L’Instruction intégrale

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L’Instruction intégrale

Catégorie:Textes de Bakounine


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I.[edit]

La première question que nous avons à considérer aujourd’hui est celle-ci : L’émancipation des masses ouvrières pourra-t-elle être complète, tant que l’instruction que ces masses recevront sera inférieure à celle qui sera donnée aux bourgeois, ou tant qu’il y aura en général une classe quelconque, nombreuse ou non, mais qui, par sa naissance, sera appelée aux privilèges d’une éducation supérieure et d’une éducation (sic : instruction) plus complète ? Poser cette question, n’est-ce pas la résoudre ? N’est-il pas évident qu’entre deux hommes, doués d’une intelligence naturelle à peu près égale, celui qui saura davantage, dont l’esprit se sera plus élargi par la science, et qui, ayant mieux compris l’enchaînement des faits naturels et sociaux, ou ce que l’on appelle les lois de la nature et de la société, saisira plus facilement et plus largement le caractère du milieu dans lequel il se trouve, - que celui-ci, disons-nous, s’y sentira plus libre et plus puissant que l’autre ? Celui qui sait davantage dominera naturellement celui qui saura moins ; et n’existât-il d’abord entre deux classes que cette seule différence d’instruction et d’éducation, cette différence produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se retrouverait à son point actuel, c’est-à-dire qu’il serait divisé de nouveau en une masse d’esclaves et un petit nombre de dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd’hui pour les derniers.

On comprend maintenant pourquoi les socialistes bourgeois ne demandent que de l’instruction pour le peuple, un peu plus qu’il n’en a maintenant et que nous, démocrates-socialistes, nous demandons pour lui l’instruction intégrale, toute l’instruction, aussi complète que la comporte la puissance intellectuelle du siècle, afin qu’au-dessus des masses ouvrières, il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu’elle en saura davantage, puisse les dominer et les exploiter. Les socialistes bourgeois veulent le maintien des classes, chacune devant représenter, selon eux, une différente fonction sociale, l’une, par exemple, la science et l’autre le travail manuel ; et nous voulons au contraire l’abolition définitive et complète des classes, l’unification de la société, et l’égalisation économique et sociale de tous les individus humains sur la terre. Ils voudraient, tout en les conservant, amoindrir, adoucir et enjolivé l’inégalité et l’injustice, ces bases historiques de la société actuelle, et nous, nous voulons les détruire. D’où il résulte clairement qu’aucune entente, ni conciliation entre les socialistes bourgeois et nous n’est possible.

Mais, dira-t-on, et c’est l’argument qu’on nous oppose le plus souvent et que Messieurs les doctrinaires de toutes les couleurs considèrent comme un argument irrésistible, mais il est impossible que l’humanité tout entière s’adonne à la science ; elle mourrait de faim. Il faut donc que, pendant que les uns étudient, les autres travaillent, afin de produire les objets nécessaires à la vie, pour eux-mêmes d’abord, et ensuite pour les hommes qui se sont voués exclusivement aux travaux de l’intelligence ; car les hommes ne travaillent pas seulement pour eux-mêmes ; leurs découvertes scientifiques, outre qu’elles élargissent l’esprit humain, s’appliquent à l’industrie et à l’agriculture, et, en général, à la vie politique et sociale, n’améliorent-elles pas la condition de tous les êtres humains, sans aucune exception ? Les créations artistiques n’ennoblissent-elles pas la vie de tout le monde ?

Mais non, pas du tout. Et le plus grand reproche que nous ayons à adresser à la science et aux arts, c’est précisément de ne répandre leurs bienfaits et de n’exercer une influence salutaire que sur une portion très minime de la société, à l’exclusion, et par conséquent aussi au détriment, de l’immense majorité. On peut dire aujourd’hui des progrès de la science et des arts ce qu’on a dit déjà avec tant de raison du développement prodigieux de l’industrie, du commerce, du crédit, de la richesse sociale en un mot, dans les pays les plus civilisés du monde moderne. Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour à le devenir davantage, en se concentrant toujours entre un plus petit nombre de mains et en rejetant les couches inférieures de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, dans le prolétariat, de sorte que le développement [de cette richesse] est en raison directe de la misère croissante des masses ouvrières. D’où il résulte que l’abîme qui déjà sépare a minorité heureuse et privilégiée des millions de travailleurs qui la font vivre du travail de leurs bras, s’ouvre toujours davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du travail populaire, sont heureux, plus les travailleurs deviennent malheureux. Qu’on mette seulement en présence de l’opulence fabuleuse du grand monde aristocratique, financier, commercial et industriel de l’Angleterre, la situation misérable des ouvriers de ce même pays ; qu’on relise la lettre si naïve et si déchirante écrite tout dernièrement par un intelligent et honnête orfèvre de Londres, Walter Dungan, qui vient de s’empoisonner volontairement avec sa femme et ses six enfants, seulement pour échapper aux humiliations de l misère et aux tortures de la faim, et on sera bien forcé d’avouer que cette civilisation tant vantée n’est, au point de vue matériel, rien qu’oppression et ruine pour le peuple.

