Piraterie

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Rebelles et révoltés, apôtres de la liberté absolue, les pirates – et en particulier les flibustiers – ont généré une communauté de parias qui vécurent pendant deux siècles selon des règles communautaires marginales et égalitaires. Aujourd’hui, nombre de courants libertaires revendiquent une filiation entre ces aventuriers et les mouvements anarchistes ou altermondialistes. Mais qu’en est-il réellement au-delà du cliché? L’image du pirate de Walt Disney ou de Stevenson n’aurait-elle pas cédé la place à celle, plus glorieuse mais pas forcément plus fondée, d’un révolutionnaire anarcho-communiste empreint de nobles idéaux?

Origine[edit]

La piraterie est sans doute aussi vieille que l’histoire de la navigation. Pourtant, les Vikings, les Crétois, les Uscoques et autres Ciliciens – tous pirates au sens large – n’étaient pas des révoltés. Car il fut un temps où prendre la mer était le moyen le plus sûr et le plus rapide d’avoir l’avantage sur son voisin, où navigation rimait avec guerre, guerre avec piraterie et piraterie avec navigation. Alors, on pillait à tour de bras, souvent au nom de sa patrie ou de sa race, comme Barberousse et ses barbaresques le faisaient pour le sultan du Maroc ou le roi de Tunis. Il en allait tout autrement pour les flibustiers: écumeurs des mers, contrebandiers, marins, aventuriers, en tous les cas pirates, ils furent des figures extraordinaires nées du Nouveau-Monde et d’un rêve de liberté. Des hommes venus de tous les horizons, avec en commun qu'ils étaient tous révoltés, rebelles et parias.

Définitions[edit]

On tente généralement de différencier les corsaires des flibustiers ou des pirates, mais au gré des alliances, des guerres et des intérêts de chacun, les frontières entre ces différentes facettes d’une même activité furent en réalité bien floues. Quelles que soient leur condition et leur origine, tous ces hommes avaient un compte à régler avec la société. La vie en marge, peu à peu organisée au sein d’un monde neuf, prometteur de richesse et de liberté, était leur point de ralliement. Il s’agissait sans conteste d’une révolte obstinée et désespérée, hors l’image pathétique de sa parodie littéraire ou cinématographique. Cette portion d’histoire, unique et désespérée, se distingue donc par son cadre géographique et l’absolutisme de ses acteurs, mais également par ses enjeux politiques, économiques et religieux. Car l’aventure démarre à la fin du XVe siècle déjà, dès la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Réponse à la mainmise des Espagnols et des Portugais sur ces nouveaux territoires, elle est avant tout politique et économique ; mais, riposte aussi des huguenots massacrés par la couronne d’Espagne, elle a indéniablement un arrière-goût de guerre de religion.

La Flibuste[edit]

À l’image des « gueux de la mer », issus de la Réforme hollandaise, et des sea dogs'' de la reine d’Angleterre, la flibuste fut le théâtre d’une forme de société qui brandit la révolte comme étendard et dont la quête de liberté était le moteur. Pourtant, il serait faux de conclure aujourd’hui que ce mouvement était libre de toute contrainte. D’abord et avant tout militaire, la flibuste fut fortement structurée, à travers autorisations, règlements, mode de financement et autres commissions de course. Sur le terrain, bien entendu, les hommes en firent largement à leur guise étant donné le peu de moyens dont disposaient alors les États pour les contrôler. Se développant en parallèle de la course à l’or et aux épices des Indes occidentales, ce mouvement débuta par l’arrivée de corsaires dans les Caraïbes, qui trouvèrent là de nouvelles richesses après avoir écumé l’Atlantique nord et la Manche. Puis la flibuste se mit en place dans ce nouveau terrain de jeu, offrant des perspectives d’indépendance et de liberté aux marins, alors humiliés et exploités. De là, le mouvement versa ensuite dans une piraterie pure et dure, puis s’exila vers le Pacifique et, enfin, dans l’océan Indien lorsque les choses devinrent trop difficiles aux Amériques.

