Amour libre

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Catégorie:Émancipation individuelle et sociale Catégorie:Libération sexuelle et amoureuse Catégorie:Concept anarchiste

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L'expression « amour libre » est utilisée depuis la fin du XIXe siècle par les anarchistes pour désigner l'ensemble de leurs propositions en ce qui concerne la sexualité et sa régulation sociale.

Les anarchistes et la sexualité

Force toutefois est de constater que cette expression n'a été le plus souvent qu'un vague programme, sinon un mot d'ordre ou un slogan, puisque les anarchistes ne s'entendent que très rarement sur sa signification réelle. Ainsi, l'amour libre a pris tant de significations divergentes au cours du XXe siècle qu'on peut difficilement parler de discours spécifiquement anarchiste sur la sexualité. Par exemple, les anarchistes ont utilisé le terme amour libre successivement et simultanément comme synonyme d'union libre, de néo-malthusianisme, de tolérance envers les vices privés, de camaraderie amoureuse, d'alternative à la famille patriarcale, de communalisme sexuel ou de polyamour.

Bande dessinée détournée tirée du fanzine anar «La Nuit» (1979)

Le point commun des divers discours anarchistes sur l'amour libre est de s'opposer à l'approche absolutiste de la régulation de la sexualité. Désignée parfois de puritanisme ou de morale judéo-chrétienne, l'approche absolutiste considère l'expression de la sexualité humaine comme étant foncièrement mauvaise et potentiellement dangereuse pour la santé morale et physique de l'individu et pour la cohésion de la société. La sexualité faisant partie de la nature bestiale de la personne, il importe, selon les absolutistes, de limiter son expression à une liste strictement limitée de comportements acceptables (monogamie, mariage, pratiques procréatrices, hétérosexualité) imposée par les institutions de contrôle social telles que l'Église et l'État. Être pleinement humain demande donc, pour la morale traditionnelle, que l'individu soit en contrôle de ses pulsions sexuelles et les réprime ou les sublime au besoin.

Il est toutefois important de remarquer que plusieurs anarchistes (et non les moindres) ont historiquement adhéré à l'approche absolutiste. Par exemple, la misogynie et le puritanisme de Proudhon sont légendaires. Bakounine ne s'est jamais vraiment prononcé sur la question et sa propre vie amoureuse fut particulièrement inhibée. Quant à Kropotkine, il s'intéressa surtout à la division sexuelle des tâches ménagères et Emma Goldman lui reprocha amicalement de n'offrir aucune alternative à la morale puritaine. La plupart des communistes libertaires et des anarcho-syndicalistes ont historiquement partagé avec les divers courants socialistes non seulement leur ouvriérisme et leur fétichisme du travail, mais un puritanisme strict qui attribue la licence sexuelle aux vices de la bourgeoisie corrompue. Pour eux, la révolution sociale éliminerait les fléaux sexuels hérités du capitalisme, comme la pornographie, la prostitution et l'indécence. C'est le cas, par exemple, des militants catalans de la CNT pour qui l'amour libre ne signifiait essentiellement que l'union libre monogame et hétérosexuelle, et qui se sont appliqués à libérer de force les prostituées de Barcelone au nom de l'élimination des vices bourgeois.

Chez les anarchistes, ce sont donc essentiellement les individualistes qui non seulement ont développé des discours sur la sexualité, mais ont proposé des alternatives à l'approche absolutiste. Encore une fois, il faut admettre qu'ils n'ont jamais eu le monopole sur ces discours et ont souvent été à la remorque de théoriciens non-anarchistes, qu'ils soient libéraux, marxistes ou freudiens. On peut classer leurs discours en trois catégories : l'approche pluraliste, l'approche libertaire et l'approche pluraliste radicale.

L’approche pluraliste

L’amour libre a été premièrement compris par les anarchistes, à l'instar des penseurs utilitaristes comme Mill et Bentham, dans une optique pluraliste. Essentiellement libérale, cette approche a attiré entre autres les anarchistes individualistes américains du XIXe siècle comme Benjamin Tucker et Lysander Spooner.