Il en est de même des progrès modernes de la science et des arts. Ces progrès sont immenses ! Oui, c’est vrai. Mais plus ils sont immenses, et plus ils deviennent une cause d’esclavage intellectuel, et par conséquent aussi matériel, une cause de misère et d’infériorité pour le peuple ; car ils élargissent toujours davantage l’abîme qui sépare déjà l’intelligence populaire de celle des classes privilégiées. La première, au point de vue de la capacité naturelle, est aujourd’hui évidemment moins blasée, moins usée, moins sophistiquée et moins corrompue par la nécessité de défendre des intérêts injustes, et par conséquent elle est naturellement plus puissante que l’intelligence bourgeoise ; mais, par contre, cette dernière a pour elle toutes les armes de la science, et ces armes sont formidables. Il arrive très souvent qu’un ouvrier fort intelligent est forcé de se taire devant un sot savant qui le bat, non par l’esprit qu’il n’a pas, mais par l’instruction, dont l’ouvrier est privé, et qu’il a pu recevoir, lui, parce que, pendant que sa sottise se développait scientifiquement dans les écoles, le travail de l’ouvrier l’habillait, le logeait, le nourrissait et lui fournissaient toutes les choses, maîtres et livres, nécessaires à son instruction.

Le degré de science réparti à chacun n’est point égal, même dans la classe bourgeoise, nous le savons fort bien. Là aussi il y a une échelle, déterminée non par la capacité des individus, mais par le plus ou moins de richesse de la couche sociale dans laquelle ils ont pris naissance ; par exemple, l’instruction que reçoivent les enfants de la très petite bourgeoisie, très peu supérieure à celle que les ouvriers parviennent à se donner eux-mêmes, est presque nulle en comparaison de celle que la société répartit largement à la haute et moyenne bourgeoisie. Aussi, que voyons-nous ? La petite-bourgeoisie, qui n’est actuellement rattachée à la classe moyenne que par une vanité ridicule d’un côté, et, de l’autre, par la dépendance dans laquelle elle se trouve vis-à-vis des gros capitalistes, se trouve pour la plupart du temps dans une situation plus misérable et bien plus humiliante encore que le prolétariat. Aussi, quand nous parlons des classes privilégiées, n’entendons-nous jamais cette pauvre petite-bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plus d’esprit et de cÅ“ur, ne tarderait pas à se joindre à nous, pour combattre la grande et moyenne bourgeoisie [qui] ne l’écrase pas moins aujourd’hui qu’elle écrase le prolétariat. Et si le développement économique de la société allait continuer dans cette direction encore une dizaine d’années, ce qui nous paraît d’ailleurs impossible, nous verrions encore la plus grande partie de la bourgeoisie moyenne tomber dans la situation de la petite-bourgeoisie d’abord, pour aller se perdre un peu plus tard dans le prolétariat, toujours grâce à cette concentration fatale de [la richesse en un] nombre de mains de plus en plus restreint ; ce qui aurait pour résultat infaillible de partager le monde social définitivement en une petite minorité excessivement opulente, savante, dominante, et une immense majorité de prolétaires misérables, ignorants et esclaves.

Il est un fait qui doit frapper tous les esprits consciencieux, c’est-à-dire tous ceux qui ont à cÅ“ur la dignité humaine, la justice, c’est-à-dire la liberté de chacun dans l’égalité et par l’égalité de tous. C’est que toutes les inventions de l’intelligence, toutes les grandes applications de la science à l’industrie, au commerce et généralement à la vie sociale, n’ont profité jusqu’à présent qu’aux classes privilégiées, aussi bien qu’à la puissance des États, ces protecteurs éternels de toutes les iniquités politiques et sociales, jamais aux masses populaires. Nous n’avons qu’à nommer les machines, pour que chaque ouvrier et chaque partisan sincère de l’émancipation du travail nous donne raison. Par quelle force les classes privilégiées se maintiennent encore aujourd’hui, avec tout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances iniques, contre l’indignation si légitime des passes populaires ? Est-ce par une force qui leur serait inhérente à elles-mêmes ? Non, c’est uniquement par la force de l’État, dans lequel d’ailleurs leurs enfants remplissent aujourd’hui, comme il l’ont fait toujours, toutes les fonctions dominantes, et même toutes les fonctions moyennes et inférieures, moins celle des travailleurs et des soldats. Et qu’est-ce qui constitue aujourd’hui principalement toute la puissance des États ? C’est la science.

Oui, c’est la science. science de gouvernement, d’administration et science financière ; science de tondre les troupeaux populaires sans trop les faire crier, et quand ils commencent à crier, science de leur imposer le silence, la patience et l’obéissance par une force scientifiquement organisée ; science de tromper et de diviser les masses populaires, afin de les maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts, créer une puissance capable de les renverser ; science militaire avant tout, avec toutes ses armes perfectionnées, et ces formidables instruments de destruction qui « font merveille » ; science du génie enfin, celle qui a créé les bateaux à vapeur, les chemins de fer et les télégraphes ; les chemins de fer qui, utilisés par la stratégie militaire, décuplent la puissance défensive et offensive des États ; et les télégraphes, qui, en transformant chaque gouvernement en un Briarée à cent, à mille bras, lui donnent la possibilité d’être présent, d’agir et de saisir partout, créent les centralisations politiques les plus formidables qui aient jamais existé au monde.

