afin d’accepter sans concession l’austérité généralisée et la récession autodestructrice.
Le monde objectif tel que nous croyons le percevoir est notre invention, car il dépend de notre point de vue sur la situation. Percevoir avec les yeux du spectacle de l’économie c’est déjà construire la réalité de l’état d’urgence, avec ses impératifs et ses restrictions. Sans jamais avoir conscience que notre façon de voir le monde dépend du point de vue que l’on a adopté au départ, on considère donc comme allant de soi que tout le monde doit voir les choses de cette façon. Nos modèles économiques de perception déterminent nos représentations du monde, ainsi que les prévisions catastrophiques que nous projetons dans cette réalité en crise. Une vérification de nos représentations est ainsi prise pour une vérification réelle et réussie dans ce monde concrètement inventé. Le fait même de porter une information sur le futur dans le présent, est une prédiction qui engendre une réalité nouvelle en modifiant la perception du présent. L’inconnu du futur est interprété sur le modèle des prévisions projetées, et c’est cet autoréférencement qui permet de construire une vérité à toute épreuve. L’objectivité dépend de l’objectif fixé. Dès que l’on prend des suppositions pour des données établies et vérifiées, l’idée même de les remettre en question n’est plus accessible. Tout système de croyance, une fois accepté et incorporé au système, est posé comme étant irréfutable, car il se vérifie par lui-même. L’incertitude de la connaissance est alors remplacée par la certitude de la croyance. Une supposition que l’on croit vraie crée la réalité que l’on a supposée. La prédiction engendre la réalité qui va la générer, la solution finale crée le problème présent, la catastrophe crée la crise. L’important, dans le fait d’accepter un point de vue comme une réalité telle qu’on se l’est présentée, c’est que l’on considère, non seulement ce point de vue, mais aussi tout le reste, en fonction de cette acceptation.
« Accepter une croyance et l’intégrer dans une conception du monde, c’est perdre la capacité de revenir en arrière et de la remettre en question. »
Gabriel Stolzenberg, L’invention de la réalité
La crise inventée et répandue en continu par les organes de pression du spectacle dominant, devient véritablement réelle seulement si celui qui la perçoit croit aveuglément à cette invention. Une prédiction perçue comme une hypothèse ne peut plus se vérifier d’elle-même. C’est alors que la possibilité de remettre en cause le point de vue dominant, de désobéir et de jouer un jeu tout autre, peut devenir réalisable. L’hérétique a donc toujours la possibilité de choisir, ce qui lui permet de vivre comme bon lui semble de manière autonome, utilisant les situations à son avantage tout en s’auto-organisant et s’émancipant avec les autres.