Comme l'approche absolutiste qu'elle critique, l'approche pluraliste est essentialiste, en ce sens qu'elle considère la sexualité comme une force naturelle, biologique, qui influence non seulement l’individu mais également la vie sociale. La sexualité serait un instinct inné chez l’animal humain, qui façonne ses institutions sociales. L’amour libre dans sa version pluraliste critique toutefois le concept de vice hérité de la morale judéo-chrétienne en se basant sur la séparation de la sphère privée et publique. Par exemple, le socialiste Havelock Ellis, insiste sur le fait que l'objet de la sexologie n’est pas de savoir si tel ou tel comportement est pervers ou non, mais plutôt s’il est nuisible pour les autres. Dans Vices are not crimes (1875), Lysander Spooner conteste quant à lui à l'État tout droit d'intervenir dans la vie privée des individus, sous prétexte de les protéger contre leurs vices. Selon lui, les vices ne sont pas des crimes et ils ne doivent pas être punis dans la mesure où ils ne nuisent qu'à la personne qui s'y adonne. Ainsi, la seule limite de la liberté de l'individu est la liberté des autres.

Selon l'approche pluraliste, la sexualité est donc un comportement de la sphère privée qui doit rester hors de la portée des pouvoirs publics. Estimant par exemple que « l'État n'a pas sa place dans la chambre à coucher », les promoteurs de cette approche ont généralement un discours similaire en ce qui concerne les autres comportements qu'ils jugent privés, comme la pratique religieuse, la consommation de substances psychotropes ou les jeux de hasard. L’accent est mis sur le respect des droits individuels, dont la limite est le droit des autres individus.

Évidemment, cette approche peut être critiquée de diverses manières. Premièrement, elle ne se détache que très peu de l'approche absolutiste puisqu'elle considère comme elle que la plupart des comportements qui ne sont pas liés à la procréation sont des vices. La différence réside dans la criminalisation ou non de ces vices. On laisse les individus assumer seuls les conséquences néfastes de leurs perversions, pour autant qu'ils restent confinés dans la sphère privée et qu'ils ne soient pratiqués qu'entre adultes consentants. De plus, l'approche pluraliste se base sur le concept moderne et largement illusoire de « vie privée » et « vie publique » en négligeant le fait que les comportements sexuels ne sont pas uniquement biologiques mais sont grandement conditionnés par des influences sociales.

L’approche libertaire

L'approche libertaire est, quant à elle, adoptée et développée par les anarchistes comme E. Armand et Emma Goldman, mais aussi par les marxistes Wilhelm Reich et Herbert Marcuse, le socialiste utopique Charles Fourier et des pédagogues libertaires comme Paul Robin, Jeanne Humbert et A.S. Neil.

L'approche libertaire considère la sexualité comme étant une pulsion biologique qui se situe donc à l'intérieur de l'individu et comme un droit de celui-ci. Elle s'oppose à la contrainte sociale lorsque celle-ci l'opprime, l'anarchisme mettant le droit individuel au centre de l'organisation sociale. Mais contrairement à l'approche absolutiste de la régulation de la société, pour qui la sexualité et son expression est un mal qui menace la société, l'approche libertaire considère qu'elle est plutôt positive, saine et naturelle. Puisque la sexualité est une pulsion vitale, sa répression sociale empêche l'expression de la nature profonde de l'individu. Cette répression est donc néfaste et est la principale, si ce n'est la seule source des comportements malsains et déviants. Dans sa Psychologie de masse du fascisme, Reich va jusqu'à faire porter le blâme de la montée du nazisme pendant les années vingt sur le compte de la frustration sexuelle des Allemands.

Les libertaires en matière de sexualité critiquent donc l'ensemble des institutions sociales, étatiques et religieuses qui encadrent la libre expression de la sexualité humaine, en premier chef le mariage et la famille patriarcale, ainsi que la censure et l'interdiction légale des comportements sexuels ne menant pas à la procréation. Ils critiquent également l'hypocrisie de la morale bourgeoise, qui offre le double visage d'un discours public hystériquement puritain et de pratiques privées débauchées.

Affiche annonçant les conférences de 1915 d'Emma Goldman portant majoritairement sur l'amour libre.

Ainsi, c'est non seulement par la libre expression de sa sexualité que l'individu peut espérer retrouver son bien-être physique et émotionnel, mais c'est par le même moyen que la société peut trouver son intégrité et son équilibre. Les anarchistes amour-libristes sont convaincus, comme les freudo-marxistes Reich et Marcuse, que la libération sexuelle (ou la révolution sexuelle) est la clé de la libération sociale, la libido étant la principale énergie à même de faire éclater les verrous de l'ordre établi.