Qui peut donc nier que tous les progrès de la science sans aucune exception, n’aient tourné jusqu’ici qu’à l’augmentation de la richesse des classes privilégiées et de la puissance des États, au détriment du bien-être et de la liberté des masses populaires, du prolétariat ? Mais, objectera-t-on, est-ce que les masses ouvrières n’en profitent pas aussi ? Ne sont-elles pas beaucoup plus civilisées qu’elles ne l’étaient dans les siècles passés ?

A ceci nous répondrons par une observation de Lassalle, le célèbre socialiste allemand. Pour juger des progrès des masses ouvrières, au point de vue de leur émancipation politique et sociale, il ne faut point comparer leur état intellectuel dans le siècle présent avec leur état intellectuel dans les siècles passés. Il faut considérer si, à partir d’une époque donnée, la différence qui avait existé alors entre elles et les classes privilégiées ayant été constatée, elles ont progressé dans la même mesure que ces dernières. Car s’il y a eu égalité dans les deux progrès respectifs, la distance intellectuelle qui les sépare aujourd’hui du monde privilégié sera la même ; si le prolétariat progresse plus vite davantage et plus vite que les privilégiés, cette distance est devenue nécessairement plus petite ; mais si au contraire le progrès de l’ouvrier est plus lent et par conséquent moindre que celui des classes dominantes, dans le même espace de temps, cette distance s’agrandira ; l’abîme qui les avait séparé est devenu plus large, l’homme privilégié est devenu plus puissant, l’ouvrier est devenu plus dépendant, plus esclave qu’à l’époque qui a été prise pour point de départ. Si nous quittons tous les deux, à la même heure, deux points différents, et que vous ayez eu 100 pas d’avance sur moi, vous faisant 60, et moi seulement 30 pas par minute, au bout d’une heure, la distance qui nous séparera ne sera plus de 100, mais de 280 [1900] pas.

Cet exemple donne une idée tout à fait juste des progrès respectifs de la bourgeoisie et du prolétariat jusqu’ici. Les bourgeois ont marché plus vite dans la voie de la civilisation que les prolétaires, non parce que leur intelligence ait été naturellement plus puissante que celle de ces derniers , - aujourd’hui à bon droit on pourrait dire tout le contraire, - mais parce que l’organisation économique et politique de la société a été telle, jusqu’ici, que les bourgeois seuls ont pu s’instruire, que la science n’a existé que pour eux, que le prolétariat s’est trouvé condamné à une ignorance forcée, de sorte que si même il avance - et ses progrès sont indubitables -, ce n’est pas grâce à elle, mais bien malgré elle.

Nous nous résumons. Dans l’organisation actuelle de la société, les progrès de la science ont été la cause de l’ignorance relative du prolétariat, aussi bien que les progrès de l’industrie et du commerce ont été la cause de sa misère relative. Progrès intellectuels et progrès matériels ont donc également contribué à augmenter son esclavage. Qu’en résulte-t-il ? C’est que nous devons rejeter et combattre cette science bourgeoise, de même que nous devons rejeter et combattre la richesse bourgeoise. Les combattre et les rejeter dans ce sens que, détruisant l’ordre social qui [en] fait le patrimoine d’une ou de plusieurs classes, nous devons les revendiquer comme le bien commun de tout le monde.

II.[edit]

Nous avons démontré que, tant qu’il y aura deux ou plusieurs degrés d’instruction pour les différentes couches de la société, il y aura nécessairement des classes, c’est-à-dire des privilèges économiques et politiques pour un petit nombre d’heureux, et l’esclavage et la misère pour le grand nombre.

Membres de l’Association internationale des Travailleurs, nous voulons l’Égalité et, parce que nous la voulons, nous devons vouloir aussi l’instruction intégrale, égale pour tout le monde.

Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler ? demande-t-on. Notre réponse est simple : tout le monde doit travailler et tout le monde doit être instruit. A ceci on répond fort souvent que ce mélange du travail industriel avec le travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre : les travailleurs feront de mauvais savants et les savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la société actuelle, où le travail manuel aussi bien que le travail de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout artificiel auquel n les a condamnés tous les deux. Mais nous sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit appuyer, élargir et renforcer l’autre ; la science du savant deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel, et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant.

D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait plus ni ouvriers ni savants, mais seulement des hommes.

Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde, cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la classe privilégiée dont ils font eux-mêmes partie, - que ces hommes, une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi nécessairement les découvertes et les applications de la science à l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement et à l’ennoblissement du travail, cette base, la seule légitime et la seule réelle, de l’humaine société.

Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements de la vie, devra disparaître de la société pour longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde, que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur ? Ce qu’elle peut perdre en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base ? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura infiniment moins d’ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d’hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront humainement su la terre ; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc plus de place ni pour la divinisation ni pour le mépris. Tous se donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la science que dans la vie.

Loin donc de redouter cette éclipse, d’ailleurs tout à fait momentanée, de la science, nous l’appelons au contraire de tous nos vœux, puisqu’elle aura pour effet d’humaniser les savants et les travailleurs à la fois, de réconcilier la science et la vie. Et nous sommes convaincus qu’une fois cette base nouvelle conquise, les progrès de l’humanité, tant dans la science que dans la vie, dépasseront bien vite tout ce que nous avons vu et tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.