Derrière les clichés[edit]

Être cruel et sanguinaire, homme au destin de violence et de mort, le pirate partage bon nombre de traits de caractère avec Bonnot, Mesrine ou Ravachol, qui avaient eux aussi un idéal de liberté. Eux aussi, tout comme les pirates, menaient une vie en marge de la société, plongée dans le banditisme, un parcours jonché de violence et de sang, le désespoir chevillé à la révolte. Envoûtante, fascinante, exotique, la piraterie a laissé ses traces indélébiles dans les imaginaires. En revanche, elle n’a pas eu la chance d’être retenue par les manuels d’histoire. Une Histoire avec un grand H, mais qui néglige ce qu’elle ne comprend pas, ce qu’elle ne peut assimiler, ce qu’elle ne parvient pas à récupérer. Restent alors les clichés, les images hollywoodiennes de l’aventure… On boit du rhum, on monte à l’abordage le sabre entre les dents, on enterre son trésor dans une île absente des cartes marines ! Aujourd’hui seulement, on voit l’émergence d’historiens, d’écrivains et de philosophes, à l’instar de Michel Le Bris ou Jean-Pierre Moreau, mais aussi de Gilles Lapouge, Christopher Hill, Michel Camus ou Jenifer Marx, qui se penchent sérieusement sur le sujet. On commence seulement à percevoir la réalité de ces aventuriers et de leur quête impossible. Furent-ils de vulgaires bandits assoiffés d’or, les précurseurs d’un capitalisme sauvage qui trouvera son apogée en Amérique du Nord, ou tout au contraire des idéalistes libertaires en quête d’un espace pour installer un monde meilleur ? Difficile à dire ; probablement un peu tout ça à la fois ! Après des siècles d’oubli, l’histoire tente donc de mettre en lumière ces hommes et leur destin. On parle alors d’une contre-société, hors des normes et des lois de l’époque, d’une communauté obéissant à ses propres règles, ayant institué la contrebande comme système économique et le code de conduite des « Frères de la côte » comme loi suprême. Car c’est vrai, les flibustiers surent se créer un cadre de vie égalitaire et démocratique. Les capitaines étaient choisis pour leurs seules qualités de navigateur ou de chef de guerre et le butin était toujours partagé équitablement. Une autogestion de principe régnait à bord, où les Noirs étaient libres et leur couleur de peau respectée.

Libertaire ou capitaliste?[edit]

Il faut pourtant se garder du cliché d’un mouvement préfigurant ce que sera l’anarchie plus tard ; même si Jean Laffite rencontra Karl Marx à Bruxelles et participa à la publication du Manifeste du Parti communiste, même si la plupart des pirates évoluaient au cÅ“ur d’une organisation proche de celle de Nestor Makhno, et même si, enfin, les forbans étaient aux prises avec un destin jusqu’au-boutiste qui n’est pas sans rappeler celui des nihilistes russes. Car ces hommes, excellents marins et guerriers féroces, furent aussi des individualistes forcenés et des opportunistes sans foi ni loi. Enterrer l’image du pirate de Walt Disney au profit d’un héros juste et courageux, même utopiste et désespéré, c’est passer un peu vite sur les mares de sang répandu, la traite massive des esclaves, les monceaux d’exactions commises par des bandits sans scrupule et des voyous sans conscience. Si beaucoup d’entre eux furent probablement animés par une volonté de construire un monde meilleur, d’autres, en revanche, ne furent que des pillards et des assassins profitant d’une société qui n’avait pas encore les moyens de les contrôler. Mikhaïl W. Ramseier, dans son livre La Voile noire, s’interroge sur la question de savoir ce qu’il en était réellement des idéaux libertaires de ces aventuriers révoltés. Après avoir posé les bases historiques du sujet, il tente de trouver les réponses dans les théories les plus intéressantes qui abordent la question, comme celle de Hakim Bey avec son concept de TAZ. Et la réponse n’est pas facile, car les contradictions sont nombreuses.