La sexualité comprise comme méthode révolutionnaire a pris plusieurs formes. Par exemple, Paul Robin et les néo-malthusianistes argumentent qu'une sexualité naturellement assumée mais exercée dans le cadre d'un strict contrôle des naissances est la seule façon d'ajuster les besoins humains aux ressources mondiales disponibles, mais également favorise l'apparition d'une génération d'enfants désirés, bien nourris et bien éduqués qui seront aptes à réaliser l'idéal social libertaire.

Pour Emma Goldman, le puritanisme est l'outil idéologique utilisé par le patriarcat pour maintenir les femmes dans un statut d'infériorité sociale. Selon elle, les comportements sexuels jugés déviants par la morale établie sont toujours des résultats de la répression de ce phénomène naturel qu'est le désir. Par exemple, elle assimile le mariage et la prostitution comme étant deux visages du patriarcat. Selon elle, la libération des femmes passe par le contrôle de leur propre sexualité et de leurs fonctions reproductrices, ainsi que par la libre pratique de leurs inclinaisons naturelles, qu'elles passent par le polyamour ou l'homosexualité.

Pour Armand, l'amour libre doit s'exercer dans un contexte de camaraderie amoureuse, qu'il définit comme le « libre contrat d’association (résiliable selon préavis ou non, après entente préalable) Â» conclu entre des individus de sexe différent, dont le but est « d’assurer les co-contractants contre certains aléas de l’expérience amoureuse, entre autres le refus, la rupture, la jalousie, l’exclusivisme, le propriétarisme, l’unicité, la coquetterie, le caprice, l’indifférence, le flirt, le tant pis pour toi, le recours à la prostitution Â». Ainsi, l’amoralisme sexuel détruit selon Armand les valeurs de servitude comme le vice, la vertu, la pureté, la chasteté, la réserve, la retenue, la fidélité qui justifient l'existence de l’État ou de l’Église dans leur rôle de gardiens de l'ordre ou de la moralité.

L'approche libertaire de la régulation de la société, qui accompagna et justifia la révolution sexuelle en Occident à partir des années soixante, a été l'objet de critiques de la part des féministes radicales à partir du milieu des années soixante-dix. Critiquant la liberté individuelle qui pouvait devenir une célébration de toutes les manifestations du désir, même celles qui mènent à la domination et à l'exploitation de l'autre, comme le viol, la pédophilie et le commerce sexuel (pornographie, prostitution). De plus, en faisant de la sexualité un fait naturel, l'approche libertaire négligeait d'aborder les pratiques qui ne sont pas liées aux fonctions biologiques de reproduction, comme l'homosexualité. Elle finissait souvent par devenir phallocentrique, liée presque exclusivement à une conception hétérosexuelle et traditionnelle de la sexualité génitale et procréative. Or c'était faire un mauvais procès à l'approche libertaire. En effet dès le départ Emma Goldman avait fait campagne pour défendre l'homosexualité, sans le soutien des féministes officielles. Les anarchistes avaient toujours condamné le viol, la pédophilie, ces arguments ne servant qu'à discréditer une thèse à laquelle s'opposaient les féministes radicales. Sur la question de la prostitution les anarchistes soutenaient les prostituées dans leur actions et leurs luttes pour des droits nouveaux et dans leur revendications d'être travailleuses du sexe. En outre, l'approche plus libertaire du biologique révèle également l'existence d'une sexualité plurielle chez les animaux (et même d'une homosexualité) ou comme le dit Thierry Lodé, "il n'y a pas de normes dans la nature, la seule norme est la diversité des conduites sexuelles". En insistant sur cet aspect biologique de la sexualité, l'amour libre devient une revendication contre l'exclusivité des relations.

Les libertaires considèrent que l'opposition des féministes radicales à la pornographie marquait également le renouveau d'un puritanisme, né de leur alliance fondatrice au 19e siècle avec les milieux bourgeois victoriens. En fait, il y a paradoxalement un aspect très conservateur dans le féminisme radical, qui dénonce une soit-disant sexualité masculine dominatrice tout en étant incapable de définir ce qu'est une sexualité féminine non dominatrice et réutilisant, sans le dire, les critères de la morale bourgeoise.

L’approche pluraliste radicale

La tendance récente des anarchistes en ce qui concerne l'amour libre est de remettre en cause l'essentialisme qui fait de la sexualité une pulsion, un élan vital uniquement lié à la biologie humaine. Cette nouvelle approche, qualifiée de pluraliste radicale par l'historien Jeffrey Weeks, est l'héritière des travaux de théoriciens comme Michel Foucault, ou même plus récemment du biologiste individualiste Thierry Lodé, de personnalités comme William Simon, Kenneth Plummer et Juliet Mitchell .