Mais ici se présente une autre question : Tous les individus sont-ils également capables de s’élever au même degré d’instruction ? Imaginons-nous une société organisée selon le mode le plus égalitaire et dans laquelle tous les enfants auront dès leur naissance le même point de départ, tant sous le rapport politique, qu’économique et social, c’est-à-dire absolument le même entretien, la même éducation, la même instruction ; n’y aurait-il pas, parmi ces millions de petits individus, des différences infinies d’énergie, de tendances naturelles, d’aptitudes ?

Voici le grand argument de nos adversaires bourgeois purs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrésistible. Tâchons donc de leur prouver le contraire. D’abord, de quel droit se fondent-ils sur le principe des capacités individuelles ? Y a-t-il place pour le développement de ces capacités dans la société telle qu’elle est ? Peut-il y avoir une place pour leur développement dans une société qui continuera d’avoir pour base économique le droit d’héritage ? Évidemment non, car, du moment qu’il y aura héritage, la carrière des enfants ne sera jamais le résultat de leurs capacités et de leur énergie individuelle ; elle sera avant tout celui de l’état de fortune, de la richesse ou de la misère de leurs familles. Les héritiers riches, mais sots, recevront une instruction supérieure ; les enfants les plus intelligents du prolétariat continueront à recevoir en héritage l’ignorance, tout à fait comme cela se pratique maintenant. N’est-ce donc pas une hypocrisie que de parler non seulement dans la présente société, mais même en vue d’une société réformée, qui continuerait seulement d’avoir pour bases la propriété individuelle et le droit d’héritage, n’est-ce pas une infâme tromperie que d’y parler de droits individuels fondés sur des capacités individuelles ?

On parle tant de liberté individuelle aujourd’hui, et pourtant ce qui domine, c n’est pas du tout l’individu humain, l’individu pris en général, c’est l’individu privilégié par sa position sociale, c’est donc la position, c’est la classe. Qu’un individu intelligent de la bourgeoisie ose seulement s’élever contre les privilèges économiques de cette classe respectable, et l’on verra combien ces bons bourgeois, qui n’ont à la bouche à cette heure que la liberté individuelle, respecteront la sienne ! Que nous parle-t-on de capacités individuelles ! Ne voyons-nous pas chaque jour les plus grandes capacités ouvrières et bourgeoises forcées de céder le pas et même de courber le front devant la stupidité des héritiers du veau d’or ? La liberté individuelle, non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine égalité. Quand il y aura l’égalité du point de départ pour tous les hommes sur la terre, alors seulement - en sauvegardant toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et qui restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses sociales : intelligence humaine et biens matériels - alors on pourra dire, avec bien plus de raison qu’aujourd’hui, que tout individu est le fils de ses Å“uvres. D’où nous concluons que, pour que les capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges individuels, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire toutes les classes, soient abolis. - Il faut la disparition de la propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le triomphe économique, politique et social de l’Égalité.

Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie, n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les degrés d’énergie des différents individus ? Il y en aura, pas autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui probablement ne cessera jamais d’être une vérité : qu’il n’y a pas sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité", loin d’être un mal, est, au contraire, comme l’a fort bien observé le philosophe allemand Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous ; de sorte que cette diversité infinie des individus est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité.

Au fond, même dans la société actuelle, si l’on excepte deux catégories d’hommes, les hommes de génie et les idiots, si l’on fait abstraction des différences créées artificiellement par l’influence de mille causes sociales, telle qu’éducation, instruction, position économique et politique, qui diffèrent non seulement dans chaque couche de la société, mais presque dans chaque famille, on reconnaîtra qu’au point de vue des capacités intellectuelles et de l’énergie morale, l’immense majorité des hommes se ressemble beaucoup ou qu’au moins ils se valent, la faiblesse de chacun sous un rapport étant presque toujours compensée par une force équivalente sous un autre rapport, de sorte qu’il devient impossible de dire qu’un homme pris dans cette masse soit beaucoup au-dessus ou au-dessous de l’autre. L’immense majorité des hommes ne sont pas identiques, mais équivalents et par conséquent égaux. Il ne reste donc, pour l’argumentation de nos adversaires, que les hommes de génie et les idiots.

L’idiotisme est, on le sait, une maladie psychologique et sociale. Il doit donc être traité, non dans les écoles, mais dans les hôpitaux, et l’on a droit d’espérer que l’introduction d’une hygiène sociale plus rationnelle et surtout plus soucieuse de la santé physique et morale des individus que celle d’aujourd’hui, et l’organisation égalitaire de la nouvelle société, finiront par faire complètement disparaître de la surface de la terre cette maladie si humiliante pour l’espèce humaine. Quant aux hommes de génie, il faut d’abord observer qu’heureusement ou malheureusement, comme on veut, ils n’ont jamais apparu dans l’histoire que comme de très rares exceptions à toutes les règles connues, et on n’organise pas les exceptions. Espérons toutefois que la société à venir trouvera dans l’organisation réellement démocratique et populaire de sa force collective, l moyen de rendre ces grands génies moins nécessaires, moins écrasants et plus réellement bienfaisants pour tout le monde. Car il ne faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que les plus grands génies, c’est tout le monde. » Il ne s’agit donc plus que d’organiser ce tout le monde par la plus grande liberté fondée sur la plus complète égalité, économique, politique et sociale, pour qu’il n’y ait plus rien à craindre des velléités dictatoriales et de l’ambition despotique des hommes de génie.