Contre-société[edit]

Les pirates semblent bien avoir installé, tant dans les Caraïbes que dans l’océan Indien, une contre-société démocratique et égalitaire. C’est en tous les cas ce point de vue qui est défendu par des auteurs et historiens comme Lapouge et Le Bris. Ces termes d’égalité étaient en effet adoptés pour l’organisation des campagnes et le partage du butin. De retour sur terre ferme, chacun repartait où il voulait pour dépenser sa part, se réengager pour une autre aventure ou s’installer avec femme et enfants. Certains de ces pirates instaurèrent pourtant de véritables sociétés également à terre, à l’image des boucaniers de Saint-Domingue, des bûcherons de Campêche et, plus tard, des frères Laffite dans les bayous de la Louisiane. Parmi ces modèles de démocratie, celle qui ressembla le plus à une véritable république organisée fut sans doute Libertalia. Aujourd’hui, certains chercheurs, comme Jean-Pierre Moreau ou Michel Camus, remettent en doute son existence en affirmant qu’après analyse poussée, rien ne prouve son existence. Il reste pourtant fort possible que les traces écrites sur Libertalia se soient perdues, comme tant d’autres ou encore que son existence ait été volontairement gardée discrète à l’époque pour des questions de sécurité.

Libertalia[edit]

Aujourd’hui on peut voir un peu partout sur le Web des références à la république de Libertalia, mais il faut se méfier de ceux qui prennent leurs fantasmes pour des réalités. Car en définitive on en sait bien peu de choses, la seule source connue à ce jour étant celle de Daniel Defoe dans son livre: Histoire générale des plus fameux Pyrates, alors publié sous le nom de plume du mystérieux Capitaine Johnson. Selon lui, cette république était située aux alentours de Diego Suarez ou autour de la baie d’Antongil, incluant Foulpointe et l’île Sainte-Marie. Les pirates y plantèrent des jardins et élevèrent de la volaille et des bÅ“ufs. Defoe décrit longuement comment ils vécurent dans un confort à l’européenne en s’entraidant pour la chasse aux navires marchands. Initiée en 1695 par Misson et Caraccioli, puis associée au pirate Thomas Tew, cette entreprise ne cachait pas ses ambitions « libertaires » en adoptant un tel nom ! Menée par Misson, son chef spirituel, cette aventure remarquable avait pour but d’établir une véritable société démocratique dans laquelle chaque individu était égal à son prochain, sans distinction de nationalité, de noblesse ou de couleur. Les esclaves y étaient libérés et embauchés à l’égal de n’importe quel travailleur. Cette utopie, devenue stable et florissante, tourna pourtant court suite à une razzia des autochtones malgaches après presque trente ans d’activité. Certains pensent aujourd’hui que c’est sur les cendres de cette démocratie pirate que Ratsimilaho réussit à rassembler les tribus de l’est de Madagascar. Le sujet est d’importance, car ce chef local devint le père de la reine Bety et engendra ainsi la communauté des Sakalaves, qui participèrent, suite à de nombreuses guerres contre les Hovas, à la création de l’État de Madagascar.

Révolte individuelle[edit]

La révolte des pirates semble donc surtout affaire d’individus avant d’être une rébellion collective. Chacun avait ses raisons personnelles d’être pirate. Certains avaient été amenés aux Caraïbes de force, d’autres prirent la mer pour tenter de s’enrichir, ou encore pour fuir l’Europe et ses contraintes. Dès lors, il paraît bien improbable de pouvoir tirer un portrait global de ces forbans, affirmer qu’ils étaient ceci ou cela, formant un groupe uni et soudé par les mêmes valeurs. Comment parler d’une conception du monde, de l’ordre social et de l’individu, commune à tous ces hommes venus d’horizons si différents ? ! Dans la mesure où tous étaient hostiles, d’une façon ou d’une autre, à l’autorité des nations européennes, il s’agissait bien d’un mouvement de révolte ; une réaction à la misère, à l’injustice et à l’oppression. Ils étaient colons ou planteurs, conquistadors ou marins, esclaves ou hommes libres, Noirs ou Blancs, flibustiers ou pirates, mais tous étaient en quête d’une seule et même chose : la liberté ! Et c’est bien là le cÅ“ur du mouvement, le sujet de cette histoire fantastique. La quête d’une vie meilleure, d’un monde plus libre, d’une existence choisie et non subie.