Selon cette approche, la sexualité est socialement construite et organisée. Son sens et ses normes sont intimement liées aux structures de la société qui l'abrite. La structuration sociale de la sexualité implique une influence des définitions de la culture, des rôles sexuels, des classes sociales, des divisions raciales et ethniques sur le comportement sexuel individuel. Par exemple, pour les anthropologues Ellen Ross et Rayna Rapp, la socialisation sexuelle est aussi spécifique aux différentes cultures que les rituels religieux, l'habillement ou la cuisine.

Selon l'approche pluraliste radicale, on ne peut pas aborder la sexualité de façon dichotomique, en ne considérant que le doublon répression-libération. On doit également abandonner l'idée qu'une vérité immanente se trouve dans la sexualité, qu'elle soit marquée par le péché ou l'émancipation. Elle est pluraliste en ce sens qu'elle propose la diversité plutôt que l'uniformité des sexualités, qu'elle est sensible à la réalité que la nature humaine est historique, les individus ont différentes histoires, et par conséquences différents besoins. Elle est radicale dans le fait qu'elle lie la régulation sexuelle à la création de nouvelles valeurs et surtout à la construction de modes d'interaction sociale libérés de liens de domination hiérarchique. Ainsi, la sexualité est comprise comme un fait social à libérer et non comme un outil individuel de libération collective, comme le considèrent les partisans de l'approche libertaire.

Si l'approche pluraliste radicale refuse la dichotomie répression-libération, elle s'appuie au contraire sur la dichotomie dominants-dominés en confondant le plus souvent genre et sexe biologique : les dominants étant de sexe masculin, ce qui semble contraire à son refus premier de l'essentialisme.

La première tâche des anarchistes prônant l'amour libre serait donc, selon l'approche pluraliste radicale, d'explorer la complexité de la sexualité dans ses aspects biologiques, psychologiques et sociaux et ainsi d'éclairer les fondements du conflit sexuel. La seconde consiste en l'élaboration de nouveaux modes d'interaction et d'association amoureuse basés sur une sensibilité à la nature sociale de l'identité sexuelle, des critères du choix sexuel, du sens du plaisir et du consentement, et des relations entre la sexualité et le pouvoir.

L'approche pluraliste radicale ne se donne toutefois pas comme but de construire une utopie sexuelle à l'extérieur de l'histoire et de la société actuelle, puisque c'est l'histoire et la société actuelle qui donnent un sens à la sexualité. Puisque les relations sociales de pouvoir s'expriment dans la société, il faut veiller à libérer les structures sociales pour libérer la sexualité.

L'approche radicale en niant la subjectivité individuelle, paraît s'opposer au courant individualiste de l'anarchisme. Sa conception de la liberté individuelle semble parfois en contradiction avec la philosophie anarchiste. Son introduction dans le milieu anarchiste est loin de faire l'unanimité mais la virulence verbale de certains de ses auteurs empêche souvent tout débat. Sa vision mécaniste et déterministe de l'être humain, entièrement dépendant des contraintes sociales et n'ayant aucune marge de manœuvre aboutit à une conception assez figée et réactionnaire des rapports interindividuels.

La persistance de ce courant chez les anarchistes repose plus sur la résurgence d'une culpabilité judéo-chrétienne que sur une analyse théoriquement fondée des droits de l'individu(e).

Bibliographie

Sur les approches de la régulation de la sexualité

  • Jeffrey Weeks, Sex, Politics and Society: The Regulation of Sexuality since 1800 (1989)
  • Jeffrey Weeks, Sexuality and its discontents: meanings, myths and modern sexualities (1985)

Ouvrages d'anarchistes et de libertaires sur la sexualité

  • Alex Comfort, The Joy of Sex (1972)
  • Charles Fourier,Vers la liberté en amour, Textes choisis et présentés par Daniel Guérin (1975)
  • Emma Goldman, La Tragédie de l’émancipation féminine, suivi de : Du mariage et de l’amour (traduction : 1978)
  • Emma Goldman,"Trafic de femmes" ( traduction 2006 )[1]

Liens externes

Analyses

Textes d'anarchistes

Voir aussi

Théoriciens et propagandistes

Concepts