Quant à produire des hommes de génie par l’éducation, il ne faut pas y penser. D’ailleurs, de tous les hommes de génie connus, aucun ou presque aucun ne s’est manifesté comme tel dans son enfance, ni dans son adolescence, ni même dans sa première jeunesse. Ils ne se sont montrés tels que dans la maturité de leur âge, et plusieurs n’ont été reconnus qu’après leur mort, tandis que beaucoup de grands hommes manqués, qui avaient été proclamés pendant leur jeunesse pour des hommes supérieurs, ont fini leur carrière dans la plus complète nullité. Ce n’est donc jamais dans l’enfance, ni même dans l’adolescence, qu’on peut déterminer les supériorités et les infériorités relatives des hommes, ni le degré de leurs capacités, ni leurs penchants naturels. Toutes ces choses ne se manifestent et ne se déterminent que par le développement des individus, et, comme il y a des natures précoces et d’autre fort lent, quoique nullement inférieures et même souvent supérieures, il soit évident qu’aucun professeur, aucun maître d’école ne pourra jamais préciser d’avance la carrière et le genre d’occupations que les enfants choisiront lorsqu’ils seront arrivés à l’âge de la liberté.

D’où il résulte que la société, sans aucune considération pour la différence réelle ou fictive des penchants et des capacités, et n’ayant aucun moyen de déterminer, ni aucun droit de fixer la carrière future des enfants, doit à tous, sans exception, une éducation et une instruction absolument égales.


III.[edit]

L’instruction à tous les degrés doit être égale pour tous, par conséquent elle doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit préparer chaque enfant des deux sexes aussi bien à la vie de la pensée qu’à celle du travail, afin que tous puissent également devenir des hommes complets.

La philosophie positive, ayant détrôné dans les esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique, nous permet d’entrevoir déjà quelle doit être, dans l’avenir, l’instruction scientifique. Elle aura la connaissance de la nature pour base et la sociologie pour couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le violateur de la vie, comme il l’est toujours dans tous les systèmes métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un rêve, il deviendra lui-même une réalité.

Aucun esprit, quelque puissant qu’il soit, n’étant capable d’embrasser dans leur spécialité toutes les sciences, et comme, d’un autre côté, une connaissance générale de toutes les sciences est absolument nécessaire pour le développement complet de l’esprit, l’enseignement se divisera naturellement en deux parties : la partie générale, qui donnera les éléments principaux de toutes les sciences sans aucune exception, aussi bien que la connaissance, non superficielle, mais bien réelle, de leur ensemble ; et la partie spéciale, nécessairement divisée en plusieurs groupes ou facultés, dont chacune embrassera dans toute leur spécialité un certain nombre de sciences qui, par leur nature même, sont particulièrement appelés à se compléter.

La première partie, la partie générale, sera obligatoirement pour tous les enfants ; elle constituera, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation humaine de leur esprit, remplaçant complètement la métaphysique et la théologie, et plaçant en même temps les enfants à un point de vue assez élevé pour qu’une fois parvenus à l’âge de l’adolescence, ils puissent choisir en pleine connaissance de cause la faculté spéciale qui conviendra [le] mieux à leurs dispositions individuelles, à leur goût.

Il arrivera sans doute qu’en choisissant leur spécialité scientifique, les adolescents, influencés par quelque cause secondaire, soit extérieure, soit même intérieure, se tromperont quelquefois et qu’ils pourront opter d’abord pour une faculté ou une carrière qui ne seront pas précisément celles qui conviendraient le mieux à leurs aptitudes. Mais comme nous sommes, nous, les partisans non hypocrites mais sincères de la liberté individuelle ; comme, au nom de cette liberté, nous détestons de tout notre cÅ“ur le principe de l’autorité ainsi que toutes les manifestations possibles de ce principe divin, anti-humain ; comme nous détestons et condamnons, de toute la profondeur de notre amour pour la liberté, l’autorité paternelle aussi bien que celle du maître d’école ; comme nous les trouvons également démoralisantes et funestes, et que l’expérience de chaque jour nous prouve que le père de famille et le maître d’école, malgré leur sagesse obligée et proverbiale, et à cause même de cette sagesse, se trompent sur les capacités de leurs enfants encore plus facilement que les enfants eux-mêmes, et que, d’après cette loi tout humaine, loi incontestable, fatale, que tout homme qui domine ne manque jamais d’abuser, les maîtres d’école et les pères de famille, en déterminant arbitrairement l’avenir de leurs enfants, interrogent beaucoup plus leurs propres goûts que les tendances naturelles des enfants ; comme enfin les fautes commises par le despotisme sont toujours plus funestes et moins réparables que celles qui sont commises par la liberté, nous maintenons, pleine et entière, contre tous les tuteurs officiels, officieux, paternels et pédants du monde, la liberté des enfants de choisir et de déterminer leur propre carrière.

S’ils se trompent, l’erreur même qu’ils auront commise leur servira d’enseignement efficace pour l’avenir, et l’instruction générale qu’ils auront reçue servant de lumière, ils pourront facilement revenir dans la voie qui leur est indiquée par leur propre nature.