Mythe et réalité[edit]

Pour le sens commun, la piraterie c’est la dissidence et la rébellion ; l’incarnation de l’esprit de révolte, qui refuse lois et contraintes. La piraterie, la flibuste, deviennent alors synonymes d’une forme de société libertaire obéissant à ses propres lois, égalitaires par définition. Mais peut-on vraiment parler de société, ou plutôt de contre-société, à l’instar de Michel Le Bris qui, à la suite de Daniel Defoe et de Gilles Lapouge, voudrait imposer l’image d’un flibustier à l’origine du « liberté, égalité, fraternité » qui viendra quelque temps plus tard ? Car tous les pirates ne furent pas égaux devant la révolte, tous ne furent pas épris d’un humanisme anarchisant qui serait caractéristique de leur « caste ». Affirmer cela, c’est oublier que la révolte est la plupart du temps individuelle, même si les individus peuvent mettre ensemble leurs revendications pour gagner en efficacité. La liberté est cause commune, c’est vrai, comme le martelait Bakounine, mais au final, chaque esclave se bat pour supprimer son maître, chaque serf pour remplir son assiette de soupe. Et puis, comment mettre sur un même plan des hommes comme l’Olonnais, qui termina son destin dans le ventre de cannibales, Henry Morgan et Woodes Rogers, qui devinrent gouverneurs et participèrent activement à tuer le mouvement dont ils étaient issus ? Comment parler d’esprit fraternel et égalitaire lorsque Morgan et Avery truandent leurs propres hommes pour leur seul bénéfice, lorsque John Hawkins et Van Horn sont marchands d’esclaves de première classe, tandis que la fortune de Laffite provient essentiellement de son activité de négrier ? Et combien de contre-exemples pourrions-nous trouver pour chaque flibustier un peu digne de cet esprit libertaire dont tous sont censés avoir été animés ? Pour Lapouge, les pirates sont des révoltés nobles et presque romantiques, farouches autant qu’intrépides, habités d’une force pure et insaisissable s’inscrivant dans une contre-histoire ; pour Le Bris, les flibustiers sont les créateurs d’une contre-société aux idéaux clairement libertaires, à la morale venue en droite ligne des révolutionnaires anglais : diggers, ranters et autres levellers ; comme pour Defoe, qui mit si fort l’accent sur une Mary Read animée d’une véritable conscience de classe, ou un Misson utopiste dont l’existence est parfois même remise en doute.

Derrière l’idéologie[edit]

Tous ont probablement raison, du moins en partie. Mais rappelons-nous que Defoe était lui-même un dissenter ce qui, en toute logique, a lourdement influencé son Å“uvre ; que Gilles Lapouge confirmait, dans un dialogue avec Philippe Jacquin, que son livre sur la piraterie, publié en 1969, avait passablement été influencé par les événements de mai 68 ; que Michel Le Bris, avant d’être le créateur du festival « Ã‰tonnants Voyageurs » était un fervent militant d’extrême gauche. Dès lors, comment ne pas considérer avec circonspection le résultat de leurs affirmations, forcément empreintes de leurs idéaux respectifs ! Sans nier la réalité de cette vision « contestataire » de la piraterie, il convient donc de tenter de séparer ce qui provient de l’histoire de ce que l’on aimerait bien y voir ! Non, le capitaine n’était pas élu par l’équipage, dans le bel élan autogéré qui excite les jeunes altermondialistes d’aujourd’hui ; mais oui, la chasse-partie assurait une égalité de traitement entre tous. Non, les pirates n’étaient pas tous les humanistes décrits comme précurseurs de l’abolition de l’esclavage ; mais oui, les barrières entre Noirs et Blancs, entre esclaves et hommes libres, n’avaient pas cours dans leur organisation. Non, les flibustiers n’étaient pas tous des protestants concernés par la guerre de religion qui sévissait en Europe ; mais oui, la flibuste est pour bonne partie issue de la Réforme. Non encore, les forbans n’étaient pas tous respectueux d’un code de conduite idéal et généralisé ; mais oui encore, les boucaniers, puis les frères de la côte, vivaient bien selon des règles communautaires égalitaires, sans chefs ni hiérarchie. Se pose alors la question des sources ; trop peu nombreuses, peu fiables, souvent de seconde main, elles peuvent aussi bien renseigner qu’induire en erreur. Même des témoins d’époque, comme Defoe ou Å’xmelin, ne sont pas sans danger non plus. Il faut reconnaître que si leurs ouvrages sont riches en informations, ils n’ont pratiquement jamais été remis en question. Bien peu d’auteurs, en vérité, se sont attachés à rechercher dans ces textes d’époque ce qui était vrai ou non, à confirmer ou infirmer leurs dires. Or, ces témoignages, loin d’être de simples chroniques, étaient aussi, et peut-être surtout, des ouvrages idéologiques.