Les enfants, comme les hommes mûrs, ne deviennent sages que par les expériences qu’ils font eux-mêmes, jamais par celles d’autrui.

Dans l’instruction intégrale, à côté de l’enseignement scientifique ou théorique, il doit y avoir nécessairement l’enseignement industriel ou pratique. C’est ainsi seulement que se formera l’homme complet : le travailleur qui comprend et qui sait.

L’enseignement industriel, parallèlement avec l’enseignement scientifique, se partagera comme lui en deux parties : l’enseignement général, celui qui doit donner aux enfants l’idée générale et la première connaissance pratique de toutes les industries, sans en excepter aucune, aussi bien que l’idée de leur ensemble, qui constitue la civilisation en tant que matérielle, la totalité du travail humain ; et la partie spéciale, divisée en groupes d’industries plus spécialement liées entre elles.

L’enseignement général doit préparer les adolescents à choisir librement le groupe spécial d’industries, et parmi ces dernières, l’industrie toute particulière, pour lesquels ils se sentiront plus de goût. Une fois entrés dans cette seconde phase de l’enseignement industriel, ils feront, sous la direction de leurs professeurs, les premiers apprentissages du travail sérieux.

À côté de l’enseignement scientifique et industriel, il y aura nécessairement aussi l’enseignement pratique, ou plutôt une série successive d’expériences de la morale non divine, mais humaine. La morale divine est fondée sur ces deux principes immoraux : le respect de l’autorité et le mépris de l’humanité. La morale humaine, au contraire, ne se fonde que sur le mépris de l’autorité et sur le respect de la liberté et de l’humanité. La morale divine considère le travail comme une dégradation et comme un châtiment ; la morale humaine voit en lui la condition suprême du bonheur humain et de l’humaine dignité. La morale divine, par une conséquence nécessaire, aboutit à une politique qui ne reconnaît de droits qu’à ceux qui, par leur position économiquement privilégiée, peuvent vivre sans travailler. La morale humaine n’en accorde qu’à ceux qui vivent en travaillant ; elle reconnaît que par le travail seul, l’homme devient homme.

L’éducation des enfants, prenant pour point de départ l’autorité, doit successivement aboutir à la plus entière liberté. Nous entendons par liberté, au point de vue positif, le plein développement de toutes les facultés qui se trouvent en l’homme ; et, au point de vue négatif, l’entière indépendance de la volonté de chacun vis-à-vis de celle d’autrui.

L’homme n’est point et ne sera jamais libre vis-à-vis des lois naturelles, vis-à-vis des lois sociales ; les lois, qu’on divise en deux catégories pour la plus grande connaissance de la science, n’appartiennent en réalité qu’à une seule et même catégorie, car elles sont toutes également des lois naturelles, des lois fatales et qui constituent la base et la condition même de toute existence, de sorte qu’aucun être vivant ne saurait se révolter contre elle sans se suicider.

Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses, criminelles et civiles, que les classes privilégiées ont établi dans l’histoire, toujours dans l’intérêt de l’exploitation du travail des masses ouvrières, à cette seule fin de museler la liberté de ces masses, et qui, sous le prétexte d’une moralité fictive, ont toujours été la source de la plus profonde immoralité. Ainsi, obéissance involontaire et fatale à toutes les lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même de la nature et de la société ; mais indépendance aussi absolue que possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de commandement, vis-à-vis de toutes les volontés humaines, tant collectives qu’individuelles, qui voudraient lui imposer, non leur influence naturelle, mais leur loi.

Quant à l’influence naturelle que les hommes exercent les uns sur les autres, c’est encore une de ces conditions de la vie sociale contre lesquelles la révolte serait aussi inutile qu’impossible. Cette influence est la base même, matérielle, intellectuelle et morale, de l’humaine solidarité. L’individu humain, produit de la solidarité ou de la société, tout en restant soumis à ses lois naturelles, peut bien, sous l’influence de sentiments venus du dehors, et notamment d’une société étrangère, réagir contre elle jusqu’à un certain degré, mais il ne saurait en sortit sans se placer aussitôt dans un autre milieu solidaire et sans y subir aussitôt de nouvelles influences. Car, pour l’homme, la vie en dehors de toute société et de toutes influences humaines, l’isolement absolu, c’est la mort intellectuelle, morale et matérielle aussi. La solidarité est non le produit, mais la mère de l’individualité, et la personnalité humaine ne peut naître et se développer que dans l’humaine société.

La somme des influences sociales dominantes, exprimée par la conscience solidaire ou générale d’un groupe humain plus ou moins étendu, s’appelle l’opinion publique. Et qui ne sait l’action toute-puissante exercée par l’opinion publique sur tous les individus ? L’action des lois restrictives les plus draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C’est donc elle qui est par excellence l’éducateur des hommes ; d’où il résulte que, pour moraliser les individus, il faut moraliser avant tout la société elle-même, il faut humaniser son opinion ou sa conscience publique.


IV.[edit]

Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut moraliser le milieu social.

Le socialisme, fondé sur la science positive, repousse absolument la doctrine du libre arbitre ; il reconnaît que tout ce qu’on appelle vices et vertus des hommes sont absolument le produit de l’action combinée de la nature proprement dite et de la société. La nature, en tant qu’action ethnographique, physiologique et pathologique, crée les facultés et dispositions qu’on appelle naturelles, et l’organisation sociale les développe, ou en arrête ou en fausse le développement. Tous les individus, sans aucune exception, sont à tous les moments de leur vie ce que la nature et la société les ont faits.

Ce n’est que grâce à cette fatalité naturelle et sociale que la science statistique est possible. Cette science ne se contente pas de constater et d’énumérer seulement les faits sociaux, elle en cherche l’enchaînement et la corrélation avec l’organisation de la société. La statistique criminelle, par exemple, constate que dans une période de 10, de 20, de 30 ans et quelquefois davantage, si aucune crise politique et sociale n’est venue changer les dispositions de la société, le même crime ou le même délit se reproduit chaque année, à peu de choses près, dans la même proportion ; et ce qui est encore plus remarquable, c’est que le mode de leur perpétration se renouvelle presque autant de fois dans une année que dans l’autre ; par exemple, le nombre des empoisonnements, des homicides par le fer ou par les armes à feu, aussi bien que le nombre des suicides par tel ou tel moyen, sont presque toujours les mêmes. Ce qui fait dire au célèbre statisticien belge, M. Quételet, ces paroles mémorables : « La société prépare les crimes et les individus ne font que les exécuter. »

Ce retour périodique des mêmes faits sociaux n’aurait pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et morales des hommes, aussi bien que les actes de leur volonté, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien ce mot de libre arbitre n’a pas de sens, ou bien il signifie que l’individu humain se détermine spontanément, par lui-même, en dehors de toute influence extérieure, soit naturelle, soit sociale. Mais s’il en était ainsi, tous les hommes ne procédant que d’eux-mêmes, il y aurait dans le monde la plus grande anarchie ; toute solidarité deviendrait entre eux impossible, et tous ces millions de volontés, absolument indépendantes les unes des autres et se heurtant les unes contre les autres, tendraient nécessairement à s’entre-détruire et finiraient même par le faire, s’il n’y avait au-dessus d’elles la despotique volonté de la divine providence, qui les « mènerait pendant qu’elles s’agitent », et qui, les anéantissant toutes à la fois, imposerait à cette humaine confusion l’ordre divin.

Aussi voyons-nous tous les adhérents du principe du libre arbitre poussés fatalement par la logique à reconnaître l’existence et l’action de la divine providence. C’est la base même de toutes les doctrines théologiques et métaphysiques, un système magnifique qui a longtemps réjoui la conscience humaine, et qui, au point de vue de la réflexion abstraite ou de l’imagination religieuse et poétique, vu de loin, semble en effet pleine d’harmonie et de grandeur. Il est malheureux seulement que la société historique qui a correspondu à ce système ait toujours été affreuse, et que le système lui-même ne puisse supporter la critique scientifique.

En effet, nous savons que tant que le droit divin a régné sur la terre, l’immense majorité des hommes a été brutalement et impitoyablement exploitée, tourmentée, opprimée, décimée ; nous savons qu’encore aujourd’hui, c’est toujours au nom de la divinité théologique ou métaphysique qu’on s’efforce de retenir les masses populaires dans l’esclavage ; et il n’en peut être autrement, car, du moment qu’il est une divine volonté qui gouverne le monde, aussi bien la nature que l’humaine société, la liberté humaine est absolument annulée. La volonté de l’homme est nécessairement impuissante en présence de la divine volonté. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’en voulant défendre la liberté métaphysique abstraite ou fictive des hommes, le libre arbitre, on est forcé de nier leur liberté réelle. En présence de la toute-puissance et de l’omniprésence divines, l’homme est esclave. La liberté de l’homme en général étant détruite par la providence divine, il ne reste plus que le privilège, c’est-à-dire les droits spéciaux accordés par la grâce divine à tel individu, à telle hiérarchie, à telle dynastie, à telle classe.

De même, la providence divine rend toute science impossible, ce qui veut dire qu’elle est tout simplement la négation de l’humaine raison, ou bien que, pour la reconnaître, il faille renoncer à son propre bon sens. Du moment que le monde est gouverné par la volonté divine, il ne faut plus y chercher d’enchaînement naturel des faits, mais une série de manifestations de cette volonté suprême, dont, comme dit la sainte Écriture, les décrets sont et doivent rester toujours impénétrables pour la raison humaine, sous peine de perdre leur caractère divin. La divine providence n’est pas seulement la négation de toute logique humaine, mais encore de la logique en général, car toute logique implique une nécessité naturelle, et cette nécessité serait contraire à la divine liberté ; c’est, au point de vue humain, le triomphe du non-sens. Ceux qui veulent croire doivent donc renoncer aussi bien à la liberté qu’à la science, et, en se laissant exploiter, bâtonner par les privilégiés du bon Dieu, répéter avec Tertullien :« Je crois en ce qui est absurde », en y ajoutant cet autre mot, aussi logique que le premier :« Et je veux l’iniquité ».

Quant à nous, qui renonçons volontairement aux félicités d’un autre monde, et qui revendiquons le triomphe complet de l’humanité sur cette terre, nous avouons humblement que nous ne comprenons rien à la logique divine, et que nous nous contenterons de la logique humaine fondée sur l’expérience et sur la connaissance de l’enchaînement des faits, tant naturels que sociaux.