La TAZ[edit]

Qu’ils soient aventuriers, flibustiers ou pirates, tous ces hommes libres et incontrôlables ne pouvaient pas défier les autorités sans pouvoir se cacher. Il leur fallait jouer sur du velours avec les forces en présence, se dissimuler, exploiter le moindre îlot pouvant offrir un abri sûr. Se constituèrent de ce fait des zones indépendantes et autonomes où le mode de vie des communautés de forbans pouvait s’exprimer sans contraintes. À partir de ces places flibustières retirées du monde, qu’il appelle des « Ã®les en réseau », l’essayiste Hakim Bey tire un parallèle intéressant avec d’autres cas où un esprit libertaire aura trouvé refuge pour un temps. Ce sont les « TAZ », ou Zone d'autonomie temporaire. De ce qu’il nomme les « Utopies pirates » du XVIIIe au réseau planétaire du XXIe siècle, Bey affirme que la TAZ se manifeste à qui sait la voir, « apparaîssant disparaîssant » pour mieux échapper au contrôle de l’État. Pour affiner son idée de TAZ, Hakim Bey met l’accent sur la ville moyenâgeuse de Salé, considérée par lui comme une « république pirate ». Ayant connu son apogée entre 1614 et 1640, cette ville, l’actuelle Rabbat, au Maroc, connut un développement de la piraterie très particulier d’après lui : les forbans y développèrent, comme dans les Caraïbes ou à Libertalia, une communauté homogène qui désirait avant tout s’affranchir d’une Europe despotique. En parallèle donc du développement européen qui poussait dans le sens de la création d’États tout-puissants, les pirates de Salé, selon Bey, imaginèrent un monde démocratique et républicain, basé sur l’homme plutôt que sur la cité. À travers ce constat, Bey pose la question de savoir si la piraterie pourrait être viable aujourd’hui et sa réponse reprend son concept de TAZ, qui affirme qu’en créant un réseau mobile d’espaces libres il est aujourd’hui possible – en particulier grâce aux moyens modernes de communication, comme Internet – de mettre en place une structure incontrôlable qui répondrait à l’omniprésence de l’État. Bey voit ainsi chez les pirates des individus qui, selon lui, étaient reliés entre eux par des réseaux marginaux et anarchisants.

L’héritage[edit]

Les essais de Bey (de son vrai nom Peter Lamborn Wilson) nous prouvent, si besoin est, que l’histoire des flibustiers et des pirates n’est pas dénuée d’intérêt pour notre ère moderne. Loin d’être un simple fantasme exotique destiné à faire rêver petits et grands, elle trouve sa place dans le monde d’aujourd’hui. Et puis la flibuste permit aux Pays-Bas de s’émanciper de la couronne espagnole, puis de s’assurer un quasi-monopole sur le sucre et les épices. L’Angleterre, quant à elle, utilisa la piraterie pour développer sa marine et combattre ses ennemis. S’assurant pour un temps le contrôle du monde, elle en profita pour façonner une géopolitique toujours d’actualité. Car que seraient les États-Unis aujourd’hui sans la contrebande et l’économie parallèle développée par les flibustiers ? À quoi ressemblerait l’Europe si la Hollande ne s’était pas soulevée contre le royaume d’Espagne ? Quelle structure aurait le monde, si la toute-puissance espagnole n’avait pas été ruinée par Francis Drake, si l’Angleterre n’avait pas conquis les mers du globe et, partant, fondé l’un des empires les plus puissants que le monde ait connu ? Aujourd’hui encore, le groupe britannique Lloyd’s contrôle, à travers les assurances et le transport, quelque 95 % du trafic maritime mondial ! Une hégémonie commerciale née au XVIIe siècle, en plein boom flibustier, lorsqu’un certain Edward Lloyd créa un modeste café dans Tower Street pour les marchands du bord de la Tamise. En marge du sommet de Guadalajara, en juin 2004, José Steinsleger dressait l’arbre généalogique de cette Europe descendante des conquistadors et des flibustiers. Son intervention nous rappelle que la flibuste est partie intégrante de l’Histoire. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de la piraterie, il est impossible d’en nier les implications sur le monde d’aujourd’hui ; les rapports entre pays européens ou le découpage du Moyen-Orient et de l’Asie, doivent tout à cette période trouble et sanglante.

Utopies anarchistes[edit]

Mais est-ce à dire pour autant que les pirates furent les premiers anarchistes, que leur mode de vie était anarcho-syndicaliste ou anarcho-communiste ? Certains le prétendent en tout cas, et force est de reconnaître que de nombreux points communs entre la flibuste et le monde libertaire poussent à le croire. Pourtant, avant d’avancer une chose aussi définitive, et au vu des théories contradictoires qui émanent d’intellectuels et chercheurs aussi brillants que Le Bris ou Moreau, il est nécessaire de se pencher en détail sur la question. Ce qu’a fait Michel Antony, de l’Académie de Besançon, qui a posé très clairement la question : y a-t-il eu ou non les traces d’une utopie anarchiste dans les communautés pirates et flibustières ? Et sa réponse est que l’on ne doit pas se laisser prendre au piège d’une certaine fraternité de combat, d’une légère égalité des conditions de vie sur les navires pirates et de quelques ébauches – plus rêvées que réelles semble-t-il – de démocratie directe. Au contraire, les pirates utilisaient le plus souvent les pires défauts de ceux qu’ils combattaient : extrême violence, faible prix attribué à la vie humaine, machisme fréquent et culte des chefs de bandes ou de vaisseaux, sans compter un antihumanisme quasi obsessionnel. Force est de reconnaître que l’anarchisme ne trouve absolument pas son compte dans une telle mouvance !

De Camus à Sade[edit]

Reste qu’au-delà de toute forme d’idéologie, libertaire ou non, et quel que soit son profil particulier, le pirate est un révolté. Contre la société, contre l’État, contre l’Église et son Dieu, ou parfois contre lui-même. Pour Albert Camus, le révolté est un homme qui dit non, mais qui ne renonce pas ; qui refuse, mais qui se bat. Il dit que les choses ont trop duré et qu’il y a des limites à ne pas dépasser. Apparemment négative – l’homme assène un « non » catégorique –, cette révolte est finalement positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre. On dit que l’homme se bat pour ce qui lui manque le plus. Pour le pirate, c’est la liberté ; il cherche une vie meilleure. Mais une liberté absolue, comme on le verra plus tard chez Bakounine, qui fustigera le consensus inacceptable proposé par Rousseau dans son Contrat social. Non, la liberté ne peut pas se limiter ; non, elle ne peut pas se restreindre, sous peine de disparaître. La liberté doit être totale et pour tout le monde. Quitte à devoir passer par la violence, ce que les pirates n’hésiteront pas à faire plus souvent qu’à leur tour. Pour Sade également, la liberté ne peut supporter de limites ; elle est le crime où elle n’est plus la liberté. À l’instar de Dostoïevski lorsqu’il dit « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis », les personnages de Sade posent en principe l’inexistence de Dieu pour justifier leurs excès. Selon eux, son existence supposerait chez lui indifférence, méchanceté ou cruauté. L’idée que Sade se fait de Dieu est donc celle d’une divinité criminelle qui écrase l’homme et le nie. Si Dieu tue et nie l’homme, rien ne peut interdire qu’on nie et tue ses semblables. Il niera donc l’homme et sa morale puisque Dieu lui-même les nie. La licence de détruire, affirme-t-il, suppose qu’on puisse être soi-même détruit. Il faudra donc lutter et dominer. La loi de ce monde n’est rien d’autre que celle de la force ; son moteur, la volonté de puissance. Le « divin marquis » n’aurait certes pas dépareillé l’équipage d’un navire à pavillon noir…

Voir aussi[edit]

Liens externes[edit]

  • Site Web du livre de Mikhaïl W. Ramseier: La Voile noire [1]
  • Texte français de la "TAZ" de Hakim Bey en libre diffusion [2]
  • Ressources sur l'Utopie anarchiste de Michel Antony [3]
  • Article de José Steinsleger au sommet de Guadalajara [4]
  • Bastions Pirates, une histoire libertaire de la piraterie, brochure A5 à lire, imprimer propager.[5]

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