Cette expérience accumulée, coordonnée et réfléchie que nous appelons la science, nous démontre que le libre arbitre est une fiction impossible, contraire à la nature même des choses ; que ce qu’on appelle la volonté n’est rien que le produit de l’exercice d’une faculté nerveuse, comme notre force physique n’est rien aussi que le produit de l’exercice de nos muscles, et que par conséquent l’une et l’autre sont également des produits de la vie naturelle et sociale, c’est-à-dire des conditions physiques et sociales au milieu desquelles chaque individu est né, et dans lesquelles il continue de se développer ; et nous répétons que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de l’action combinée de la nature et de la société, d’où il résulte clairement la vérité de ce que nous avons énoncé dans notre précédent numéro  : que pour moraliser les hommes, il faut moraliser leur milieu social.

Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen, c’est d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète liberté[1] de chacun, dans la plus parfaite égalité de tous. L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres disparaîtront.

Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui veut dire la même chose, à se laisser égaliser, nous craignons bien que ce triomphe de la justice ne puisse s’effectuer que par la révolution sociale. Nous n’avons pas à en parler aujourd’hui, nous nous bornerons cette fois à proclamer une vérité, d’ailleurs si évidente, que tant que le milieu social ne se moralisera pas, la moralité des individus sera impossible.

Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses : une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale, accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.

Ce milieu existe-t-il ? Non. Donc, il faut le fonder. Si dans le milieu qui existe, on parvenait même à fonder des écoles qui donneraient à leurs élèves l’instruction et l’éducation aussi parfaites que nous pouvons nous les imaginer, parviendraient-elles à créer des hommes justes, libres, moraux ? Non, car, en sortant de l’école, ils se trouveraient au milieu d’une société qui est dirigée par des principes tout contraires, et, comme la société est toujours plus forte que les individus, elle ne tarderait pas à les dominer, c’est-à-dire à les démoraliser. Ce qui est plus, c’est que la fondation même de telles écoles est impossible dans le milieu social actuel. Car la vie sociale embrasse tout, elle envahit les écoles aussi bien que la vie des familles et de tous les individus qui en font partie.

Les instituteurs, les professeurs, les parents sont tous membres de cette société, tous plus ou moins abêtis ou démoralisés par elle. Comment donneraient-ils aux élèves ce qui leur manque à eux-mêmes ? On ne prêche bien la morale que par l’exemple, et, la morale socialiste étant toute contraire à la morale actuelle, les maîtres, nécessairement dominés plus ou moins par cette dernière, feraient devant leurs élèves tout le contraire de ce qu’ils leur prêcheraient. Donc, l’éducation socialiste est impossible dans les écoles, ainsi que dans les familles actuelles.

Mais l’instruction intégrale y est également impossible : les bourgeois n’entendent nullement que leurs enfants deviennent des travailleurs, et les travailleurs sont privés de tous les moyens de donner à leurs enfants l’instruction scientifique.

J’aime beaucoup ces bons socialistes bourgeois qui crient toujours : « Instruisons d’abord le peuple, et puis émancipons-le ». Nous disons au contraire : Qu’il s’émancipe d’abord, et il s’instruira de lui-même. Qui instruira le peuple ? Est-ce vous ? Mais vous ne l’instruisez pas, vous l’empoisonnez en cherchant à lui inculquer tous ces préjugés religieux, historiques, politiques, juridiques et économiques, qui garantissent votre existence contre lui, qui, en même temps, tuent son intelligence, énervent son indignation légitime et sa volonté. Vous le laissez assommer par son travail quotidien et par sa misère, et vous lui dites : « Instruisez-vous ! » Nous aimerions bien vous voir tous, avec vos enfants, vous instruire après 13, 14, 16 heures de travail abrutissant, avec la misère et l’incertitude du lendemain pour toute récompense.

Non, Messieurs, malgré tout notre respect pour la grande question de l’instruction intégrale, nous déclarons que ce n’est point là aujourd’hui la grande question pour le peuple. La première question, c’est celle de son émancipation économique, qui engendre nécessairement aussitôt et en même temps son émancipation politique et morale.

En conséquence, nous adoptons pleinement la résolution votée par le Congrès de Bruxelles :

« Reconnaissant qu’il est pour le moment impossible d’organiser un enseignement rationnel, le Congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement. Il est bien entendu que la réduction des heures de travail est considérée comme une condition préalable indispensable. »

Oui, sans doute, les ouvriers feront tout leur possible pour se donner toute l’instruction qu’ils pourront, dans les conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent présentement. Mais, sans se laisser détourner par les voix de sirène des bourgeois et des socialistes bourgeois, ils concentreront avant tout leurs efforts sur cette grande question de leur émancipation économique, qui doit être la mère de toutes leurs autres émancipations.

Michel Bakounine

== Notes ==
  1. Nous avons déjà dit que nous entendons par liberté, d’un côté, le développement aussi complet que possible de toutes les facultés naturelles de chaque individu, et de l’autre, son indépendance, non vis-à-vis des lois naturelles et sociales, mais vis-à-vis de toutes les lois imposées par d’autres volontés humaines, soit collectives, soit isolées.